dimanche 7 octobre 2012

Ethique du mensonge 1/6

I


« Croisé un ex-amant. Comme il m’avait fait un vague signe de la main j’ai trouvé élégant de m’approcher pour le saluer et échanger quelques mots. Il n’a pas eu le moindre mouvement pour me tendre la main ou la joue, alors je me suis tenu un peu à distance. La conversation n’accrochait pas, sans doute avait-il peur que je fasse allusion à la façon lamentable dont nous avions soudain cessé tout contact. C’est mal me connaître car je ne reviens jamais sur ce qui est terminé, ce qui ne m’empêche nullement, en revanche, de me montrer civilisé.
De loin, je ne l’avais pas reconnu et en le voyant j’avais trouvé que la silhouette était celle d’une épave. De près, il m’est apparu pathétique et désabusé. Je ne pense pas qu’il était en état de faire la moindre rencontre ce soir. Il devrait y avoir des permis de drague comme il y a des permis de chasse, afin de limiter les accidents…
»


Aurélien écrit – d’une écriture sèche et rapide qui n’est pas toujours aisément lisible – dans un épais cahier à petits carreaux dont la couverture de toile rouge porte la mention « Pour toi… » d’une écriture appliquée, faite de rondes et de déliées, qui contraste avec celle qui noircit les pages intérieures. Noircit, car il a hérité de son père la manie de l’encre noire pour tout ce dont il veut laisser trace, parce qu’elle est indélébile devant les crayons effaceurs chers aux écoliers.
Ce cahier reprendra tout à l’heure sa place dans la bibliothèque, près des volumes antérieurs qui sont tous sur le même modèle, rangé à hauteur de main pour être saisi plus facilement et bien en vue, « ce qui reste la meilleure façon de dissimuler les choses » ainsi qu’il se plaît à le répéter.
Il y a une dizaine d’années qu’Aurélien tient ce journal, dans lequel ne figure que rarement une date mais où il note ses pensées, les événements importants de sa vie, ses bonnes ou mauvaises fortunes sexuelles. Bref, tout ce qui lui passe par la tête au moment où il s’assoit stylo en main.
Cédric lit ces pages lors de ses retours à l’appartement. Elles sont pour lui, ainsi que le proclame la couverture. C’est une sorte de lien continu entre eux, le fil d’une conversation ininterrompue liant les deux hommes qui, bien que vivant ensemble depuis une décennie, se trouvent rarement réunis sous le même toit.
Cédric est reporter pour la télévision et passe son temps en voyage. Aurélien, lui, est comédien. Il mène une existence rythmée d’engagements et de périodes plus ou moins longues de chômage.
Vivant le plus souvent loin l’un de l’autre, ils ont résolu de s’accorder une liberté sexuelle totale. Chacun d’eux gérant sa libido de son côté. Ils en parlent très naturellement, avec transparence, en toute complicité. Les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre allant bien au-delà du sexe qui n’est pas le plus important entre eux.
Tous deux ont quarante-cinq ans et bénéficient d’une reconnaissance professionnelle relative, qui n’atteint pas au vedettariat. Ils ne s’en plaignent pas, ils y voient au contraire l’assurance d’une certaine tranquillité. Ils peuvent se montrer dans n’importe quel lieu public, y compris les établissements gays, sans déchaîner les passions admiratives. Leur vie, ils la veulent simple, bâtie autour de leur amour réciproque et de celui que chacun d’eux porte à son métier.
Si Cédric est d’une taille moyenne, poil brun et peau cuivrée, Aurélien possède une tignasse rousse flamboyante et la peau trop blanche et trop fragile qui va avec, constellée de tâches de son. Sa haute taille achève de l’empêcher de passer inaperçu. Tous deux entretiennent leur corps, soucieux de ne pas le laisser s’avachir au moment où l’âge peut s’avérer un handicap pour eux, cependant ils ne sont pas de fervents sportifs. Beaucoup de marche, quelques longueurs de piscine et une alimentation saine en quantité raisonnable suffisent à leur équilibre.


Aurélien recapuchonne son stylo. Il relit rapidement les dernières phrases qu’il vient d’écrire, se demandant s’il n’y a pas trop de méchanceté là-dedans. Pourtant non, il a parfaitement traduit le fond de sa pensée. En un an, Geoffroy est bien devenu une épave pathétique et désabusée dont la place n’est assurément pas sur un lieu de drague, fût-ce celui de leur première rencontre…

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