mardi 9 octobre 2012

Ethique du mensonge 3/6

III


Aurélien pose le cahier rouge à sa place sur l’étagère de la bibliothèque et prend le volume précédent. Bien que ses notes ne soient pas datées, il lui est assez aisé de retrouver très vite les passages qu’il cherche. Sans doute sa mémoire d’acteur lui est-elle d’un grand secours pour cet exercice.
Il feuillette le cahier, debout devant la fenêtre sans rideau qui donne sur la petite impasse derrière la maison, au-delà d’une étroite bande de jardin délimitée par des laurières impeccablement taillées.
Il veut retrouver l’ambiance de ce début d’été, au moment de la rencontre avec Geoffroy. Il s’arrête à certains passages, en saute d’autres qui ne sont rien d’autre que la ponctuation des jours qui défilent.
Il se relit…


« J’aime les hommes. J’aime faire l’amour avec eux. Cela ne fait pas de moi un sous-être. Je me montre tendre et câlin dans l’espoir que mon partenaire me suive sur ce terrain. Cela ne marche pas toujours car il y a pas mal de types qui ont besoin de se jouer un mauvais film porno et marchent à l’excitation verbale du plus mauvais goût. Cela me coupe toute envie. Non, mon cul n’est pas une chatte ; je ne suis pas davantage une chienne ou une salope, pas plus que je ne parle de moi au féminin… Je n’ai pas besoin de tous ces ersatz. Je suis un homosexuel, simplement. Un garçon qui aime les hommes, qui prend du plaisir avec eux et leur en donne en retour, dans la plus stricte simplicité et avec le plus grand naturel.
L’amour, c’est un partage. Malheureusement on rencontre souvent des gens qui viennent à nous dans le but de prendre sans se donner en retour ; et je ne parle pas d’acte charnel en disant cela. Pour ma part, j’ai bien plus à offrir que mon corps, mais j’estime que cela se mérite. Notamment par le partage, la sincérité et le respect. Il m’aura fallu attendre trente ans pour trouver celui qui était prêt à jouer le jeu plutôt qu’à jouer – ou se jouer – de moi. C’est long, mais quelle récompense au bout ! »

Il lève la tête du cahier, rêvasse en tournant quelques pages. Ses souvenirs reviennent très vite. Il vivait alors des jours de spleen, s’interrogeant sur son mode de vie, ses amours. Cela ne durait jamais très longtemps, mais revenait périodiquement.
Le passage sur lequel il s’arrête lui confirme cet état d’esprit :

« L’emballage est-il plus fondamental pour les gays que pour les hétéros ? D’une certaine façon c’est vrai, même si je ne partage pas cette vision. Pour ma part ma philosophie en la matière serait plutôt : « Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse ! » La beauté est une chose totalement suggestive, qui n’a aucune existence réelle. Ainsi, tous les mannequins célèbres que les États-Unis recyclent dans le cinéma ou la publicité pour colorants capillaires n’auraient pas la moindre chance d’exercer une séduction quelconque sur Fernando Botero qui n’a vraiment aucun goût pour les anorexiques…
Je crois que les pédés qui sont obsédés par la beauté physique sont avant tout des gens superficiels, uniquement attirés par l’éphémère. C’est sans doute pour cela qu’ils sont incapables d’engagement durable et butinent de corps en corps. La beauté étant un fantasme, une fois consommé celui-ci, il ne reste qu’à en développer un nouveau. Autrement dit, à être condamné à la fuite en avant, un corps chassant l’autre.
Je répète le mot "corps" plutôt que d’éviter une redondance en parlant de "garçons" ou d’"hommes" pour bien montrer que seule l’image compte au détriment de la personnalité. Ce genre d’amours est assez comparable à celles de "papier glacé" : ce n’est qu’une forme détournée d’onanisme.
Pour tempérer un peu ce qu’il peut y avoir de méchant (mais pas de gratuit, hélas !) dans ce qui précède, je crois que ce qui fait la différence avec les hétérosexuels sur ce plan, c’est que ces derniers bénéficient de plus grandes possibilités de stabilité dans le couple. C’est d’ailleurs quelque chose qu’il ne faut pas forcément leur envier car c’est à double tranchant. Un homme et une femme qui se mettent en couple – libre, pacsé ou marié – ont tendance à se croire arrivés au bout du chemin et s’installent dans un quotidien d’où la séduction va peu à peu s’effacer : les hommes prennent du ventre, les femmes négligent leur tenue si elles ne doivent pas sortir… Les homosexuels, me semble-t-il, se remettent en cause à chaque instant parce qu’ils ne connaissent pas ce genre de sécurité (sociale) du couple.
Fort heureusement, tout le monde ne focalise pas sur l’aspect physique et nombreux sont ceux pour qui entre en compte l’ensemble de la personnalité de l’autre. En outre, nous n’avons pas tous les mêmes canons de beauté bien que l’effet "clone" se soit particulièrement développé dans le monde gay à partir des années quatre-vingt.
Pour ce qui me concerne, je ne suis pas narcissique. Ce serait sans doute davantage le contraire. Si je me rencontrais par hasard il ne me viendrait pas à l’idée de me draguer ! J’ai la chance que tout le monde ne pense pas comme moi et cela me rassure : je ne dois pas être si moche que cela. »

Cette dernière phrase le fait sourire. Il sait toute la coquetterie qu’il y a dans ces quelques mots, au-delà du questionnement réel qu’ils posent. Il se demande si ce qui a mis fin à son premier mouvement de fuite devant Geoffroy, ce n’était pas justement le fait de se sentir flatté d’avoir retenu l’attention de cet homme. Un de plus, qui ne lui plaisait pas particulièrement mais à qui il avait tapé dans l’œil.
Si, en tant qu’acteur, Aurélien n’est pas cabotin, il se rattrape en tant qu’homme. Son désir de plaire s’exprime davantage dans sa vie privée que dans l’expression de son art, il ne veut pas retenir l’attention à travers les personnages qu’il joue, mais pour ce qu’il est réellement.
Dans les yeux de Geoffroy, il avait lu tout de suite l’intérêt qu’on lui portait au-delà du simple désir sexuel.

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