jeudi 1 novembre 2012

Tu

Novembre. Le récent passage à l’heure d’hiver contribuait à bouleverser mes nuits. Celles-ci étaient plus courtes et il leur arrivait également d’en être plus agitées.
Ce fut au cours du second sommeil d’une de ces nuits hachées que se produisit le rêve. Un rêve étrange qui, au réveil, me laissa une vague angoisse.
Il n’y avait rien, pourtant, dans ces quelques scènes brèves qui s’étaient télescopées – du moins pour ce dont je me souvenais – qui fut de nature inquiétante ou violente. Mais le sentiment d’angoisse était bien là.
D’abord, je ne compris pas à quoi il pouvait correspondre. Je n’avais présent à l’esprit que la douceur du rêve et la certitude du sentiment de bien-être, voire de plénitude, qui était le mien dans cette fiction dont j’étais l’un des personnages.
Peut-être cela était-il dû à la dernière image, celle du lit défait, aux draps froissés, et vidé de ses occupants. L’intuition de la pièce vide autour de ce lit. Je veux dire vide d’occupants, ce qui sous-entendait que j’en étais sorti et mon partenaire également. Or, comment pouvais-je voir ce lit “en chantier”, comme aurait dit ma mère, si je n’étais plus dans la chambre ?
Il arrive, lorsque l’on se réveille au sortir d’un rêve particulier, que l’on ait du mal à reprendre pied dans la réalité. Il se fait une sorte de flottement au cours duquel nous sommes en quelque sorte coincés entre le songe évanoui et le réel encore flou. Quelques secondes sont nécessaires pour retrouver nos marques, un peu comme si nous cherchions à réaliser une mise au point parfaite avec un objectif récalcitrant. La pénombre de la pièce dans laquelle nous dormions n’y est peut-être pas étrangère ?
Je ne voulais pas allumer la lumière, je cherchais inconsciemment à me souvenir du rêve dans son entier. Mais ce qui s’imposait à moi, c’était ce lit défait et la certitude d’avoir quitté la pièce tout comme mon partenaire.
Il me restait la sensation de l’intimité qui avait été la nôtre. Au-delà des ébats sexuels, il me semblait sentir le mélange de nos haleines échangées en de profonds baisers, l’odeur épicée de sa peau et son goût sous ma langue…
Et soudain l’angoisse prit corps. C’était celle de ne pas savoir qui était cet homme avec lequel j’avais fait l’amour dans une harmonie parfaite, submergé d’un plaisir qui continuait à faire frissonner ma peau alors que j’étais maintenant totalement réveillé.
Je m’étais endormi seul, après avoir achevé la lecture d’un essai philosophique qui n’avait rien de particulièrement érotique, mon petit-ami était en voyage et devait rentrer dans deux jours. Rien ne suggérait dans ma journée de la veille un tel débordement onirique.
Une certitude s’imposait toutefois : l’homme de mon rêve était un parfait inconnu. Je veux dire qu’il ne correspondait à personne de mon entourage, non plus qu’à la réminiscence d’un ancien amant. En revanche, il était évident dans le rêve que ce n’était pas le coup d’un soir mais bien l’objet d’une liaison intense et passionnée, d’une osmose parfaite !
Je me creusais la cervelle, me repassant les bribes de film dont je me souvenais, à la recherche d’un indice, notamment d’un prénom. Or, dans les brèves paroles qui me revenaient, jamais je ne l’avais nommé. Seul s’imposait un “tu” confirmant notre intimité.
Mon angoisse allait grandissant. L’incapacité à mettre un nom sur cet homme augmentait le sentiment de perte produit par le réveil. Je n’arrivais pas à savoir qui il était, je n’en gardais qu’un vague souvenir qui se déformait sans doute au fil des minutes qui passaient en se nourrissant de fantasmes plus objectifs, et pourtant il y avait la certitude d’une perte importante.
Comment pourrais-je jamais raconter cette histoire à quiconque ? À commencer par mon petit-ami dont la jalousie épidermique s’opposerait à une telle confidence !
Faut-il être fou pour considérer ainsi que sortir d’un tel rêve peut engendrer la certitude d’avoir perdu… Mais perdu quoi, au juste ? L’homme de ma vie ? L’homme idéal ? L’amour ? Le bonheur absolu ? Et pourtant, cette sorte de panique qui me vrillait l’estomac, n’était-ce pas la preuve de l’intensité de ce sentiment de perte ?
Les images et les mots se bousculaient dans ma tête. Il y avait sa peau cuivrée, les courts cheveux bruns, les yeux noisette d’une profondeur exquise, le sexe dressé triomphalement et croisant le fer avec le mien, les ordres amoureux murmurés ou criés « embrasse-moi », « prends-moi ! », les soupirs qui se mêlaient aux onomatopées amoureuses…
Je ne voulais pas le laisser partir, je voulais qu’il revienne et me prenne à nouveau dans ses bras vigoureux. Hélas ! Il me manquait le moyen de le rappeler. Il aurait suffi d’un prénom. Pierre, Hocine, Alvaro… que sais-je ?
Je me rendais compte que cette absence de prénom était également un handicap pour en parler. Pouvais-je simplement l’appeler “Tu”, comme lorsque je lui parlais dans le rêve ? C’était sans doute la meilleure solution, celle qui permettrait de conserver l’illusion qu’il était encore présent à mes côtés. Une manière de poursuivre le dialogue, d’entretenir la flamme, de retarder la perte…
Tu était une sorte de perfection… Trop parfait pour que ça dure ! Le correcteur automatique de mon ordinateur me rappelle à l’ordre dès la première phrase. Pour lui, il y a un problème de conjugaison. Il faudrait écrire “tu étais”, seulement je ne suis pas en train de lui parler ; je parle de lui, ce qui n’est pas la même chose. Maudite machine !
Ou bien mon correcteur a-t-il raison et se fait-il son complice, m’obligeant à ce dialogue direct que je n’envisageais pas de peur de passer pour plus fol que je ne suis ?
Allons-y, cédons à cette tentation aussi facilement que j’avais cédé bien plus tôt aux caresses du bel inconnu.
Donc, disais-je…
Tu étais une sorte de perfection. Il y avait ton corps mince sans être maigre, aux membres déliés, ton visage triangulaire à la mâchoire saillante prête à me dévorer de baisers, le grain de ta peau glabre était d’une douceur qui aurait pu être asiatique mais c’était bien le seul point qui te rapprochait d’un continent bien éloigné de tes origines. Cette peau douce avait, je l’ai dit, un parfum et un goût d’épices. Non pas d’épices fortes mais d’épices sucrées dans lesquelles la cannelle n’était pas absente, non plus qu’une note vanillée.
Il y avait la puissance de tes bras m’étreignant et l’extrême douceur de la caresse de tes mains parcourant tout mon corps et s’arrêtant intuitivement, pour y insister, sur les points sensibles qui avivaient le feu intérieur qui me dévorait.
Tu jouais en virtuose de mon corps comme si tu t’y étais entraîné des heures et des jours entiers. Peut-être était-ce le cas ? Comment savoir puisqu’il ne me restait que des bribes sans commencement ni fin.
Ta voix avait la chaleur du sud, un léger accent, presque imperceptible, qui annonçait un résident plutôt qu’un touriste. C’était bon signe, au fond, cela pouvait indiquer que tu n’étais pas pour repartir très vite…
Tu vois, je fouille ma mémoire, je cherche à mettre des mots sur des sensations éphémères, au risque d’inventer, d’embellir, de surjouer cette scène qui n’en a pourtant nul besoin. Je veux me montrer précis là où tout n’est que flou, mais c’est pour mieux souligner ce qu’il y avait d’étrangement réel dans ta présence.
Peut-être, au réveil, aurais-je dû scruter ma peau pour voir si tu n’y avais pas laissé des marques avec ta barbe naissante – oui, j’insiste, tu avais cette barbe naissante qui faisait contraste avec l’absence de poils partout ailleurs – ou bien des traces de dents lorsque tu me mordais le dessus des épaules ou le lobe des oreilles. Trop tard, il aurait fallu vérifier avant !
Comment et où t’avais-je rencontré ? Depuis combien de temps ? Je ne sais rien de tout cela, sinon que tu étais dans ce lit, mon lit dans lequel il ne vient jamais personne parce que je suis soucieux de ma liberté. Nous y étions tous les deux et nous y étions bien !
Au moment où s’achève cette portion de rêve, je sais que nous y avions passé des heures frénétiques et sensuelles, dévastatrices même à en juger par l’état des draps. Et aussi par l’état du dormeur enfin éveillé…
Je découvre que l’on peut être amoureux en rêve et le rester une fois remonté à la surface. Cela est d’autant plus vertigineux que j’ai toujours fait profession de n’aimer personne. Je veux dire de ne pas m’attacher trop, afin de préserver une intimité dont j’éprouve un besoin vital.
Adolescent, je m’ingéniais à tomber amoureux d'hommes inaccessibles, incapables de me payer de retour. De préférence mes professeurs de collège ou de lycée. Ils nourrissaient mes fantasmes nocturnes et je ne leur demandais pas davantage. Plus tard, j’ai noué des relations plus réelles, parfois durables, mais sans jamais vouloir vivre en couple. Je ne suis pas un animal de meute ; agoraphobe, il semble bien que pour moi la foule commence au couple !
Voilà sans doute une des raisons primordiales pour lesquelles tu étais une sorte de perfection : il était évident que tu ne t’incrusterais pas une fois nos désirs assouvis, nos corps repus l’un de l’autre. Intuitivement je savais que la situation était claire et assumée par nous deux, nous étions heureux de nous retrouver et nous jeter l’un contre l’autre, mais en sachant qu’il y aurait une séparation plus ou moins longue au terme de nos ébats. Nous étions faits l’un pour l’autre, de toute évidence comme de toute éternité.
Participant à cette perfection dont je te crédite, il y avait ta jeunesse. Quarante ans, oui cela est jeune ! Un bel âge qui sait allier l’expérience et la fougue, qui accorde à l’autre une attention moins comptée qu’il ne l’aurait fait vingt ans plus tôt.
Les enfants croient que l’amour, sentimental ou charnel, est une chose réservée à la jeunesse. C’est en quoi ils se trompent ! Qu’imaginent-ils au juste ? Que l’instinct animal s’use en même temps que la peau se ride ? Foutaise !
Je me souviens d’un homme de quatre-vingt-cinq ans, mort aux portes de la backroom d’un sauna, étouffé par la chaleur moite et la poussée d’adrénaline ressentie au frôlement de ces corps nus tant désirés… Le cœur avait lâché tout d’un coup et, pour une fois, ceux qui l’avaient toujours dédaigné en ce lieu s’étaient inquiétés et occupés de lui, cherchant à lui garder ce souffle de vie qui s’éteignait en attendant les secours. Quelle belle mort que celle-là ! Emporté à l’entrée d’un paradis, fut-il artificiel…
J’aurai l’âge de cet homme dans quelques jours. Mon petit-ami a trente ans de moins que moi et je suis toujours émerveillé qu’il n’ait pas pris son envol pour un plus jeune et moins décati.
J’éprouve une tendresse particulière et non feinte pour lui, j’aime son corps vigoureux, ses attentions grandes et petites, bien que je refuse obstinément que nous tombions dans le travers d’une vie commune qui gommerait toute la magie de nos retrouvailles, l’ensevelirait sous les petits agacements quotidiens que connaissent tous les couples et que multiplierait notre différence de génération.
Il m’arrive encore d’attirer les regards dans la rue. J’ai su ne pas me laisser aller, garder une certaine prestance qui me donne “fière allure” ainsi que nous disions dans ma jeunesse. Cela m’amuse et flatte quelque peu mon orgueil, mais je n’y accorde pas plus d’importance que cela n’en a en réalité.
Aussi ne pouvais-je que trouver extravagant ce rêve érotique qui me laissait fourbu, haletant, tendu d’un désir palpitant que je ne comprenais pas.
Tu obsédais mon esprit comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Je me sentais venir une âme de midinette, j’aurais volontiers troqué les quelques années qui me restent pour que tout ceci ne soit pas chimère, pour te serrer à nouveau dans mes bras, sentir tes lèvres gonflées de sang vif, choquer nos dents pendant que nos langues se retrouvaient, poussant leur avantage chacune leur tour…
Mon sang bouillonnait, s’enflammait au point qu’il n’y avait pas loin à ce que je ressente des palpitations.
Tu m’avais rendu la vie, un espoir englouti, celui de séduire encore, de pouvoir construire du nouveau, de laisser mon corps regoûter à des festins ébouriffés.
J’avais envie de rire et de pleurer, de chanter, de crier, de laisser éclater mon enthousiasme devant cet élan retrouvé.
Je commençais peu  à peu à comprendre le sens de ce rêve. Il était le produit d’une insatisfaction. Il ne s’était déroulé que pour me montrer à quel point Adrien et  moi étions en train de nous encroûter. Et pas de mon fait ! Mes désirs, ma fougue, mon sang étaient toujours aussi chauds ; c’était les siens qui faiblissaient. À moins qu’ils ne les use ailleurs, en d’autres couches ?
Mais je n’allais pas laisser une vague jalousie gâcher ce moment d’exception. Il y avait mieux à faire.
Lorsque j’étais enfant, j’avais la facultée de continuer mes rêves d’une nuit sur l’autre, les poursuivant tels des feuilletons. Je me demandais si je possédais encore une telle capacité et avais hâte d’être au soir pour m’en assurer.
La journée n’eut plus qu’un but pour moi, celui de me recoucher et de t’appeler. De voir si nous pourrions reprendre où nous avions cessé et prolonger indéfiniment nos ébats.
Je nous donnais rendez-vous pour le soir, avec une nouvelle angoisse sourde. Je n’avais aucun doute quant à ma présence, mais toi, y serais-tu ?
 

Toulouse, 1er novembre 2012

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