jeudi 11 octobre 2012

Ethique du mensonge 5/6

V

Aurélien est rêveur. Il repense à cette liaison improbable qui s’était nouée entre Geoffroy et lui, à son corps défendant. Certes, il avait trouvé une certaine excitation à cette rencontre mais il n’y avait mis d’autre intention qu’une récréation sexuelle sans importance. Or, il s’aperçut très vite que son partenaire ne l’entendait pas ainsi.
Il continue de feuilleter son journal de l’époque, un peu plus vite, sautant de long développement pour ne garder que les passages essentiels qui retracent cette relation complexe dans laquelle il s’était laissé embringuer avec un sentiment de peur qui confinait parfois à la panique.
Dès le premier jour, il avait eu des doutes sur la santé mentale de Geoffroy.


« Il y avait à peine une heure que nous nous étions quittés et alors même que je l’avais déjà pour ainsi dire oublié, ce type rencontré à l’usine en fin de matinée m’a téléphoné.
Ce fut une conversation assez anodine, il me dit combien il avait apprécié ce que nous avions fait et souhaitait que nous recommencions au plus vite.
Seulement, il s’est mis à m’appeler tous les trois quarts d’heure et au fil des appels le ton n’était plus le même. Cela devenait de pus en plus délirant, l’insulte se mêlait aux propos les plus crus. À tel point que je renonce à les retranscrire ici tant je reste abasourdi par ce que j’ai pu entendre !
 »


Au cours de cette première journée, il apprit que Geoffroy était psychanalyste, ce qui expliquait la régularité métronomique de ses appels : entre chaque client. Il était marié, avait trois filles, de dix-sept, quinze et douze ans. Il y avait vingt ans qu’il n’avait pas fait l’amour avec un homme. Sans doute était-ce là une explication de l’exaltation quelque peu délirante de ses propos.
Alors qu’ils étaient convenus de se voir le jeudi suivant, Geoffroy débarqua en ville dès le samedi et convoqua Aurélien de manière comminatoire dans un bar du centre. C’était pour lui dire que sa vie était bouleversée par leur rencontre, qu’il songeait à quitter sa femme et voulait construire son avenir avec lui.
Aurélien qui ne souhaitait rien de tout cela se vit contraint de lui mettre les points sur les “i”. Leur rencontre n’était rien d’autre qu’une récréation qu’ils s’étaient accordée pour mettre un peu de piment dans leur quotidien. Lui-même avait une relation durable et entièrement satisfaisante avec l’homme qui partageait sa vie depuis de nombreuses années et il n’était pas question de remettre cela en cause un seul instant.


« C’était une chance que ce bar n’ait pas été l’un de ceux où il m’arrive d’aller prendre un verre. Au moins personne ne me connaissait là-bas et cela me permettait de me sentir un peu moins mal à l’aise.
Geoffroy s’excitait un peu plus à chaque phrase. J’avais l’impression qu’une digue venait de céder et que d’un coup déferlait une énorme vague qui voulait tout emporter sur son passage.
Il m’a raconté comment il s’était tourné vers les femmes après que son premier amant se soit donné la mort pour des raisons assez obscures mais dans lesquelles lui-même devait entrer pour une bonne part. Il avait donc rencontré la femme qu’il avait épousée et à qui il a fait trois enfants. Il dirigeait une clinique psychiatrique dans une autre région, menant la vie mondaine attachée à ce genre de fonction, puis il avait mis fin à cette vie-là deux ans plus tôt, décidant de se rapprocher de ses origines géographiques. Il avait ouvert un cabinet privé et transplanté sa famille dans un univers où ils ne connaissaient personne. Cela ne s’était pas fait sans heurts. Ses filles lui en voulaient beaucoup de la perte de leurs copines.
 »


Il se souvient que l’égoïsme de Geoffroy était sans borne. Cela le choquait à chaque instant. Jamais il n’avait rencontré quelqu’un qui prêta moins d’attention que lui aux désirs ou même au confort des gens qui l’entouraient. Cela était vrai même de ses clients. Il lui arrivait d’en parler assez souvent et les mots qu’il employait étaient d’une violence ahurissante. 
Aurélien nourrissait une certaine suspicion à l’encontre des psys. Les récents débats autour de l’instauration du pacs avaient montré à quel point la corporation était capable de s’immiscer dans le débat politique pour tenter de définir et imposer sa norme. Il lui semblait donc qu’il y avait un énorme problème d’éthique dans le comportement de son amant. Homosexuel refoulé pendant longtemps, souffrant manifestement d’une homophobie intériorisée, comment avait-il pu prétendre pouvoir apporter quoi que ce soit à des patients homosexuels mal dans leur peau et dont il disait pourtant s’être occupé assez régulièrement.
Ils se revirent le jeudi suivant. C’était le jour où Geoffroy avait rendez-vous avec son propre psychanalyste. Arrivé en fin de matinée, il invita Aurélien à déjeuner dans une pizzeria en attendant l’heure de sa séance. Après celle-ci, ils prirent une chambre dans l’un de ces hôtels entièrement automatisés où l’on ne croise aucun personnel. Confort minimum, mais ils n’avaient besoin de rien d’autre qu’un lit et une douche.
C’était la seconde fois qu’ils faisaient l’amour et déjà ce n’était plus pareil. Aurélien eut l’impression que son partenaire avait tout donné la première fois, désormais ce n’était plus qu’une pâle répétition. 


« Nous avons baisé une partie de l’après-midi. Ce n’était pas génial. Largement moins bien qu’à notre première rencontre. Le désir s’était-il émoussé ? Je crois que c’est pire que cela. Le désir avait simplement changé d’aspect. C’est un peu comme si après s’être laissé aller la première fois, Geoffroy avait repris le contrôle. Il est devenu dominateur. Ses étreintes n’ont plus la fougue de la rencontre mais la force et la violence d’une volonté méchante, féroce… Il s’agit soudain moins de donner du plaisir à l’autre que de lui en prendre en s’assurant qu’il en souffre. J’avais mal et cette douleur occupait tout mon esprit. »


Les coups de fil continuaient à la même cadence. Leur teneur était toujours un mélange de vulgarités, d’autosatisfaction, de reproches.
Geoffroy disait aussi des mots tendres, des mots d’amour. Il semblait prendre un malin plaisir à souffler le chaud et le froid.
Leurs dialogues étaient souvent tendus. Aurélien avait beaucoup de mal à supporter cette intrusion constante dans sa vie. Il ne trouvait plus le calme nécessaire à l’apprentissage de ses rôles. Mais s’il avait le malheur de ne pas répondre quand on l’appelait, il s’en suivait des scènes épouvantables.
Il souhaitait mettre un terme rapide à cette relation, cependant il ne savait comment s’y prendre. Il sentait à quel point Geoffroy était fragilisé par son retour à des pratiques trop longtemps refoulées. C’était comme s’il se sentait une sorte de responsabilité vis-à-vis de lui.
Une scène éclata bientôt entre eux à l’occasion de l’un de ces appels téléphoniques. Geoffroy lui fit le reproche de ne jamais le nommer.
— Je t’appelle “mon amour” et toi tu ne me nommes jamais quand tu décroches !
— Je n’ai pas besoin de te nommer. C’est toi qui appelles, tu dois savoir qui tu es…
Il faisait semblant de ne pas comprendre, ce qui ne faisait qu’énerver l’autre davantage.
— Tu pourrais me dire “mon amour” toi aussi.
— Non, puisque ce n’est pas le cas. Tu le sais très bien, nous en avons déjà parlé. Copain de cul si tu veux, mais rien de plus.


« Cette scène au téléphone était invraisemblable. Il me disait qu’il veut tout quitter pour moi et que de mon côté je n’ai aucune sorte de respect pour lui. Il m’a fallu lui expliquer patiemment que c’est par profond respect que je lui dis la vérité. Pourquoi lui mentir, lui donner de faux espoirs ?
Il ne se rend pas compte de la chance qu’il a eue de tomber sur moi à l’usine ce jour-là. Un autre aurait pu profiter de la situation ou simplement le laisser s’enfoncer dans son délire et mettre sa vie en l’air. Ni sa femme ni ses filles ne sont responsables de sa vie ratée. Lui seul a voulu qu’elle soit ainsi. Il est simplement trop égoïste pour l’admettre. 
»


Après cet échange violent, il y eut une dernière rencontre. Houleuse elle aussi.
Ce fut d’abord un déjeuner à la Brasserie Alsacienne. Bien qu’il s’agisse d’une tentative de réconciliation autour d’un plat de moules-frites, cela tourna assez vite au vinaigre.
Geoffroy reprochait à Aurélien son trop de franchise. Ce dernier lui rétorquant que lui en manquait singulièrement de son côté. Il l’attaqua sur sa profession, l’accusa d’être un manipulateur, de tromper ses patients en prétendant les aider à vivre quand lui-même était incapable de vivre sa propre vie.
Aurélien s’échauffait au fil de sa diatribe, persuadé qu’il ne pouvait qu’être salutaire que quelqu’un dise enfin son fait à ce mégalomane foncièrement méchant qui aimait décrire avec satisfaction les horreurs qu’il osait dire à certains de ses patients.
Geoffroy était devenu blême sous ce déluge de critiques, il avait d’abord tenté l’insulte, puis le mépris hautain avant de soudain exploser d’une colère froide.
— Tu te caches derrière la vérité mieux que d’autres derrière le mensonge, grinça-t-il. C’est une vérité de confort. Tu dis ce que tu penses sans te soucier des conséquences. Il y a pourtant des choses que l’on ne devrait pas dire. Que tu le veuilles ou non, il y a une éthique du mensonge qui te fait défaut !
Le dessert fut oublié. Ils se rendirent au sauna, de l’autre côté de la rue. Leur étreinte fut navrante. Plus violente encore que les fois précédentes. Aurélien avait peur. Tandis que Geoffroy le prenait en levrette, il se dit que celui-ci pourrait en profiter pour l’étrangler et qu’il n’aurait aucun moyen de se défendre. 


« C’était un sentiment terrible. Je ne savais plus si le danger était réel ou fantasmé. Dans les deux cas, cela montre bien à quel point il est urgent de mettre fin à cette relation. Même si je dois me sentir coupable, même s’il se laisse aller à faire la bêtise de tout planter là, femme, enfants, clients.
Comment ai-je pu me laisser embarquer dans cette histoire ? J’avais pourtant été très clair dès le départ sur le fait que je ne cherchais pas autre chose qu’une rencontre de passage.
Mais il parait que la vérité et pire que le mensonge. C’est bien là la rhétorique perverse d’un psychanalyste que de parler d’une éthique du mensonge afin de couvrir sa propre incapacité à affronter le réel !
 »

2 commentaires:

Unknown a dit…

J'ai adoré. Je ne savais pas que tu écrivais toi même a part tes critiques littéraires. Je vais m'empresser de lire tes autres écrits.
Bientôt une parution en librairie?

Arnaud Herment-Sauvagnat a dit…

Merci pour cette appréciation, qui me va droit au cœur !
J’écris depuis trente-cinq ans, ce qui représente des milliers de pages plus ou moins bonnes mais – je l’espère – en constante progression.
Pas de parution en librairie de prévue prochainement, ce qui n’est pas grave dans la mesure où les textes sont en accès libre sur ce blog.