mercredi 2 janvier 2019

Dernier Noël 1/2

I. 


Pour Gus, traîner au lit était une jouissance trop inhabituelle pour qu’il n’en profitât pas pleinement, aussi était-il bien décidé à faire durer ce petit plaisir le plus avant possible dans la matinée.
Les yeux clos, il écoutait en somnolant les bruits de la maison : craquement des poutres de châtaignier, grincement des lames de parquet ou du sommier du lit de sa femme lorsqu’elle s’était levée un peu plus tôt pour aller allumer le feu dans l’ancestrale cuisinière à bois trônant au milieu de la cuisine située juste au-dessous de la chambre. Puis elle était remontée et avait regagné son lit.
La chambre était vaste. Ils la partageaient. Chacun son lit bateau disposé de part et d’autre de la fenêtre, tournant le dos au jour, les pieds face à la porte comme pour gagner du temps au lever sur le reste de la journée.
Gustave vient de réfléchir à la chose. Jusqu’à présent, cette idée ne l’avait pas effleuré. La disposition des meubles n’avait jamais véritablement été son affaire, et puis la Marie et lui n’avaient pas jugé bon de changer grand-chose lorsqu’ils avaient hérité des lieux. La chambre de son père était devenue la leur, ils avaient vidé l’armoire de son linge pour y entreposer le leur. Ni plus ni moins.
Marie et Gus s’aiment comme au premier jour. Les lits séparés ne sont que le signe d’une commodité rationnelle venue avec l’âge, pour ne pas imposer à l’autre ses insomnies ou les crampes musculaires qui vous font bondir dans la nuit et vous débattre au milieu des draps froissés, l’édredon de plumes jeté à terre. La fenêtre qui est entre eux ne les sépare pas, elle est la promesse du jour qui les réunira à l’aube.
Gus se sent d’humeur lyrique en ce matin de Noël. Le Réveillon a été une réussite. Marie s’était surpassée une fois de plus et avait bien mérité l’avalanche de compliments qui l’avaient fait rougir à la fin du repas. Ça avait été une longue tablée, réunissant toute la famille et tout s’était déroulé le mieux du monde, sans les habituelles chamailleries. Les seuls cris venaient des petits-enfants, surexcités à l’idée des cadeaux qu’ils allaient recevoir ; les plus grands entretenant fièrement le mythe du Père Noël auprès des plus petits, comme si la connaissance secrète qu’ils avaient de la réalité de l’apparition des paquets au pied du sapin les plaçait du côté des adultes et les sortait un peu de l’enfance qu’ils retrouveraient néanmoins avec plaisir en déchirant les papiers colorés des emballages au petit jour.
La soirée s’était achevée vers vingt-trois heures et tout le monde serait de retour en fin de matinée pour l’ouverture des cadeaux et le traditionnel déjeuner de Noël. Un nouveau banquet préparé avec soin par une Marie qui n’aurait pas supporté de servir les restes de la veille comme ses enfants le lui suggéraient chaque année afin de la ménager, mais sans doute aussi avec un brin d’hypocrisie en espérant qu’elle ne suivrait jamais leur conseil…
Gus se régale par avance des deux magnifiques sandres à la mayonnaise qui ouvriront les hostilités. C’est lui qui les a pêchés dans le lac l’avant-veille et il n’est pas peu fier de cette prise. Les deux pièces seront en quelque sorte sa participation à la préparation du repas, la seule que Marie lui ait jamais permis car elle ne supporte pas d’avoir quelqu’un qui tourne autour d’elle quand elle cuisine.
Cette journée est pleine de promesses se dit Gus. Et n’est-ce pas le sens même de la nativité que l’on célèbre ainsi ? Son éducation religieuse est certes bien lointaine, mais il lui en reste néanmoins quelques bribes essentielles. Dieu n’est pour lui qu’une sorte de lointain cousin qui ne donne plus de nouvelles et auquel il arrive que l’on pense de temps en temps, partagé entre nostalgie et vague rancune.

Et puis cette rêverie paresseuse vola soudain en éclats. Un forcené agitait la clochette du portail.
Gus mit un certain temps à sortir de sa torpeur. Il ouvrit la fenêtre et se pencha au dehors pour voir qui s’en prenait aussi impudemment à son désir de grasse matinée.
De l’autre côté de la vaste cour de ferme, il distinguait vaguement une forme humaine qu’il aurait été incapable d’identifier, ses lunettes étant restées en bas dans la cuisine, si le Père Messionnier ne s’était pas époumoné au rythme de la clochette :
— Monsieur le maire ! Monsieur le maire !
— Qu’est-ce que tu me veux, Jacques ? Y’a le feu quelque part ? lança-t-il en bougonnant parce qu’il allait lui falloir s’habiller et descendre en vitesse.
— Non, c’est pire… Il y a… Il y a un mort au bord du lac ! s’essoufflait son visiteur qui avait manifestement dû courir ici pour l’avertir depuis le plan d’eau qui n’était pas tout proche.
Gustave s’habilla à la hâte, demandant à Marie – que tous ces cris avaient sortie du sommeil où elle avait replongé – de leur préparer du café. Il alla ouvrir à son visiteur et le fit entrer dans la maison pour qu’il lui explique de quoi il s’agissait devant un bol fumant et réparateur. 

*
 
Pas de doute, le type était bien mort.
Le seul point positif était qu’il ne s’agissait pas d’un de ses administrés. Il n’aurait donc pas la désagréable et peu enviable tâche d’aller porter la mauvaise nouvelle dans une maison qui se préparait à la fête et détruire les rêves d’enfants émerveillés devant les paquets éventrés jonchant le sol autour d’eux.
À côté de lui, Messonnier lui répétait une fois de plus les circonstances de la découverte du corps et l’assurait avec insistance qu’il n’avait touché à rien et avait couru le prévenir aussitôt.
— Il faudrait prévenir Joubert, à la Gendarmerie, dit Gus.
Mais dans la précipitation, il avait oublié de prendre son téléphone portable que Marie l’avait obligé à enfermer dans le tiroir du vaisselier la veille à dix-neuf heures afin d’être certaine que personne ne viendrait les déranger pendant la soirée. « S’il y a une vraie urgence, ils ont des jambes pour venir te chercher ici » avait-elle dit. Le sous-entendu était que les gens réfléchissent à deux fois avant de faire des pas inutiles, quand appuyer sur les touches d’un téléphone ne semble pas demander beaucoup d’effort. N’avait-elle pas eu raison, au regard des coups de clochette matinaux du Père Messonnier ?
De son côté, Jacques Messonnier ne possédait pas de portable. Ses quatre-vingts ans déjà bien amortis le rendaient rétif à tous ces gadgets modernes dont il s’était bien passé toute sa vie. Et puis, qui aurait eu besoin de le joindre ou qui aurait-il eu besoin de joindre avec un empressement qui ne supportait pas l’attente d’atteindre un téléphone fixe ?
Le Jacques avait une petite vie bien réglée, qui voyait sa journée commencer par une longue balade sur les sentiers du village, ce qui lui avait valu la découverte macabre du jour.
— Je vais aller lui téléphoner, dit le vieil homme. Reste là pour le veiller, qu’une bête ne vienne pas fourrager par ici…
Et il prit le chemin du village d’un pas un peu plus rapide que ceux dont il avait l’habitude. Sans doute était-ce ce qu’il avait voulu exprimer lorsqu’il avait prétendu avoir couru prévenir le maire. Pour gaillard qu’il fut encore, on avait du mal à l’imaginer piquant un sprint.
Gus jeta de nouveau un regard sur le cadavre. Ni cette tête ni cette silhouette ne lui disaient rien, de près ou de loin. Qu’est-ce qu’un étranger faisait dans ce coin perdu un jour de Noël ? Comment était-il mort ? Cause naturelle ou… meurtre ? Ce dernier mot avait du mal à se frayer un chemin dans son esprit. Il avait connu des bagarres, des accidents, mais jamais une mort provoquée volontairement.
Comme elle était lointaine, déjà, la promesse d’un jour tranquille en famille !
*
 

Les gendarmes arrivèrent une heure plus tard. Le commandant Joubert s’était déplacé lui-même, accompagné de deux de ses hommes. Il avait la mine des mauvais jours, celle du type dont les astreintes tombent toujours aux mauvaises dates. Il salua néanmoins Gus avec le respect nécessaire à l’édile.
— J’ose à peine vous dire « bonjour » avec ce qui vous attend là, répondit Gus en désignant d’un hochement de tête le corps étendu un peu plus loin.
— Oh, vous savez… Pour nous, Noël n’est jamais une réjouissance. Entre les interventions dans les familles où le Réveillon tourne au drame, les contrôles d’alcoolémie nocturnes et les accidents… À deux heures du matin, Quatre jeunes se sont tués dans la ligne droite à l’entrée du bourg : la routine des soirs de fête.
— Oui, je vois. Mais là, c’est un peu de mystère que je vous offre. Le type est inconnu de chacun de nous.
Disant cela, il désignait la bonne moitié masculine du village qui s’était rassemblée à distance respectable. Profitant de son appel à la Gendarmerie, Messonnier avait rameuté tout le monde.
— Ça nous changera de la routine des évacuations de ronds-points, marmonna Joubert mezzo voce, pensant aux manifestations des Gilets jaunes qui posaient de grandes difficultés de circulations jusque dans les plus petites sous-préfectures, organisant notamment des barrages filtrants sur les ronds-points stratégiques aux abords des villes et des grands axes.
Il se dirigea vers ses hommes, à qui il avait demandé de procéder aux premières constatations tandis que lui-même se portait à la rencontre du maire.
— Alors, qu’est-ce que ça donne ?
— Individu de type caucasien, la soixantaine, beaucoup de sang au niveau de la bouche, des narines et des yeux mais aucune blessure apparente. Vêtements de mauvaise qualité mais neufs, ce n’est donc pas un vagabond. Une palpation rapide n’a pas permis de trouver de portefeuille ou de papiers d’identité.
Joubert fut partagé entre l’attrait du mystère et une irritation franche car cette affaire s’annonçait complexe et chronophage. Il se retourna vers le maire.
— Qui a découvert le cadavre ? demanda-t-il sur un ton presque menaçant.
— Jacques Messonnier, pendant sa balade quotidienne, répondit Gus en désignant le petit vieux qui pérorait au centre d’un attroupement attentif à ses propos.
— Capitaine, vous prenez la déposition du témoin ! ordonna le gradé. Et vous prévenez la scientifique, il ne faut rien laisser au hasard. Quant à moi, j’appelle la permanence du Parquet. On n’a pas intérêt à se planter sur la procédure, déjà qu’on a perdu du temps depuis la découverte…
Joubert n’était pas idiot, il savait bien que les Gendarmes avaient été les derniers prévenus dans l’histoire. La preuve en était qu’à leur arrivée le comité d’accueil était loin d’être restreint. Pour peu que chacun ait piétiné la scène en examinant le cadavre, le peu d’indices que l’on aurait pu relever se trouvait compromis. 


II. 


Il fallut attendre l’équipe spécialisée et le magistrat une heure et demie. Eux venaient de plus loin et se montraient généralement moins réactifs, laissant aux gendarmes de base le soin d’apaiser les choses le cas échéant avant de débarquer sur une scène de crime.
Tandis qu’ils les attendaient, la Marie avait envoyé l’aîné de ses fils avec un panier d’osier garni de deux thermos de café et d’une bouteille de gnole maison. La température extérieure avoisinait le zéro degré.
Joubert et ses hommes acceptèrent le café, louchant sur la bouteille mais sans toutefois oser en accepter une larme dans la tasse comme le fit le maire.
Ghislain demanda à son père s’il pensait rentrer pour le déjeuner et s’il fallait l’attendre pour l’ouverture des cadeaux car les enfants piaffaient d’impatience. Or, depuis qu’il était arrivé au bord du lac, devant ce cadavre inconnu, Gus avait totalement oublié que c’était Noël et qu’il avait imaginé traîner au lit toute la matinée. La question somme toute anodine de son fils le fit brutalement reprendre contact avec cette réalité-là.
— Non, ne m’attendez pas. Je ne sais pas à quelle heure je rentrerais, répondit-il.
Il n’était pas certain que sa présence ici fut nécessaire, mais il était le maire et c’était sans doute une sorte de devoir que de rester sur place aussi longtemps que le corps n’aurait pas été emporté et la maréchaussée rentrée dans ses quartiers.
Un périmètre de sécurité avait été délimité à l’aide d’une large bande de plastique jaune frappée du mot « Gendarmerie » en gros caractères noirs, afin de tenir le plus possible à l’écart les curieux qui continuaient à arriver et cherchaient jeter un œil sur le corps.
Ils ne restaient pas plus que le temps nécessaire pour constater qu’ils ne connaissaient pas l’homme ainsi étendu sans vie dans l’herbe givrée du petit matin. Ce fut le cas de Pierre Rougier, qui tenait une table d’hôtes à l’entrée du village sur la route du bourg ; comme de Marc Couchard, dont les fromages fermiers attiraient une clientèle citadine de plus en plus nombreuse ; ou d’Antoinette Mercier, qui avait transformé la ferme familiale en gîtes ruraux qui ne désemplissaient pas. On aurait dit que tous étaient soulagés que l’on ne puisse les rattacher à ce mort, ni eux et leur commerce, ni même simplement le village.
Nonobstant la nécessité qu’il y aurait de vérifier toutes ces déclarations, Joubert avait l’impression que l’enquête était en train de se faire toute seule sous ses yeux, en même temps qu’une sorte de certitude que tous ces gens étaient en train d’agir comme un organisme lutte contre la greffe d’un corps étranger qui pouvait aussi bien être le corps de la Gendarmerie que celui de la victime, en l’occurrence ! Aucun des deux n’était le bienvenu. Chacun à sa manière se trouvant là pour gâcher la fête.

*
 

Le médecin légiste dépêché sur place confirma qu’il n’y avait pas de blessure apparente et fixa l’heure du décès aux alentours de minuit en se basant sur la température du corps et les données météorologiques de la nuit.
— Votre avis, Docteur ? demanda Joubert.
— Difficile à dire en l’état, mais je pencherais volontiers pour un suicide. À moins qu’il s’agisse d’un empoisonnement accidentel ou volontaire, mais je n’y crois guère.
Un examen des poches du défunt, qui n’avaient été que rapidement palpées à la recherche d’un portefeuille jusqu’à présent, permit de découvrir un sac de congélation à zip de petite taille contenant une feuille de papier pliée en quatre. Celle-ci confirma a priori la thèse du suicide.

Afin d’éviter toute ambiguïté et dans le souci d’éviter aux enquêteurs de se fourvoyer en incriminant un innocent, je tiens à affirmer ici que ma mort est volontaire.
L’analyse du sac contenant cette lettre permettra de retrouver les traces du somnifère puissant dont j’ai avalé trois comprimés avant les 50 g d’aspirine qui, selon toute probabilité, auront eu raison de mon système sanguin.
Je meurs comme j’ai vécu : dans l’anonymat. Une vie tranquille et sans heurts. Sans gloire non plus. Insipide et vaine, en somme. Mais d’une certaine manière très heureuse.
J’espère que l’on voudra bien me jeter dans la fosse commune du village. Afin de ne pas créer plus d’embêtements que cela, j’ai réuni mes dernières économies dans une enveloppe que j’ai glissée avant de venir ici dans la boîte aux lettres de la mairie. Les cinq mille euros qu’elle contient devraient couvrir les frais. Si ce n’est pas le cas, je m’en excuse mais je ne pouvais faire davantage.
J’ai choisi Bourbon-le-Lac pour la simple raison que je n’y avais jamais mis les pieds et que rien ne m’attache à la région. Ça me semblait un joli coin pour mourir. La date m’est apparue propice en ce qu’elle retiendrait chacun à des agapes tardives qui éloigneraient les promeneurs noctambules des abords du plan d’eau.
Je veux garder l’anonymat et j’ai tout mis en œuvre pour y parvenir. Il serait dommage de gâcher l’argent des contribuables à de vaines recherches d’identification. Si cela a encore un sens de nos jours, que l’on veuille bien considérer qu’il s’agit là de mes dernières volontés.
En m’excusant pour le désagrément causé à ceux qui me découvriront, sans savoir à quel moment cela aura lieu, je leur souhaite un Joyeux Noël ou une Bonne Année !


L’écriture était fine et soignée, tracée à l’encore noire d’un stylo à plume. Joubert pensa à son père, qui n’utilisait que de l’encre du même type – à contre-courant de la mode des stylos à bille ou pointe feutre bleu pâle – « parce qu’elle ne s’efface pas et se trouve plus difficile à falsifier ». L’homme ayant manifestement cherché à tout prévoir semblait avoir tenu à mettre le maximum de chances de son côté pour que sa lettre fût retrouvée lisible et intacte, encre indélébile et protection plastique du papier en attestaient.
— Ce type ne sera pas facile à identifier, prophétisa l’un des hommes de Joubert. Ses vêtements sont neufs, visiblement portés pour la première fois, de mauvaise qualité et dont toutes les étiquettes ont été soigneusement décousues. Impossible de tenter d’en remonter l’achat.
— Si vos constatations sont terminées, je fais transporter le corps à l’IML et je vous enverrai mon rapport d’autopsie en fin de semaine prochaine. Avec les fêtes, nous sommes à effectif réduit et ce type-là n’est pas prioritaire… On est d’accord ? demanda le légiste avec sa désinvolture habituelle. Depuis le temps qu’il exerçait ce métier, il en avait tant vu qu’il ne pouvait s’empêcher d’être blasé jusqu’à l’indifférence.
Joubert hocha la tête dans un signe d’assentiment impuissant. Bien sûr qu’un suicide quasi certain n’était pas une priorité.
Le substitut prit congé à son tour, après avoir demandé que l’on fasse le maximum pour identifier l’homme afin de prévenir ses proches s’il y avait lieu. Il nommerait un juge d’instruction le lendemain et ouvrirait une procédure pour rechercher les causes de la mort, au cas où la lettre trouvée serait un leurre laissé par un assassin plus retors que de coutume.

*
 

Une fois le corps emporté par les pompiers jusqu’à Clermont-Ferrand, le légiste parti pour une expertise médicale sur des coups et blessures à la suite d’une bagarre et le substitut pour le Palais de Justice où il assurait la permanence, les choses s’accélérèrent. En quelques minutes, tout le monde s’éclipsa. Ne restait plus que la bande jaune de la Gendarmerie, frémissant au léger souffle du vent qui se levait.
— Monsieur le Maire, vous nous accompagnez à la mairie ? demanda le commandant Joubert. Ainsi, nous récupérerons l’enveloppe et les cinq mille euros, s’ils se trouvent bien dans la boîte aux lettres. Avec un peu de chance, nous pourrons retracer la provenance des billets, s’il s’agit d’une liasse neuve dont les numéros se suivent.
Gus monta dans le véhicule des gendarmes et leur petit groupe fut le dernier à quitter les lieux. Nul doute cependant qu’après le repas de Noël bon nombre de promeneurs viendraient voir l’endroit où s’était déroulé le drame. La nature humaine est ainsi faite, un peu voyeuse et charognarde.
— Vous pourrez profiter de votre passage à la mairie pour dresser l’acte de décès, dit Joubert.
— Comment cela ? Je ne sais même pas qui est ce type.
— « Mort d’un inconnu sur la commune », c’est la procédure : un décès, un acte. Si on découvre son identité, il faudra faire un acte rectificatif. N’oubliez pas de dire qui l’a découvert et à quel endroit.
Gus n’osa pas demander à quoi ou à qui pouvait bien servir un tel acte, à part peut-être un historien qui se pencherait plus tard sur ce petit village du Bourbonnais, célèbre pour le lac naturel comblant le cratère d’un volcan oublié dont nul n’avait jamais dressé l’acte de décès inutile. Ou bien encore un généalogiste, content de tomber sur une telle curiosité en parcourant systématiquement l’état civil de l’endroit, à la recherche d’un ancêtre qu’il n’y trouverait peut-être pas.
— Décidément, ce pays aime la paperasse, quoi qu’on en dise ! bougonna-t-il sans conviction, avant d’ajouter : vous me ferez un reçu pour l’argent, s’il se trouve dans la boîte aux lettres. Après tout, il est destiné à la commune…
— Ne vous inquiétez pas, tout cela fera l’objet d’un rapport en bonne et due forme. Comme vous le dites si bien, ce pays aime la paperasse ! railla son interlocuteur alors qu’ils arrivaient devant la petite mairie qui jouxtait l’ancienne école depuis longtemps désaffectée pour cause de vieillissement de la population et dénatalité.
Bien sûr, l’argent se trouvait à l’endroit indiqué. Pourquoi en aurait-il été autrement ?
Gus pensa que toute cette histoire allait lui compliquer la vie. Il faudrait réunir d’urgence le conseil municipal, délibérer pour accepter le don et décider de l’inhumation telle qu’elle semblait souhaitée par le défunt, affecter la partie nécessaire du don à la chose et songer à ce que l’on ferait avec le reliquat.

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