jeudi 24 janvier 2019

Impose ta chance 2/2

II 

La chance comme opportunité à saisir était une idée qui me plaisait bien. J’en avais fait une sorte de théorie que j’aimais répéter quand on m’interrogeait sur le sujet. Derrière une apparente désinvolture, je croyais à l’efficacité de ce système car il m’avait toujours réussi jusque-là.
Quand Denise croisa ma route, j’invoquais cette chance insouciante qui m’accompagnait complaisamment où que j’aille. Alors, pourquoi pas au bar d’un casino de province ?
Je la draguais assez platement. Elle répondit à mes avances sur le même ton. Et je crois qu’au fond c’est cet apparent dilettantisme mutuel qui m’a séduit d’emblée. Je lui ai proposé une coupe de champagne qu’elle a accepté d’un sourire et j’ai fait signe au serveur de nous les apporter à une petite table à l’écart.
Je ne sais pas si je l’ai trouvée belle au premier regard. Je crois plutôt que c’est son charme naturel qui m’a troublé. Rien de sophistiqué dans sa tenue ou son port de tête ; elle ne cherchait pas à attirer les regards me sembla-t-il et n’était là, à cet instant, que pour elle. Loin de ceux qui l’entouraient. Non qu’elle fût pensive ou absorbée ; simplement oublieuse, déconnectée du monde environnant. C’est ainsi qu’elle m’est apparue et qu’elle m’a plu. Qu’importait alors si cela n’était qu’une projection de mes propres fantasmes. Après tout, n’est-ce pas une certaine image de nous-mêmes que nous cherchons chez l’autre ? J’avais besoin de m’aimer dans le regard de cette jeune femme telle que je l’imaginais.
Assis devant nos flûtes de champagne, nous avions échangé quelques banalités. Les mots n’avaient pas grande importance pour moi. Je la regardais en tâchant de cacher mes émotions comme je savais le faire autour d’une table de poker. J’étais dans l’état du type qui vient de tirer la Reine de cœur qui manquait à son jeu pour constituer la quinte flush royale qui lui permettrait d’empocher la mise… à moins de devoir la partager avec un concurrent qui aurait la même main. Je lui demandais si elle était mariée et sa réponse négative me mit en joie. Comme je lui demandais ensuite si elle était joueuse, elle m’expliqua que ce n’était pas le cas et qu’elle n’était rentrée ici que pour s’abriter de la pluie torrentielle qui venait de s’abattre dehors. Quand j’étais rentré dans l’établissement, il y avait un beau soleil et l’absence d’ouvertures sur l’extérieur m’avait permis d’occulter le temps qu’il faisait autant que celui qui passait.
— Et que faites-vous dans la vie, si ce n’est pas indiscret ?
— Je suis enquêtrice…
J’avais souri niaisement, pensant qu’elle était peut-être l’une des « gagneuses » d’Erwan. J’avais connu ce type autour d’une table de poker, dans une partie privée à Nantes. Il dirigeait une boîte d’études marketing et avait engagé un bataillon de jeunes et jolies femmes qu’il mettait sur les trottoirs de rues piétonnières des grandes villes où elles usaient de leurs atouts pour arrêter les passants et les soumettre à leurs questionnaires. Les hommes se laissaient faire, fiers d’être vus en si charmante compagnie et quelquefois avec des arrière-pensées inavouables ; les femmes quant à elles s’arrêtaient pour répondre afin d’éviter que ces créatures démoniaques n’alpaguent leur compagnon. Erwan racontait la chose en riant à gorge déployée et si l’on s’avisait de lui remontrer que c’était sexiste et misogyne, pour tout dire complètement déplacé à l’heure de Metoo et BalanceTonPorc, il répondait qu’il n’était pas là pour faire du pathos mais pour être efficace. D’ailleurs, son agence possédait le meilleur taux de réponses à des questionnaires fastidieux qu’il était habituellement bien difficile de soumettre à un public pressé de vaquer à d’autres occupations.
— Et vous enquêtez pour quelle boîte ?
— Je suis capitaine à la Brigade de Recherche de Bayonne, pour être exacte.
Et ma bulle avait éclaté… Se pouvait-il que ma chance m’ait soudain abandonné ? Cette rencontre était-elle bien le fruit d’un hasard comme je l’avais cru jusqu’à présent, ou bien était-ce une manipulation sournoise ?
Les questions se bousculaient dans ma tête. Je me demandais si la gendarmerie pouvait être amenée à enquêter pour le compte du fisc et dans ce cas si celui-ci m’avait dans le collimateur. Certes, mes gains dans les casinos ou les différents tournois auxquels je participais étaient tous déclarés et faisaient l’objet d’un prélèvement à la source, mais en bon Français j’arrivais à dissimuler tout ce que j’empochais au black dans les parties privées…
J’essayais de me rassurer en repensant à sa réaction lorsque je m’étais présenté. Elle avait éclaté de rire, ne croyant visiblement pas que l’on puisse s’appeler Martin Gall et fréquenter les casinos. « J’avais toujours entendu dire qu’il n’existe aucune martingale » avait-elle hoqueté. Un peu pincé, je lui avais fait observer : « Aucune, à ce qu’on prétend. Mais pas aucun ! »
Je me raccrochais à des signes que j’imaginais être positif : le fait qu’elle ait accepté une flûte de champagne, par exemple. Il ne me semblait pas qu’une enquêtrice puisse boire en service et qui plus est en acceptant un verre de la part d’un suspect. Cela ne constituait-il pas éventuellement une double faute de procédure ?
Je consultais ma montre. Mon estomac, que l’anxiété venait de contracter, commençait à montrer des signes d’impatience.
— Et si nous allions dîner, proposais-je.
— Pourquoi pas… Vous me suivez ? Je suis la reine du passage sur le gril, plaisanta-t-elle.
— Vous voulez dire à la caserne ?
— Non, je loue une charmante villa à Anglet, près de la plage.
Allons, la chance n’avait pas tourné ! Les dés roulaient encore, et ils n’étaient pas pipés.


« La reine du passage sur le gril ». Elle n’avait pas menti. Nous avons passé ce soir-là, dans son jardin face à la plage, un moment qui me semblait hors du temps. J’étais loin d’être puceau, mais je n’avais fait jusque-là que coucher avec des filles trop faciles à emballer, des midinettes électrisées par l’attrait du joueur professionnel. Denise était différente. Elle m’avait demandé si j’étais joueur, au début de notre rencontre, et j’avais botté en touche en répondant cependant avec une certaine franchise : « Dans un endroit pareil, il faut l’être un minimum, non ? » Cela avait semblé lui convenir, elle n’avait pas cherché à gratter plus loin sous la boutade.
Elle avait préparé les braises sous la plancha, s’excusant que ce soit plus long qu’avec un dispositif électrique ou à gaz tels qu’on en faisait de plus en plus la promotion pour les fainéants. « Savoir allumer et entretenir le feu, c’est la base même d’une cuisine amoureuse » avait-elle susurré, un rien mutine.
Quand la plaque avait été suffisamment chaude, elle y avait versé un filet d’huile d’olive sur lequel elle avait déposé délicatement deux magnifiques pavés de morue, quelques gousses d’ail émincés, une petite poignée de gros sel et une pincée de poudre de piment d’Espelette. Cuisson rapide, le temps de dresser la table et de nous servir un verre de blanc sec d’Irouléguy.
Elle avait servi une salade verte subtilement assaisonnée afin de ne pas gâcher les saveurs du poisson idéalement saisi et nous avions dégusté le tout en silence, j’allais dire avec recueillement.
Plat unique, à tous les sens du terme. Pour ce qui est du dessert, nous l’avons improvisé dans la chambre. Là aussi, un déchaînement de sensations épicées. Quand j’ai voulu la quitter au milieu de la nuit, elle m’a dit de rester. Ou bien était-ce un ordre ? « Si tu mets les pieds dans ta voiture, avec ce que tu as bu ici tout à l’heure, je t’embarque pour conduite en état d’ivresse… » Je ne tenais pas davantage à être embarqué qu’à la quitter, ce qui tombait tout à fait bien. La nuit a été douce et sage au regard du déchaînement qui l’avait précédée.
Au petit matin, alors que nous prenions un café dans la cuisine, elle m’a dit avec un sourire radieux, tandis que nous repensions tous les deux à nos ébats de la veille, « décidément tu es quelqu’un de très joueur. » Et je n’ai pu m’empêcher de lui suggérer la vérité : « Bien plus encore que tu ne l’imagines. » Elle n’a pas relevé, pensant que c’était une allusion sexuelle quand je ne faisais que la mettre en garde contre mon style de vie.


Il s’est ensuivi une liaison intense de deux ans. En tout cas aussi intense que nous le permettaient nos deux métiers, dont les astreintes ne coïncidaient pas toujours. Denise traquait les criminels dans sa juridiction, je poursuivais les tournois et les jackpots à travers le monde. J’ai pu constater à cette occasion combien est fausse la croyance populaire que l’on est malheureux aux jeux quand on est heureux en amour. Si j’avais des hauts et des bas dans mes parties, le solde restait largement positif. Je gagnais bien ma vie. En jouant à défaut de m’amuser. Les deux choses peuvent être antinomiques car jouer à ce niveau de mise, c’est un stress garanti de tous les instants. Et qui plus est, un stress qu’il faut absolument cacher.
Lorsque Denise m’a annoncé qu’elle était enceinte, ce fut le plus beau jour de ma vie. Pour la première fois, j’avais l’impression de construire quelque chose de concret, d’avoir enfin trouvé un projet de vie. S’instilla en même temps en moi une peur irrépressible, celle de perdre la femme que j’aimais en gagnant un rejeton qui m’était encore inconnu. C’était idiot, je n’étais pas mon père et l’histoire ne se répète pas de façon aussi sérielle qu’on le prétend. Pour le coup, sur cette question précise, je veux bien affirmer qu’il n’existe pas de martingale infaillible !
Fou de joie, j’ai demandé Denise en mariage, conscient des sacrifices que cela impliquait pour moi. Il était inenvisageable qu’une capitaine de gendarmerie soit l’épouse d’un joueur professionnel ; elle y aurait perdu toute crédibilité et les rumeurs n’auraient pas manqué de fleurir sur d’éventuels passe-droits dont elle m’aurait fait bénéficier.
Je lui avais avoué gagner ma vie dans les tournois internationaux de poker, jouer également en ligne, tenter quelques plaques ou jetons à la roulette dans les casinos, plus rarement appuyer sur les touches d’un bandit manchot électronique dans ces mêmes endroits, mais j’avais pris soin de lui cacher les parties privées qui constituaient une part non négligeable de mes revenus. Je l’avais fait pour la protéger, afin qu’on ne puisse lui reprocher une quelconque complicité ou complaisance pour des faits qu’elle ignorait.
Ma demande en mariage faite et acceptée, j’ai eu une longue et franche explication avec Denise, un peu fébrile à l’idée qu’elle aurait pu m’en vouloir de lui avoir caché certaines choses, mais en femme intelligente elle a compris que je n’avais fait que chercher à la préserver. Nous sommes tombés d’accord sur le fait que cette vie était désormais derrière moi. J’obtins cependant une dérogation, son accord pour un dernier lancé…


Notre enfant sera une fille. Nous ne l’appellerons pas France car il suffit que son père ait un nom lourd à porter, cependant j’avoue qu’Anne me plairait bien… Ça ferait plaisir à mon père, ce clin d’œil pour faire la nique aux Baudet. Cette charmante famille qui l’accusait de mal élever son fils et lui prédisait que celui-ci finirait entre deux gendarmes. Ils n’avaient qu’à moitié tort, puisque j’en épouse une.
La naissance est prévue pour dans deux mois, le mariage dans une semaine. Les deux se feront en petit comité parce que chacun de nous pense que le bonheur est une chose intime qui ne peut que se corrompre lorsqu’on l’étale. Une femme, un homme, une enfant dans une petite maison face à la plage, ouverte sur la mer et les embruns, un cocon… que demander de plus ?


La chance. Savons-nous avec certitude ce que c’est que la chance ? Y avons-nous tous droit un jour ou échappe-t-elle définitivement à certains ? Faut-il la provoquer ? Est-elle fidèle ou versatile ? Après dix ans de jeux, la réponse ne s’est pas imposée à moi. Je ne sais toujours pas si elle existe. Est-elle hasard ou nécessité ? Une sorte d’illusion idéale comme l’est le bonheur, dont Jacques Prévert disait qu’on le reconnaît au bruit qu'il fait quand il s'en va. Le bonheur et la chance, les deux choses que l’homme poursuit avec tant d’avidité qu’il est incapable de les reconnaître lorsqu’il les croise et fait un bout de chemin avec elles.
Combien, dans cette salle du casino de Monte-Carlo, espèrent en cette chance hypothétique qui leur apportera le bonheur ? Et de quel bonheur peut-il s’agir ? Faire sauter la banque, c’est sans doute un plaisir immense ; de là à prétendre que c’est la survenue du bonheur… L’argent aide à vivre mieux, je suis bien placé pour le savoir. Mais quand on a dit cela ? J’échange tous mes gains contre l’apparition de Denise dans ma vie et l’attente angoissée de l’enfant à naître dont, par une étrange superstition, j’hésite à prononcer le nom. Faut-il se dire que c’est la chance qui m’a fait croiser Denise et que c’est Denise qui m’a apporté le bonheur d’être père ? Tout cela, ce ne sont que des mots. Nous réfléchissons souvent trop là où il faudrait se contenter de vivre et de savourer pleinement chaque seconde, y compris dans les plus mauvaises périodes.
J’ai échangé une somme faramineuse contre des jetons et des plaques. Il serait indécent d’en avouer le montant. Pour tout dire, le reliquat de mes gains illicites. Cela fait maintenant des mois que je viens régulièrement jouer à cette table, que je mémorise la fréquence de sortie des numéros, dressant des statistiques, des calculs de probabilités afin d’obtenir cette chimère infaillible qui est mon homonyme : une martingale.
La roulette est un jeu d’origine italienne – la girella – introduit en France au XVIIIe siècle. La seule certitude mathématique que l’on puisse avoir à son sujet, c’est que le croupier possède un avantage de 2,7 % sur les autres joueurs dans la version française et 5,3 % dans la version américaine car celle-ci comporte une case de plus, le double zéro. Pour le reste, chacun sait que seul le hasard conduit la bille qui est lancée dans le sens opposé à celui du disque qui est lui-même inversé à tour de rôle, histoire de compliquer les choses.
— Faites vos jeux… dit le croupier en faisant tourner le cylindre.
Je dispose mes jetons sans hésitation. Il ne s’agit plus d’avoir le moindre doute. En moi, résonne le vers de René Char qui a conduit ma vie de joueur depuis les premières parties intéressées du lycée : « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque… »
— Les jeux sont faits… Le croupier lance la bille qui rebondit, affolée.
Je n’ai jamais mis autant d’argent sur un tapis vert. Mais ayant pleinement conscience que pour moi l’enjeu n’est pas là, je ne ressens pas l’excitation qui devrait logiquement m’étreindre. C’est pourtant ma dernière mise. Je sais qu’il n’y en aura pas d’autre car j’ai adressé une demande d’interdiction volontaire de jeux au Ministère de l’intérieur puis, ayant reçu la convocation, je suis allé signer les documents nécessaires auprès la police judiciaire de mon lieu de résidence il y a quinze jours. D’ici une grosse semaine, je n’aurais plus accès aux casinos, cercles de jeux et sites de jeux en ligne.
— Rien ne va plus ! annonce le croupier alors que la bille ralentit et ne va pas tarder à tomber sur le numéro gagnant. Il est désormais impossible de déplacer le moindre jeton.
Voilà, je ferme les yeux. Les jeux sont faits et, quoi qu’il arrive, tout va bien pour moi…

Toulouse, 19 janvier 2019.

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