mercredi 28 août 2019

Désespoir du peintre 2/5

II

Le lendemain, Jérôme appela Pierrick en fin de matinée, pour lui proposer de le retrouver après le déjeuner. Ils prirent rendez-vous à la terrasse d’un bar du centre-ville, où ils burent un café en faisant mieux connaissance.
Pierrick était fébrile. Il avoua avoir beaucoup fumé dans la matinée, anxieux de savoir si Jérôme le rappellerait ainsi qu’ils en étaient convenus. Il dit qu’il avait été incapable de se mettre au travail, délaissant la toile presque achevée qui l’avait mobilisé sans relâche ces jours derniers, alors qu’il s’était promis de l’amener au bout avant la fin de la journée. Son enthousiasme devant la rencontre de la veille avait quelque chose de très touchant, en même temps que d’inquiétant. Jérôme le sentait tellement en demande qu’il craignait avoir fait une erreur en venant le rejoindre ; il était avant tout soucieux de son indépendance. Il avait, lui aussi, apprécié l’intensité de leurs ébats nocturnes, il n’était pas non plus totalement indifférent au charme de ce jeune homme – loin de là ! – mais n’avait aucune idée de ce qu’il attendait d’une seconde rencontre, ni s’il en attendait quoi que ce soit.
Leurs consommations achevées, ils décidèrent de faire un tour en ville. Jérôme s’était imaginé que son nouvel ami l’entraînerait chez lui comme il avait voulu le faire dans la nuit, cependant celui-ci lui indiqua vaguement que ce n’était pas possible, qu’il préférait marcher au hasard des rues.
Ils allèrent du côté de la cité scolaire où ils s’installèrent dans le jardin public qui avait été aménagé au milieu des vestiges du cloître médiéval. Il ne restait malheureusement que quelques arcades de l’ancien bâtiment, et dans un si mauvais état qu’on avait du mal à imaginer ce qu’avait pu être la beauté du lieu. Il y avait là des pelouses bien entretenues sur l’une desquelles ils s’étendirent à l’ombre d’une haie d’épineux. Pierrick se confectionna un joint après avoir sorti tout le matériel nécessaire d’une petite boîte à cigares métallique : tabac à rouler, feuilles de papier à cigarette, petit morceau de carton, barrette brune à laquelle il préleva une petite parcelle qu’il fit chauffer à la flamme de son briquet avant de l’effriter et la mélanger à une bonne pincée de tabac. Jérôme le regardait faire, amusé par l’application que semblait mettre son compagnon qui se montrait soudain si concentré qu’il semblait avoir oublié sa présence.
Ils restèrent un moment silencieux, l’un fumant, l’autre rêvassant allongé dans l’herbe, les yeux fermés et la tête offerte au soleil radieux de cette belle journée. Le photographe avait décliné l’offre qui lui était faite de partager la cigarette conique confectionnée avec tant de soin. Non-fumeur, il ne se voyait pas commencer par ce genre de tabac. Ce n’était pas une position de principe contre les paradis artificiels, bien que ceux-ci ne l’aient jamais beaucoup attiré lui-même. Sa vie était faite de plaisirs simples et naturels ; lorsqu’il avait à faire face à des périodes difficiles, il préférait les affronter l’esprit clair. Pour autant, il pensait que chacun avait le droit d’agir comme il l’entendait.
Le jardin était presque désert, il n’y avait qu’un autre couple de garçons, installé un peu plus loin, à moitié dissimulé derrière un massif de pyracanthas. L’un jouait du saxophone tandis que l’autre s’entraînait à jongler avec des massues aux motifs brillants qui semblaient happer la lumière et la multiplier en virevoltant au-dessus de sa tête. De temps à autre le jongleur faisait un commentaire sur son adresse, que le musicien ponctuait d’une note plus aiguë comme pour signifier son accord. C’était une ambiance de vacances, cela se sentait à l’absence de piaillements du côté des cours de récréation de la cité scolaire, comme à l’absence d’adolescents venus là pour se bécoter après la dernière heure de classe de l’après-midi.
Quelques personnes passèrent non loin d’eux – traversant le jardin en diagonale pour rejoindre l’avenue sans avoir à faire un grand détour – mais ne semblèrent pas prêter attention à ces deux hommes allongés l’un contre l’autre, s’embrassant à pleine bouche. Sans doute étaient-ils suffisamment en retrait de l’allée principale pour qu’on ne les accuse pas d’exhibitionnisme ou de provocation. De fait, leur attitude était naturelle. Ils avaient simplement oublié le monde autour d’eux, n’ayant qu’une vague conscience des mouvements et des bruits environnants.
Ils restèrent là plus d’une heure, Pierrick eut le temps de confectionner et fumer trois joints supplémentaires qui le détendirent manifestement. Ensuite, ils gagnèrent le centre-ville par les petites rues. Le jeune homme voulait à toute force entraîner son aîné sous un porche d’immeuble. Il finit par y arriver et se colla à lui avec fougue, l’embrasant tandis que ses mains partaient en reconnaissance du côté de son entrejambe et cherchaient à dégrafer sa ceinture. Jérôme eut beaucoup de peine à se dégager pour conserver sa dignité.
— Tu n’as pas envie de moi ? s’inquiéta le garçon.
— Si, ce n’est pas le problème.
— Eh bien ! alors, qu’attends-tu ?
— Ce n’est pas un endroit pour ça. N’importe qui peut venir et nous voir. Ça ne m’excite pas, bien au contraire… se défendit-il. Il trouvait inutile de se mettre dans une situation où ils auraient pu avoir à rendre des comptes.
Pierrick eut le bon goût de ne pas insister, bien que sa déception fût parfaitement visible. Ils poursuivirent leur balade, sans but, jusqu’à ce qu’il se décide à proposer d’aller chez lui. Ce qui n’était pas possible en début d’après-midi le devenait soudainement ! Il expliqua, assez bizarrement, qu’il avait pour habitude de ne jamais amener chez lui ses amants avant de mieux les connaître. C’était certes une sage précaution, mais après l’invitation de la nuit ce revirement avait quelque chose d’offensant que Jérôme préféra ne pas relever.
Fini l’errance sans but. Maintenant qu’ils savaient où aller et ce qu’ils allaient y faire, l’allure se fit plus rapide, comme le débit des paroles du jeune homme qui tentait d’expliquer où ils se rendaient et quelles étaient ses conditions d’existence.
— C’est une maison que je partage avec deux copains…


Jérôme fut surpris par l’endroit. Il n’aurait su dire à quoi il s’attendait, ce qu’il avait imaginé, mais ça n’aurait pu correspondre en rien à la réalité qu’il découvrait non sans une certaine stupeur. Son instinct de photographe sut immédiatement qu’il y avait là un très beau reportage à faire, une cour des miracles au cœur de la ville.
Pierrick habitait dans une des petites rues étroites qui bordaient la place de l’Hôtel de Ville. Ici, les immeubles étaient d’un autre âge, faits de briques et de colombages. Cela donnait un cachet touristique à la ville, mais présentait bien des inconvénients pour ceux qui avaient à y vivre.
À la moitié de la rue, sur la droite, ils entrèrent sous un porche après avoir poussé une lourde porte de bois cloutée de fer forgé. Délaissant l’escalier qui s’offrait à eux, ils poursuivirent jusqu’à une petite cour où végétait un vieux chêne en bout de course et au fond de laquelle s’élevait une maisonnette qui semblait être un modèle réduit de la façade sur rue. En plus du rez-de-chaussée, elle n’avait qu’un étage, quatre fenêtres à croisillons desservant chacune une pièce, un escalier central. La cour était encombrée de sculptures modernes, faites de métal de récupération soudé plus ou moins grossièrement. C’était extravagant, cependant Jérôme, dont nous connaissons le peu d’attrait pour l’art contemporain, ne trouva pas cela inintéressant. Un jeune homme, visiblement nu dans une salopette orange vif, était occupé à polir un motif à l’aide d’une meuleuse électrique qui envoyait des gerbes d’étincelles vers le ciel, comme un feu de Bengale.
— Miroslav… le présenta sommairement Pierrick. Tu verras, c’est un génie. En tout cas un génie de la récupération et du recyclage, railla-t-il.
Sans s’arrêter, il l’entraîna à l’intérieur de la petite maison dont il lui fit faire la visite au pas de charge. Ils vivaient là à trois. Outre Miroslav aperçu dans la cour, un autre colocataire s’appelait Hervé. Lui n’était pas un artiste, plus pragmatiquement il travaillait au bureau des associations de la Préfecture. Tous trois s’étaient connus en fréquentant les mêmes lieux gays, ils avaient été amants à diverses périodes et avaient décidé de regrouper leurs solitudes au sein d’une petite communauté très libre. Il n’y avait de porte à aucune des pièces, chacun allait et venait à sa guise, et même les chambres n’étaient pas attitrées.  On passait la nuit là où l’on s’endormait expliqua Pierrick. Au rez-de-chaussée se trouvaient la cuisine, une salle d’eau, ainsi qu’une vaste pièce à vivre qui avait été obtenue en abattant une cloison. À l’étage, il y avait trois chambres et une pièce, rendue très lumineuse par une verrière aménagée dans la toiture, qui faisait office d’atelier. Une partie de la production de Pierrick y était entreposée face contre mur, pour les préserver à la fois de la poussière et des regards. Tous types de supports étaient utilisés, des toiles sur châssis, du carton rigide, des planches brutes faites habituellement pour les palissades de chantiers… Sur un chevalet, au centre de la pièce, la dernière toile, un format rectangulaire 120 sur 60 posé horizontalement, attendait la dernière touche dont avait parlé l’artiste. Jérôme fut prié de ne pas regarder avant l’achèvement, mais déjà Pierrick l’entraînait vers la cave où étaient entreposées d’autres œuvres, des tableaux datant de quelques années et des sculptures du jeune Polonais qui avaient dû laisser leur place dans la cour à des productions plus récentes.
Pierrick montra quelques tableaux à son visiteur, mais très vite il se jeta sur lui, le plaquant contre le mur pour reprendre les manœuvres qu’on lui avait fait cesser un peu plus tôt sous le porche d’un immeuble. Il n’y eut, cette fois, aucune résistance. La ceinture de Jérôme céda rapidement, les boutons sautèrent, le pantalon tomba tandis qu’une bouche avide n’attendait pas que le caleçon suive le même chemin pour s’emparer de l’objet de sa convoitise. Ils entendaient toujours le cri du métal mordu par la meuleuse, qui leur indiquait que Miroslav ne débarquerait pas de façon intempestive. Lorsque le jeune homme se défit à son tour de ses vêtements et voulut se faire prendre, Jérôme lui dit de patienter le temps qu’il attrape un préservatif. Quelle que soit son envie, il gardait encore la tête froide.


Après cette séance, à la fois rapide et torride, ils remontèrent dans la pièce à vivre. Pierrick alluma machinalement la télévision, mais également la chaîne stéréo dont les haut-parleurs étaient suspendus aux quatre coins de la pièce. Il mit un disque compact dans le lecteur et une musique techno assourdissante emplit brusquement la pièce.
Jérôme se laissa tomber sur l’un des trois canapés défoncés et ferma les yeux, à la fois assourdi par ce déferlement de sons saccadés et en proie à une sensation de vide consécutive à ce qui venait de se passer au sous-sol. Le jeune homme s’absenta pour revenir quelques minutes plus tard, portant un plateau sur lequel étaient disposés trois mugs remplis de café noir. Il ouvrit la fenêtre, porta quatre doigts à sa bouche et poussa un coup de sifflet strident pour attirer l’attention de Miroslav à qui il fit signe de les rejoindre.
Ils burent leur café en discutant. Pierrick roula un nouveau joint qu’il partagea avec son colocataire. Tous deux parlèrent de leur œuvre respective, Jérôme posait des questions précises qui montraient à la fois son intérêt et ses connaissances en matière d’art. Il demanda s’il pourrait revenir avec ses appareils pour prendre quelques clichés des œuvres exposées dans la cour et s’amusa de la mine pincée du peintre qui semblait ne pas apprécier de n’être pas le seul centre d’intérêt artistique de la maison. Il se fit pardonner en proposant ses services pour établir un catalogue des productions de chacun d’eux.
Il ne parvenait pas à s’arracher à cette ambiance, pourtant il lui aurait fallu retourner travailler. Cela ne lui ressemblait pas de passer un après-midi complet d’oisiveté. Il se demanda si la fumée des joints de son compagnon n’avait pas eu des effets sur lui. Y a-t-il  une fumette passive comme il y a un tabagisme passif ?  Il n’osa pas poser la question de crainte de paraître ridicule.
Le temps passa, d’autres joints circulèrent entre les deux compères, puis des verres apparurent sur la table accompagnés d’une bouteille de gin et d’une autre de coca-cola. Les doses d’alcool n’étaient pas les mêmes que dans les bars, les boissons que l’on servait ici étaient plus corsées.
Il se laissa prendre par l’ambiance. C’était la fin de l’été, les derniers jours des vacances. Même s’il travaillait, il avait malgré tout une activité réduite qui lui permettait de s’accorder quelques libertés. Pourquoi bouder le plaisir qu’il ressentait à se trouver là, contre ce garçon qui se collait à lui avec insistance, posait une main sur sa cuisse puis la reprenait pour la lui passer dans les cheveux et attirer sa tête contre la sienne tandis qu’il cherchait sa bouche ? Ils ne se connaissaient pas depuis vingt-quatre heures, pourtant il se sentait ici chez lui, comme un habitué des lieux. C’était une sensation étrange et exquise à la fois.
Il y avait une entente sexuelle très forte entre eux, pour autant cela voulait-il dire qu’il pourrait y avoir davantage ? Une vraie relation amoureuse pouvait-elle naître d’une telle rencontre ? Il se posait vaguement la question et cela même le troublait car il n’avait pas le sentiment d’être en demande de ce côté-là. Depuis combien de temps n’avait-il pas entretenu une véritable liaison avec un garçon ? Son désir d’indépendance ajouté à quelques expériences malheureuses lui avaient fait prendre l’habitude d’une certaine solitude dont il s’accommodait parfaitement bien. Il satisfaisait ses désirs par des “plans cul” à La pièce du fond ou dans d’autres lieux similaires et cela lui suffisait. En tout cas lui avait suffi ces derniers temps. Le fait même qu’il se posât la question de savoir si des sentiments pouvaient s’ajouter à leurs ébats, semblait indiquer que ces temps étaient révolus, qu’il souhaitait autre chose.


En fin d’après-midi, Hervé fit son apparition. Il était l’aîné du trio, son âge était voisin de celui de Jérôme. C’était un homme de petite taille, assez corpulent, le visage abîmé par des cicatrices et autres séquelles d’un lointain accident de moto. Il était d’un naturel très avenant, aussi serra-t-il la main de Jérôme chaleureusement avant de se mêler à la conversation comme s’il l’avait suivie depuis le début.
Miroslav, lui, était d’une taille moyenne, mince, les muscles déliés. Ses cheveux châtains étaient rendus plus clairs encore par leur coupe à la tondeuse. Si ses origines étaient polonaises, lui était né sur le sol français. Il n’avait pas le moindre accent, contrairement à ce que son prénom pouvait laisser attendre. Il était assez volubile, moins cependant que Pierrick. Hervé, lui, était plus réservé. On sentait qu’il n’était pas exempt d’une certaine timidité.
Tandis que la discussion se poursuivait, une demi-douzaine de chats firent leur apparition simultanément et s’installèrent sur le canapé resté libre, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous là. Ils se lovèrent sur les coussins, certains s’endormirent, d’autres donnaient au contraire l’impression de suivre la conversation ou le rythme endiablé de la musique.
Jérôme n’avait jamais connu un endroit qui ressemblât à cette maison, ni des gens capables de vivre dans une telle bohème. Lui avait toujours eu besoin d’ordre, parfois jusqu’à la maniaquerie. C’était d’ailleurs l’une des raisons qui expliquaient sa solitude car il lui était difficile de supporter, chez lui, le désordre d’un autre. La vie que s’étaient organisée ces trois-là le laissait songeur. Son métier lui avait fait pousser bien des portes, mais ce qu’il avait découvert ici était sans équivalent avec tout ce qu’il avait pu observer jusqu’à présent. Il ne jugeait pas. Ce n’était pas dans sa nature. Il avait toujours pensé que chacun a le droit de vivre comme il l’entend, dès lors qu’on ne le forçait pas à suivre des modèles qui ne lui convenaient pas. Il n’aurait jamais l’idée de transformer son appartement douillet en communauté d’artistes, mais il savourait malgré tout un réel bien-être à se trouver ici, sirotant un verre dans un état de vacuité inhabituel.

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