samedi 25 mai 2013

Nous qui survivons 2/3

 

Les années quatre-vingt avaient pourtant bien commencé, on les sentait prometteuses et porteuses d’espoir. François Mitterrand s’était fait élire président de la République le 10 mai 1981, la peine de mort avait été abolie le 9 octobre de la même année et Robert Badinter, garde des Sceaux, avait poursuivi sa tâche en dépénalisant l’homosexualité le 27 juillet de l’année suivante, faisant voter une loi abrogeant l’alinéa 2 de l’article 331 du Code pénal. Cela avait nécessité quatre lectures et un débat passionnel, outrancier, dont une certaine presse tirait des titres gras, expliquant comme le faisait Présent le 26 juin 1982 : « La chasse aux petits garçons est ouverte, pour un bel été, dans la Sodome et Gomorrhe du socialisme avancé. » Au Parlement, Jean Foyer se déchaînait dans l’outrance, demandant au garde des Sceaux s’il pouvait « supporter l’idée d’un vieillard lubrique sodomisant un garçon de 15 ans » et se faisait tacler par un beau retour : « Je ne supporte pas plus la vue d’un vieillard lubrique, pour reprendre votre expression, sodomisant une petite fille de 15 ans. »
Nous étions heureux de cette victoire, tout en sachant qu’au-delà de la répression subsistaient la réprobation et son lot de haines. Nous lisions Gai pied, mensuel qui devint hebdomadaire en novembre 1982 au moment où sortait le premier numéro de Samouraï. Il y avait des Maisons de la Presse qui refusaient de les vendre, les laissant dans l’arrière-boutique et les renvoyant comme invendus. Nous nous passions le mot et faisions exprès d’aller les leur réclamer pour le plaisir de voir leur mine embarrassée et décomposée.
Nous étions conscients des risques que nous prenions à nous montrer trop ouvertement pédés – le mot gay n’était pas très répandu à l’époque – , aussi faisions-nous en sorte de garder une certaine prudence malgré nos élans d’insouciance.
Internet n’existait pas, en revanche un Français avait inventé le Minitel dont certains services s’avéraient très utiles à la drague homosexuelle ; il s’y tenait des conversations d’une liberté sans limite qui seraient impossibles sur les tcahts contrôlés d’aujourd’hui.
Mes camarades et moi avions vingt ans à peine, une nouvelle liberté qui nous ouvrait grandes les portes vers un bonheur possible. Hélas, c’était sans compter sur le virus meurtrier qui allait se charger de couper court à beaucoup de nos rêves.
Au début, nous fûmes nombreux à prendre l’information à la légère, car elle ne nous paraissait pas crédible. Comment croire qu’un agent infectieux est capable de déterminer la sexualité d’une personne ? L’appellation de “cancer gay” ne pouvait que nous rendre dubitatifs ou méfiants. Cela sentait la stigmatisation à plein nez, nous pensions que l’ordre moral cherchait à nous effrayer pour nous faire rentrer dans le rang. Les nouvelles qui nous parvenaient des États-Unis allaient toutes dans ce sens, avec l’annonce des fermetures en nombre de boîtes et de saunas. Nous perdîmes ainsi un temps précieux avant de nous rendre à l’évidence : une pandémie était en marche qui, bien sûr, touchait tout le monde.
Homos ou hétéros, la petite bête montait sans faire la différence.
Le sida, c’était l’apparition d’une maladie terrifiante, mortelle, et que d’aucuns voulurent rendre honteuse. Combien sont morts dans le plus effroyable silence  et le déni du mal qui les rongeait, de la part de familles davantage occupées du qu’en-dira-t-on que de la souffrance physique et du désespoir de ceux qu’elles perdaient ?
Au début, si l’on ne savait pas très bien comment cette saloperie se transmettait, on insistait beaucoup sur le fait qu’elle était apparue dans le milieu homosexuel aux États-Unis. Par la suite, le fait que ce fut une maladie sexuellement transmissible ajouta à la tentation moralisatrice. Se déclarer atteint du sida, c’était faire en creux l’aveu d’une sexualité déviante, qu’elle fut homosexuelle, multiforme ou mulripartenariale.
Pendant longtemps, aucun personnage public n’osa parler ouvertement de la maladie qui le rongeait. Des rumeurs circulaient sur certains artistes, qui n’avaient pas tous le cran d’un Rock Hudson qui avait pourtant, jusque-là, tout fait pour cacher son homosexualité afin de protéger sa carrière. Il fallut attendre deux ans de plus, pour qu’en France Jean-Paul Aron révèle qu’il était atteint, à la une du Nouvel Observateur, le 30 octobre 1987.
En ces années quatre-vingt, nous défendions encore l’idée d’une vie privée, chacun n’étalait pas le moindre événement au regard du monde, sans la plus élémentaire pudeur, c’est dire qu’il était difficile de franchir le pas avec un tel fardeau !
En France, il fallut attendre 1987 pour que le sida fasse son apparition dans la littérature avec La Gloire du Paria de Dominique Fernandez. La même année, Copi donnait au théâtre sa dernière pièce posthume, Une visite inopportune, dont l’argument tourne autour d’un acteur de théâtre atteint du sida. Puis le grand public fut particulièrement touché avec les livres d’Hervé Guibert : À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1990), Le protocole compassionnel (1991) et L’Homme au chapeau rouge (1992), phénomène que le cinéma amplifia avec Les nuits fauves de Cyril Collard (1993) et surtout le magnifique Philadelphia (1993) de Jonathan Demme, magistralement interprété par Tom Hanks et Denzel Washington.
L’ampleur du fléau était telle que nous en vînmes peu à peu à davantage fréquenter hôpitaux et cimetières que les lieux de plaisir. C’était un traumatisme qui semble inimaginable aujourd’hui. Moi-même je l’oublierais bien volontiers, n’était ce cauchemar qui hante régulièrement mes nuits, véritable reproche implicite d’être un survivant au milieu des tombes.
C’est un fait : jusque-là, j’ai eu énormément de chance !


Les images se bousculent dans ma tête, sans ordre, comme on attrape au hasard des photographies jetées en vrac dans une boîte à chaussure, stockées en attente de classement :

- Premier contact. Henri et moi nous étions arrêtés à la terrasse d’un café, place de l’Horloge. C’était au printemps 1983, par une magnifique journée. Nous revenions du Jardin des Doms où nous étions allés draguer.
Paul est sorti de l’Hôtel de Ville où on le voyait souvent, ne s’occupant pas que d’affaires culturelles. Issu d’une famille de tradition gaulliste, il appréciait que Jean-Pierre Roux ait repris la municipalité au socialiste Henri Duffaut dont le mandat n’avait pas survécu au “tournant de la rigueur” décidé par ses amis du Gouvernement. Un de mes amants m’avait raconté tout cela, un soir, en me désignant le journaliste avec lequel il avait eu une vague aventure au temps de la jeunesse de celui-ci.
Paul est venu s’installer à une table voisine de la nôtre, d’où il se mit à lorgner manifestement mon camarade. Henri n’y fut pas insensible. Il était en train de découvrir son attirance pour les garçons et se montrait prêt à suivre qui lui portait un intérêt non dissimulé.
Je ne sais plus comment Paul engagea la conversation avec nous, probablement sur le sujet le plus anodin qui soit, toujours est-il qu’il vint très vite s’installer à notre table avec son verre de pression. Une certaine connivence s’installa entre lui et moi. Il m’avait repéré une ou deux fois dans des endroits qui lui permettaient de supposer mes mœurs et cela le mettait en confiance. Exubérant et expansif, Paul l’était sur tous les sujets sauf sur son goût pour les jeunes hommes, qu’il réservait à un public d’initiés.
Pendant qu’il blaguait, son pied s’activait sous le guéridon. Je faisais l’innocent, tout en m’amusant beaucoup de cette situation. Henri et moi draguions ensemble par sécurité, mais nous étions de top anciens camarades de lycée pour transformer notre amitié en relation amoureuse ou sexuelle.
Au bout d’une demi-heure, je prétextais un rendez-vous et m’éclipsais pour leur laisser le champ libre. Je savais qu’Henri me raconterait tout par le menu, au plus tard le lendemain matin s’il ne m’appelait pas dans la soirée.
Bizarrement, j’ai le sentiment que c’est à cet instant précis qu’est née la complicité qui n’a fait que croître ensuite entre Paul et moi, comme s’il avait apprécié l’aide indirecte que je lui avais apportée pour emballer Henri. Une courte liaison qui s’est achevée avec la semaine…

- Portrait de groupe. Arles 1985, pour les Rencontres internationales de la photographie. Nous sommes sur les marches de Saint-Trophime. Paul m’avait entraîné là comme secrétaire. Je prenais les notes qu’il me dictait dans la journée et tapais ses articles à la machine tandis qu’il retournait fureter en ville. Nous sommes un joyeux groupe, je me rappelle que parmi nous il y avait Hervé Guibert, chroniqueur photographique pour Le Monde.
Il arriva souvent à Paul de m’entraîner avec lui dans ses aventures professionnelles. Il me chargeait de régler pour lui les petits soucis administratifs qui vous font perdre des heures souvent inutilement.
Je n’étais pas son employé, il me dédommageait à coup d’entrées gratuites pour les spectacles qui m’intéressaient et d’invitations à l’accompagner dans des cocktails où je n’aurais jamais mis les pieds. J’y croisais des vedettes, des acteurs et actrices moins connues, des politiciens et même Jack Lang. Cela m’amusait beaucoup car je n’étais dupe de rien ni de personne.
Quand nous étions seuls et qu’il se lâchait, Paul me disait souvent : « Anne, ma sœur Anne… Toi, tu as tout compris à la vie ! » Délirer au féminin était une façon pour nous de décompresser, d’oublier l’autosurveillance qui restait la nôtre en public. L’idée de m’appeler Anne était sa manière de moquer le prénom un peu désuet dont mes parents m’avaient affublé. « Qui s’appelle encore Martin aujourd’hui, ma pauvre Anne ! » raillait-il. Et il m’arrivait d’entendre sa voix déformée par le rire dire plutôt « ma pauvre âme ! »

- Les Deux Frères. Très vite, Paul m’avait présenté Gabriel et François. Contrairement à ce que proclamait l’enseigne de leur restaurant, il ne s’agissait pas de deux frères…
Nous allions souvent dîner dans cet établissement intimiste où il nous arrivait de mettre une certaine ambiance. Aussi exubérant qu’il se montrât, Paul parvenait toujours à retourner l’assistance en sa faveur. Les gens qui commençaient à faire la tête en l’entendant parler haut et tenir des propos plutôt osés finissaient tous par rire avec lui au bout de quelques minutes.
Je me souviens de son succès, le jour où il se fit apporter le livre d’or de la maison et y écrivit, tout en déclamant : « Moi qui aime l’agneau, c’est un plaisir sans égal que de se faire servir une souris par deux tapettes ! » La salle riait, Gabriel haussait les épaules et François piquait un fard comme jamais.
Nous faisions généralement la fermeture, aidant les patrons à débarrasser les tables et les redresser pour le service du lendemain, afin de prolonger ces moments de délires.
Gabriel avait cinquante-cinq ans, François la trentaine. L’un était petit avec un léger embonpoint, l’autre grand et frêle. Le premier se mettait facilement à l’unisson de nos extravagances, le second était bridé par une timidité qui le tenait toujours sur la réserve. Parfois le personnel de cuisine, notamment le beau Mathias, jetait un œil ou une oreille par le passe-plats pour ne rien manquer du spectacle que nous donnions.
Sur ce cliché-là, tous les personnages se sont effacés peu à peu. Il ne reste que moi, bien seul !

- Josiane. Dans notre cercle, Josiane avait définitivement perdu son prénom pour devenir simplement Ziane, ainsi que l’avait baptisée un sien neveu qui ne savait pas encore bien parler. Paul avait décidé qu’il en serait ainsi car il trouvait “Josiane” trop long et le diminutif “Jo” susceptible de quiproquos. En outre, il lui avait imposé ces cinq lettres comme nom de scène. En effet, la belle Ziane tentait de percer au théâtre dans des rôles ancillaires qui n’offraient pourtant pas de longues répliques ; un comble pour une fille aussi bavarde et volubile !
Elle avait à peu de chose près le même âge que lui, faisait des piges dans différents journaux régionaux et parfois nationaux. Paul jouait les Pygmalion avec elle, en contrepartie de quoi elle était progressivement devenue son “alibi” féminin. Il la traînait avec lui dans certains de ses déplacements professionnels ou dans les dîners en ville auxquels il était bon d’être accompagné. Rôle que je tiendrais par la suite après le départ de Ziane pour la capitale où elle avait réussi à se faire embaucher à Jours de France grâce à un petit coup de pouce de Paul qui avait su rappeler à Marcel Dassault certains services rendus en rapports avec le milieu du cinéma.
Ziane était d’un abord sympathique et exubérant, descendait les bouteilles de champagne comme d’autres des cannettes de Perrier, et professait une liberté sexuelle qui n’entendait pas se laisser brider un jour par une grossesse intempestive. Les soirées avec elles restent parmi mes souvenirs les plus fous.
Au-delà de cette façade parfaite, c’était aussi quelqu’un de très personnel, assez “fouille-merde” et qui aurait réussi à faire se battre les montagnes entre elles. Paul m’avait gentiment prévenu de la chose, cependant je n’avais pas voulu le croire, mettant cette appréciation peu amène sur le compte d’une rancœur due au départ de son amie pour Paris où elle vivrait de nouvelles aventures loin de lui et de sa cour de jeunes éphèbes. Départ qu’il avait pourtant favorisé !
Je me trompais ; j’aurais dû faire davantage confiance au jugement infaillible qu’il portait habituellement sur ses contemporains, mais ceci est une autre histoire. 

Aucun commentaire: