jeudi 20 septembre 2012

Vision nocturne 4/4

IV

Il arriva qu’un jeudi soir de mars Céline franchît à nouveau la porte de L’Apache, entourée de sa petite bande au complet.
Le barman lança un regard à Merens, qui sortait de son box. Il vit que celui-ci n’était pas moins interloqué que lui et en conçut un mélange de dépits et de joie mauvaise qui lui fit immédiatement réviser l’admiration qu’il avait nourri à son endroit suite à la catastrophe ferroviaire.
Comment diable avait-il pu admettre que ce charlatan soit capable de voir la date et les circonstances de la mort d’une jeune fille qui lui était inconnue quelques instants auparavant ? Il se sentait profondément meurtri dans son amour-propre de s’être montré aussi crédule.
Bien sûr, il n’en restait pas moins qu’une gamine, qui rentrait de fêter ses vingt ans, avait trouvé la mort ce soir-là mais ce n’était après tout qu’un pur hasard. Par ailleurs, l’accident s’était produit à un endroit réputé dangereux et qui figurait à ce titre en bonne place sur la liste des points noirs de la SNCF. La seule preuve concluante des pouvoirs médiumniques de Merens – pour autant que la chose existe – eut été que Céline trouve la mort en compagnie de la brunette ; car c’était là ce que disait la prédiction.
Non ! décidément, il n’y avait rien dans toute cette histoire qui fut à porter au crédit de Richard Merens. Tout ce qu’il avait pu dire était un tissu de banalités interchangeables pouvant s’appliquer à chacun en toutes circonstances. D’ailleurs, un pur voyant aurait-il ainsi galvaudé son talent à dix euros pour une séance à la sauvette au fond d’un bar bruyant ?
— Voyant de mes deux ! murmura-t-il mezzo voce.
Saisissant son plateau, il fit le tour du comptoir et s’approcha des arrivants.
— Des revenants ! lança-t-il étourdiment, en donnant un coup de torchon sur les deux hauts guéridons.
Parmi les jeunes gens, personne ne sembla relever un quelconque sens caché à cette remarque. Une première tournée générale de Mojitos fut commandée, à l’exception de l’habituelle vodka de Thomas, puis la joyeuse troupe se lança dans une discussion animée autour du film qu’ils étaient allés voir au cinéma en début de soirée.
Un peu plus tard, Céline demanda à Rudy s’il lui était possible de faire venir le médium à leur table afin de lui offrir un verre.
Il arrivait parfois qu’une invitation lui fût ainsi lancée, mais Richard la déclinait systématiquement. D’abord parce que la liste d’attente était longue chaque jeudi soir, ensuite parce que cela aurait pu nuire à sa réputation. Si on l’avait vu traîner à telle ou telle table, buvant le coup avec ses clients, nombreux auraient été ceux qui en auraient déduit aussitôt qu’il les faisait parler pour trouver la matière de ses prédictions ultérieures. Le mieux était que chacun reste de son côté de la barrière. Cependant, dans le cas présent il dérogea à sa propre règle, poussé par la curiosité.
— Je tenais à vous remercier, dit-elle, lorsqu’il les eut rejoints.
— À quel sujet ? demanda-t-il, légèrement sur la défensive.
— Je ne sais pas si vous vous en souvenez, mais nous vous avons tous consulté il y a six mois. C’était le jour de mon anniversaire…
— Oui, vous aviez vingt ans.
— C’est cela ! dit-elle joyeusement, flattée au fond qu’il se souvienne d’elle au milieu de la multitude qui avait dû passer depuis par ses mains.
— Vous disiez vouloir me remercier. Pourquoi donc ? la relança-t-il.
— Parce que tout ce que vous avez dit à chacun de nous, sur le court terme, s’est produit. Vos mises en garde ont été bénéfiques à ceux qui les ont suivies, dit-elle avec enthousiasme avant de détailler les choses.
Elle parla d’abord de l’année universitaire d’Anne-Sophie qui semblait fort compromise par un manque de motivation qui ne faisait que croître depuis sa rupture avec Jean-Christophe, qu’elle avait surpris dans une situation davantage explicite qu’équivoque. Puis elle annonça que Bruno avait effectivement trouvé l’amour, ce qui l’avait visiblement transformé bien qu’il s’en défendît et entretint un grand mystère autour de cette nouvelle vie qui le tenait de plus en plus éloigné du groupe. C’est en vain que chacun avait essayé de recueillir ses confidences sur le sujet. Elle passa ainsi en revue les prédictions qui s’étaient réalisées, oubliant de bonne foi celles qui restaient en suspend ou s’étaient révélées fausses.
Elle avait gardé pour la fin le cas de Muriel et le sien.
À la petite brune aux grosses lunettes, il avait conseillé de ne pas monter en voiture dans les prochaines heures si elle ne tenait pas elle-même le volant. Cela avait été un sujet de dispute entre les deux amies cette nuit-là. Alors qu’elles rentraient ensemble, au bout de trois kilomètres, Céline avait dû abandonner sa place de conductrice devant l’hystérie d’une Muriel persuadée qu’elles allaient avoir un accident, comme on venait de le lui annoncer. C’était bien sûr ridicule, mais Céline avait fini par lui céder. Elle devait reconnaître deux jours plus tard que les craintes de son amie n’étaient pas sans fondement. Alors que cette dernière avait affrété un taxi pour se rendre à l’aéroport, le véhicule avait été violemment percuté par une camionnette de livraison qui lui avait coupé la priorité et la jeune fille, qui n’avait pas bouclé sa ceinture de sécurité à l’arrière, avait été victime de contusions multiples.
Quant à Céline elle-même, d’abord intriguée que le médium ne lui parle pas d’avenir et lui conseille de vivre pleinement le jour de ses vingt ans, elle avait compris les raisons de ce silence et l’en remerciait vivement. Il lui avait ainsi permis de passer une excellente soirée avant que sa vie ne bascule, confirmant du même coup la loi des cinq ans… En effet, cette même nuit, Carole – sa jumelle qui avait souhaité fêter son anniversaire de son côté et avec ses propres amis – s’était tuée sur le chemin du retour, déchiquetée par un train alors qu’elle s’était retrouvée bloquée à un passage à niveaux. Une de ses deux passagères avait également trouvé la mort dans l’accident.
— J’avais vu le drame, confirma laconiquement Merens.
Après tout, n’était-ce pas la vérité ? Certes, il ne l’avait pas attribué à la sœur, mais pouvait-on lui en vouloir ? Ce n’est pas Céline qui le lui aurait reproché, en tout état de cause !
Derrière son comptoir, Rudy observait la scène. Il était à la fois intrigué et indigné que l’on fasse fête au médium alors que celui-ci s’était trompé aussi grossièrement. Mais bien sûr, Céline n’était pas au courant qu’il avait prédit sa mort. Lui seul avait été témoin de cet épisode au moment de la fermeture. Il grimaça devant tant de crédulité, d’autant qu’il se souvenait très bien d’y avoir cru lui-même jusqu’à l’arrivée de la jeune fille en début de soirée.
De son poste d’observation, il ne pouvait entendre ce qui se disait là-bas, mais n’avait aucun mal à imaginer les louanges lénifiantes que l’on déversait sur l’ego déjà démesuré de Richard et s’en sentait mortifié.
Ce soir-là, au moment de la fermeture, Merens lui adressa un clin d’œil de défi, fier de la conclusion de cette histoire.
— Avoue que je n’avais pas été si mauvais sur ce coup-là, même si je me suis trompé de jumelle. Mais après tout la ressemblance était flagrante…
Rudy le regarda s’éloigner, dégoûté d’autant d’autosatisfaction et plus décidé encore que jamais à ne pas se laisser prendre à de telles niaiseries.
— Cause toujours ! murmura-t-il, le singe fait la grimace et se rattrape à la première branche…

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