jeudi 29 août 2019

Désespoir du peintre 3/5

III

Les jours qui suivirent, Jérôme prit assez rapidement l’habitude de passer régulièrement chez Pierrick. Il organisait son travail et ses rendez-vous professionnels de telle sorte qu’il puisse dégager le plus de temps possible dans la journée afin de rejoindre le jeune homme qui devenait progressivement le pivot de son existence sans qu’il y prenne garde.
Il arrivait régulièrement qu’il lui téléphone en fin de matinée pour lui proposer de le rejoindre dans tel ou tel petit restaurant pour le déjeuner. Ils en testèrent ainsi une bonne dizaine avant d’élire La Cuisine des Anges comme leur cantine habituelle. L’endroit était tenu par un couple de garçons fort sympathiques qui servait une cuisine familiale de qualité à un prix tout à fait correct.
Le plus souvent, ils se séparaient après le repas, Jérôme vaquant à ses occupations professionnelles, Pierrick retrouvant son antre pour y passer des heures oisives et enfumées. Il se tenait à sa production artistique avec beaucoup moins d’acharnement que Miroslav, passant beaucoup de temps à théoriser ce qu’il voulait faire plutôt que de poursuivre sa tâche. Après avoir achevé sa toile, il avait posé un nouveau châssis sur le chevalet, un format carré d’une dimension plus modeste, mais qui restait désespérément vierge depuis lors.
Parfois Jérôme prenait le temps de le raccompagner. Ils se réfugiaient alors dans l’une ou l’autre des chambres et faisaient l’amour avec frénésie, chacun jouissant dans la bouche de l’autre avant que le photographe prenne le peintre longuement en des assauts où la tendresse cédait progressivement le pas à une sorte de fureur. Les cris de Pierrick semblaient se perdre dans la maison sans déranger quiconque, la chaîne du salon diffusant perpétuellement une musique saccadée et assourdissante.
Lorsque, épuisés, allongés l’un contre l’autre, nus sur un lit ou à même le plancher, ils se laissent aller à une douce somnolence, Jérôme murmurait « Je suis fol de toi » et Pierrick savait qu’il fallait entendre par là le « Je t’aime » qu’il ne lui dirait probablement jamais. Tous deux étaient comblés par cette rencontre qui bouleversait insensiblement leurs habitudes et recentrait leurs existences.


Le jeune homme présenta à son aîné quelques-uns des amis avec lesquels il traînait souvent. Leur quartier général était un bar underground situé à deux pas du principal lieu de deal de la ville. Ils s’y installaient en terrasse devant des bocks de bière et enchaînaient les joints en refaisant le monde ou se racontant en boucle les mêmes histoires, mêmes souvenirs qu’ils avaient en commun et que chacun aurait pu conter à la place de l’autre.
Jérôme ne se sentit pas à l’aise parmi eux. De leur côté, ils ne firent aucun effort pour l’intégrer. Le fait qu’il ne partage pas leur goût pour le shit semblait un obstacle rédhibitoire à leurs yeux. S’y mêlait aussi fort probablement un instinctif recul par rapport à l’homosexualité. Celle de Pierrick leur était vaguement connue, mais ils n’avaient jusqu’à présent jamais eu à la constater de leur chef. Savoir que leur camarade couchait avec des hommes ne les dérangeait pas, en revanche voir que des sentiments amoureux pouvaient s’ajouter à cela semblait les perturber. Ce qui était le plus choquant à leurs yeux, c’était le sentiment d’intimité qui émanait de ce couple de garçons. Sans doute auraient-ils voulu cantonner l’homosexualité à une copulation hâtive – derrière un buisson ou au fond d’une backroom – sans jamais avoir à intégrer qu’il puisse exister un véritable amour fait de caresses, de sentiments, de petits gestes aussi anodins que de se tenir par la main ou se regarder dans les yeux d’une certaine façon. Parce qu’il est plus facile de stigmatiser la bestialité qu’un amour sincère, ils auraient préféré ne pas voir ce dernier et rester sur un préjugé plus confortable. En l’occurrence, les regards échangés, les sourires de connivence entre les deux garçons devenaient une manière de les exclure eux, ce qui était un comble. Sans parler des baisers échangés sans pudeur !
Le petit groupe était constitué autour de trois piliers. Le Gros Serge, adepte de toutes les drogues et pratiquant les mélanges les plus audacieux, qui partageait son temps entre cure de désintoxication et cure d’intoxication ; Barricot, la seule fille du lot, qui devait son surnom à une capacité assez phénoménale d’absorption de bière et d’alcool en tout genre, qui était plus ou moins la maîtresse du précédent avec qui elle semblait vivre bien que ce ne soit pas très clair ; enfin Fil-de-fer, un garçon d’une maigreur extrême qui se présentait comme “artiste plasticien”, ce qui semblait être en tout cas sa façon de définir son dilettantisme.
Jérôme passait parfois un petit moment en leur compagnie mais trouvait vite un prétexte pour les laisser entre eux car il se sentait en total décalage en leur compagnie. Il ne les jugeait pas. Au nom de quoi l’aurait-il fait ? Cependant il avait bien conscience que si Pierrick n’était pas là il n’y serait pas non plus, tellement il était évident qu’ils n’avaient rien en commun, rien à faire ensemble. Il avait suffisamment fréquenté de drogués au cours de son adolescence pour savoir combien il est difficile de les rejoindre quand on a soi-même les idées claires.
Il arriva que Pierrick, après lui avoir emprunté quelques billets, l’entraîne à sa suite pour faire l’emplette d’une ou deux barrettes dans les petites rues situées derrière le bar. Jérôme marchait quelques pas derrière son ami. Tous deux présentaient un tel décalage dans leur aspect vestimentaire, qu’ajouté à leur différence d’âge cela semblait donner aux dealers habituels l’impression que leur client était suivi par un policier et les poussaient à s’écarter sur leur passage. Cela l’amusa beaucoup. Son humour était principalement basé sur la dérision. En regard de cette scène, il en plaçait une autre à laquelle il avait assisté quelques années plus tôt, non loin de là, près du jardin public où deux types s’acharnaient à vouloir vendre de l’herbe à un troisième dans un combat tarifaire qui tourna vite à une sorte de vente à la criée à une dizaine de mètres d’un car de police dont les occupants avaient du mal à cacher leur hilarité, attendant paisiblement que la transaction s’effectue pour avoir un beau flagrant délit.


Progressivement, leur relation évolua. Elle n’avait été au départ qu’une explosion de sexualité, orientée uniquement vers la satisfaction des sens ; elle prit ensuite un tour affectif qui la cimenta, la rendant possible et durable. Une sorte d’osmose se fit, qu’ils n’avaient pas véritablement cherchée mais qui en définitive leur procurait à chacun une immense satisfaction.
Ils devinrent inséparables. Autant que peuvent l’être deux personnes qui ne vivent pas sous le même toit, soucieuses d’une certaine indépendance face à une somme d’habitudes qu’elles ne souhaitent pas abolir ou auxquelles elles se pensent incapables de renoncer. Au premier rang de ces habitudes, celle de dormir seul dans un grand lit, de n’être pas impatienté par un partenaire qui bouge trop ou se colle à vous à contretemps ; sans parler des ronflements intempestifs. Ils ne voulaient partager que le meilleur, loin des contingences quotidiennes qui font les petits agacements à l’intérieur d’un couple et finissent parfois par le fissurer gravement.
Lorsque Jérôme restait tard le soir, il commençait sa nuit dans le lit où échouait Pierrick mais le quittait à son premier réveil, quand l’aube était encore loin. Il rentrait chez lui à pied, contournant le jardin public qui était fermé à cette heure-là. Le trajet finissait de le réveiller, aussi en arrivant chez lui se mettait-il à sa table de travail, rattrapant ou anticipant les heures dérobées pour le plaisir de la compagnie de son amant.
Leur première nuit complète fut un fiasco total, Jérôme s’étant laissé surprendre par les effets de trop nombreux verres au cours de la soirée. Cela avait commencé par un apéritif prolongé dans l’atelier de l’artiste, où plusieurs bouteilles de vin blanc avaient été mis à mal pendants que tous quatre refaisaient le monde, puis Pierrick et lui étaient allés dîner dans un restaurant asiatique, arrosant le repas d’un traître rosé de provenance douteuse avant de terminer sur une double tournée de saké offerte par le patron de l’établissement ; après quoi ils avaient bu un gin-tonic à La pièce du fond avant de rentrer. Jérôme s’était assis sur le lit et le temps que son hôte aille chercher un verre d’eau, il s’était effondré en travers du matelas, sans connaissance.
Il était revenu à lui au milieu de la nuit, se demandant où il se trouvait. Il avait fait le tour des pièces pour trouver Pierrick endormi sur l’un des canapés du rez-de-chaussée et était parti sans bruit, honteux et mal à l’aise de l’amnésie qui le frappait. À quel moment s’était-il endormi ? Avaient-ils fait l’amour tous les deux ? Était-il possible que cela se soit produit sans qu’il en garde le moindre souvenir ?
Il avait un vague mal au crâne, se forçait à marcher droit afin de ne pas attirer l’attention des rares passants ou d’une ronde de police. Vers le jardin public, il se retrouva devant un balai de véhicules de secours, gyrophares tournoyants à proximité d’un accident qui semblait spectaculaire. Il ne s’attarda pas et pressa le pas pour rentrer.
Il ne devait jamais retrouver la mémoire totale de ce qui était arrivé ce soir-là. Par la suite, les autres lui dirent qu’ils avaient échangé quelques mots à son retour, qu’il leur avait tenu des propos tout à fait cohérents. Pourtant il n’en gardait aucun souvenir, pas plus que du moment où il avait perdu connaissance. Cela le perturba beaucoup, c’était comme un signal d’alarme, une invitation à se modérer et faire attention de ne pas suivre une mauvaise pente. Fort de cette mauvaise expérience, il s’attacha à mieux réussir la suivante.
Ils se donnèrent quelques jours pour effacer cet improbable souvenir, Jérôme se jeta dans le travail, Pierrick l’attendit en fumant un peu plus que d’habitude, oubliant de toucher pinceaux et toiles. Il préféra l’oisiveté qui lui était plus naturelle.
Cette seconde nuit ensemble, qui de fait était la première, tint toutes les promesses qu’ils s’étaient faits à son sujet. Ils ne dormirent pas beaucoup, mais là n’était pas le but. Ils finirent par s’assoupir vers le petit matin et lorsqu’un peu plus tard Jérôme s’éveilla, de nouveau en forme sous les caresses de Pierrick, ils eurent un élan qui leur fit oublier toute retenue et les précautions d’usage.
Au milieu de l’acte, le photographe retrouva ses esprits et se dégagea de cette douce étreinte qui, tout à coup, le glaçait. Il se sentit un parfait salaud de faire courir le moindre risque à son amant et décida séance tenante de s’assurer par un test qu’il n’y avait pas de problème à continuer ce genre de rapports.
Dans la matinée, il fit un saut chez son médecin afin d’obtenir une ordonnance et courut au laboratoire pour la prise de sang nécessaire. Il négligea le centre de dépistage anonyme et gratuit auquel il avait habituellement recours car l’attente des résultats était là-bas de trois jours alors qu’il pouvait les obtenir le soir même en passant par une officine privée. Ainsi, dans la soirée il était totalement rassuré sur son état sérologique et pouvait annoncer à son amant que rien ne s’opposait à laisser tomber les capotes qu’ils ne prisaient ni l’un ni l’autre. Pierrick lui dit qu’il avait eu la même idée et qu’il aurait les résultats de sa propre analyse le lendemain en fin de matinée.
Ils s’aimaient, la vie était belle devant eux, l’amour les rendait forts.


Jérôme retouchait quelques clichés sur son ordinateur, levant régulièrement les yeux vers la pendule fixée au-dessus du bureau, décrochant le téléphone de temps à autre pour s’assurer que la ligne ne présentait pas d’anomalie. Le temps lui semblait ralenti. Il attendait des nouvelles de Pierrick et celles-ci tardaient à venir. Il lui avait proposé d’aller avec lui chercher les résultats de son test, mais la proposition avait été déclinée. Que faisait-il ? Pris par ses occupations, celui-ci avait dû l’oublier et ne pensait pas qu’il en était réduit à se ronger les sangs.
Il devint vite évident que ce silence n’était pas normal. L’horrible doute s’installa peu à peu, et si le test de Pierrick était positif ? Si la catastrophe qu’il avait redoutée pour lui-même était tombée juste à côté, sur son partenaire ?
Il fallait chasser de telles idées, les empêcher de s’imposer. C’était comme un élan superstitieux, chasser cela de son esprit équivaudrait à conjurer le sort, à faire que cela ne puisse pas être ! Tout allait bien, la vérité était nécessairement là. Ils s’aimaient, ils étaient en train de construire quelque chose ensemble, il ne savait pas bien quoi mais quelque chose de solide et durable. Rien ne devait, rien ne pouvait venir ternir ce fragile bonheur auquel ils étaient en train de s’habituer.

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