vendredi 24 mai 2013

Nous qui survivons 1/3

À la mémoire
d’un Feu follet…


Le cauchemar. Le même qui m’obsède régulièrement depuis bientôt vingt ans…
Sur une scène de théâtre. Au fond, un mur en carreaux de faïence blanche percé d’une sorte de puits de jour fait de blocs de verre dépoli et – devant ce mur – un lit métallique tout blanc, jusqu’aux draps impeccablement tirés, presque militairement. La lumière est crue, elle rebondit en cascade sur tout ce blanc, sans laisser d’ombre, comme le ferait l’éclairage d’un bloc opératoire.
Dans le lit, il y a la forme d’un corps sous les draps. On la devine plus qu’on ne la voit réellement.
Soudain, je suis sur la scène et je m’approche de ce lit. J’ai vingt-huit ans. Au fil des années, mon âge n’a pas changé, ni ma silhouette. En tout cas dans le cauchemar, car bien sûr la vie s’est chargée de modifier tout cela.
Je m’approche et je comprends qui est allongé dans ce lit. Je dis que je “comprends” car il m’est impossible de l’identifier réellement.
Je vois ce corps décharné, les os du visage saillants, les yeux presque exorbités, l’absence de pommettes, le teint tellement livide qu’on se demande si c’est encore une nuance existante.
Maintenant que je suis au bord de la couche, je me rends compte que les bras du malade reposent sur les draps immaculés. Eux aussi, bien évidemment, sont d’une maigreur insupportable. Les longs doigts semblent recouverts d’une fine peau parcheminée directement enfilée comme un gant sur des phalanges noueuses.
Je pense à Arthur, le squelette de la salle de sciences naturelles au lycée. Je voudrais rire à cette idée ou au moins sourire. C’est impossible. Ma gorge est nouée, mes yeux restent secs mais brûlants de l’impossibilité de pleurer.
— Je savais bien que nous nous retrouverions au bord d’un lit, tous les deux…
La voix. Sa voix. Claire et narquoise comme elle l’a toujours été. J’imagine qu’à ce stade elle devait être chevrotante et inaudible, mais tout cela n’a rien à voir avec la réalité, c’est une reconstruction onirique. Alors il a sa voix d’avant, celle du bon vivant. Celle qu’il prenait pour me dire : « Si j’épouse un homme un jour, ce sera toi. »
La lumière vacille comme elle le ferait un soir de gros orage. Mais on n’entend aucun bruit de tonnerre. Et puis l’éclairage redevient aussi cru.
Le décor n’a pas bougé… À un détail près.
Ce n’est plus un lit qui se trouve devant le mur blanc, mais une table d’autopsie qui trône au milieu de l’espace. Et son corps, sous le drap qui le recouvre entièrement. Je sais que c’est lui, la question ne se pose pas.
Lui… Lui et tous les autres…
1993. Chaque jour je biffe des noms dans mon carnet d’adresses et ce geste dérisoire, impuissant, me renvoie à l’adolescent romantique que j’étais et qui effeuillait les marguerites en attendant de trouver le grand amour. Je ne peux m’empêcher de penser à Brassens parlant du chrysanthème comme de « la marguerite des morts ».
Je regarde cette forme sous le drap, qui me parle de la mort ; de celle des gens que j’ai aimés, de ceux que j’aime et aimerai plus tard, de la mienne qui n’attend qu’un faux-pas.
J’ai envie de hurler. J’ouvre grand la bouche, mais aucun son ne sort. Et c’est ce silence oppressant qui me réveille.

À quel moment ce cauchemar s’est-il immiscé dans mon sommeil ? Était-ce la nuit même de l’annonce de son décès ? C’est fort probable, car ce fut un véritable choc pour moi.
C’était à la fin septembre 1993. J’étais sans nouvelles de lui depuis près de deux ans. Les quelques messages que je lui avais laissés dans l’intervalle étaient restés sans réponse, y compris mon invitation à la grande fête que nous avions organisée au milieu de l’été lorsque Yoann et moi avions décidé de nous installer ensemble. Simulacre de mariage. J’avais espéré qu’il me conduirait à l’autel, ce qui aurait été une sorte d’aboutissement à la promesse maintes fois renouvelée à laquelle j’ai déjà fait allusion.
J’avais respecté son silence parce que je croyais qu’il filait le parfait amour avec le jeune homme qu’il avait accueilli chez lui quelques années plus tôt. Ce dernier ne m’aimait pas beaucoup, ce qui était d’ailleurs réciproque. Là réside la raison principale pour laquelle nous avions laissé une certaine distance se mettre entre nous. Je n’avais pas compris qu’il y avait autre chose, de beaucoup plus grave et définitif qu’une vague brouille entre un amant jaloux et un ami dévoué, jusqu’à ce que Ziane – qui était présente à la fête –, me mette au courant de la situation.
Yoann et moi étions en Arles depuis le début du week-end pour le festival de la photographie. Depuis quelque temps, celui-ci était en perte de vitesse et une certaine incertitude planait sur son avenir.
Le lundi, nous avions déjeuné sur la place du Forum avant de reprendre la route pour Avignon. C’était une belle journée et nous avions pris le chemin des écoliers, nous aventurant un instant sur les bords de la Durance, insouciants et heureux.
C’était un temps béni où nous n’étions pas tous accros au téléphone portable. Ni Yoann ni moi n’en possédions. Le message nous attendait donc sur le répondeur de la maison.
— Martin, c’est Ziane. Je t’appelle pour te dire que Paul nous a quittés. Les obsèques sont cet après-midi à quinze heures au crématorium, si peux venir…
Le message était laconique et brutal. J’étais anéanti. Je ne m’étais pas préparé à une telle annonce. Paul était de ces personnages que l’on croit indestructibles, toujours sur la brèche, hyperactifs, débordants d’énergie. J’avais beau savoir depuis deux mois qu’il était malade, je voulais croire qu’il remonterait la pente et pourrait tenir tête à la maladie grâce à de nouveaux médicaments, en attendant le vaccin qui mettrait définitivement fin à ce fléau.
Il était un peu plus de seize heures, c’est dire que nous arrivions trop tard. Je dis “nous”, bien que Yoann n’ait jamais eu l’occasion de rencontrer Paul dont j’avais eu cependant maintes fois l’occasion de lui parler.
Trop tard pour aller à la cérémonie, trop tôt pour rappeler Ziane et avoir davantage de précisions. Encore que, les précisions n’étaient guère utiles. Je n’avais aucun doute sur les causes de ce décès. Peu importait le nom de la maladie opportuniste qui l’avait achevé, elle-même n’avait qu’une origine.
Des images se bousculaient dans ma tête. Il y avait les moments heureux, bien sûr, ceux de la franche rigolade les soirs de Festival lorsque nous refaisions le spectacle avec certains artistes, autour d’une table dans le restaurant de Gabriel. Et puis s’imposait le souvenir d’une rencontre après les obsèques de ce même Gabriel, lorsque j’avais demandé à Paul comment allait François, le compagnon de Gabriel.
Paul se tenait devant moi, raide et horrifié. Il avait marqué un temps assez long, pointé le poing dans ma direction, index et auriculaire dressés comme les cornes du diable, en disant simplement : « Je ne veux plus jamais parler de ça. »
J’en avais déduit que François aussi était atteint et que son tour viendrait. Je n’avais pas compris une seconde que Paul était en train de m’annoncer qu’il était lui-même sur la liste !
Je suis parfois très lent à prendre conscience des catastrophes qui rôdent.

Le cauchemar est un rappel à l’ordre. Un aveu de culpabilité, une autocondamnation sans pourvoi possible : tu l’as laissé mourir et tu n’étais pas là, à ses côtés.
Cette accusation allait sans doute beaucoup plus loin, dans le non-dit. Elle pointait en même temps une peur irrépressible, celle de mourir seul à mon tour, abandonné de mes amis qui se seraient détournés d’un malade à la contagion possible. C’était injuste, car trop longtemps je n’avais pas été au fait des problèmes de santé de Paul, et qu’en outre à aucun moment ceux-ci ne m’auraient écarté de lui.
L’inconscient tient donc également de notre mauvaise conscience et de nos regrets.
Paul et moi avions été soudés et complices sans pour autant jamais avoir été amants. Sa plaisanterie sur notre mariage était une manière pudique et amusante de marquer à quel point notre relation se situait sur un autre plan et comptait différemment pour lui que ses aventures sans lendemain. C’est en tout cas ainsi que j’avais décidé de prendre la chose.
La vision de Paul malade puis mort, dans le cauchemar récurrent, est purement fantasmagorique. Elle n’en est pas moins présente et suffocante à chaque fois.
Serais-je apaisé si j’avais pu le voir une dernière fois, dans les ultimes semaines ou même après qu’il eut quitté ce monde ? Je veux chasser à la fois ces fausses images et cette idée saugrenue, pour ne me souvenir que des bons moments.
Je le revois tel qu’il m’est toujours apparu, dès les premiers instants, d’une égale bonne humeur rarement ponctuée d’éclats terribles, feints la plupart du temps, qui avaient le pouvoir de faire plier quiconque à ses raisons.
Paul était d’une taille moyenne, avec une silhouette élancée qui le faisait paraître plus grand. Visage ovale, joues pleines chacune creusée d’une légère fossette disposée symétriquement de part et d’autre de la bouche, chevelure brune mi-longue à peine ondulée, de larges lunettes rondes cerclées de métal doré posées tantôt en haut tantôt à l’extrémité du nez. Le plus souvent, il était vêtu d’un pantalon gris perle, d’une chemise blanche au col agrémenté d’un nœud-papillon noir, d’un blazer bleu marine et chaussé d’escarpins italiens de cuir noir. Maniaque de la ponctualité, il affectait de ne jamais porter de montre.
Il soignait une certaine élégance, cultivant un côté dandy qui n’était que de pure provocation. Trois ans avant sa mort, il ajouta une petite touche à son personnage : une canne à pommeau d’argent ciselé. Il en jouait de toutes les manières possibles, la faisant tourner au bout de ses doigts comme un bâton de majorette, la brandissant prête à “rosser le manant”, mimant des feintes d’escrime, s’appuyant dessus des deux mains ainsi que le faisait Yves Montand sur scène lors de ses tours de chants… L’espièglerie était omniprésente chez lui. Mais, derrière toute cette mise en scène, le but secret était peut-être de faire oublier pourquoi cet accessoire lui était un jour devenu indispensable, à la fois pour marcher et se défendre. Nous n’étions que quelques-uns à savoir qu’il s’était fait agresser un soir au bout de l’île de la Barthelasse, alors qu’il pensait y être tranquille pour batifoler en galante compagnie. Il avait traîné la jambe quelques semaines, le temps de s’habituer à la canne et de comprendre tout le parti que pouvaient en tirer son personnage et sa légende.
Journaliste et chroniqueur de théâtre, Paul avait le goût du jeu et de la mise en scène ; il ne négligeait aucun détail afin que la représentation soit parfaite. Cela lui valait une cour dans laquelle se mélangeaient admirateurs sincères, flagorneurs ou envieux, mais qu’il entretenait aussi comme un vivier de jeunes hommes prêts à agrémenter ses après-midi ou ses nuits jusqu’à ce que l’un d’eux, plus futé que les autres, lui mette le grappin dessus et écarte toute concurrence d’un revers de la main en chasse-mouches.
Manuel était un acteur raté, sans le moindre talent professionnel ; pour ainsi dire à l’opposé de ce que vénérait Paul. Pourtant, il sut l’amadouer, d’aucuns diraient l’embobiner.
En moins d’un mois il déposa son sac chez Paul. D’abord dans la chambre d’ami où son hôte venait le rejoindre certains soirs, puis ils firent très vite chambre commune.
L’une des dernières fois que je le vis, Paul m’expliqua avec un sourire ironique : « Le talent qu’il n’a pas sur scène, crois-moi, il l’a dans un lit. Quelle représentation ! »
Contrairement à ce qu’a pu imaginer Manuel, je n’ai jamais été jaloux de lui. Je n’avais aucune raison de l’être. Paul et moi aurions pu coucher ensemble dix ans plus tôt et il ne serait rien resté de ce moment-là – quelles qu’en eussent été l’intensité et la qualité –, alors que nous avions préféré jouer la carte d’une vague complicité qui s’était tranquillement muée en amitié sincère et forte. Pour tout dire, j’étais heureux pour eux du couple qu’ils formaient et qui me permettait d’espérer qu’une rencontre aurait lieu pour moi aussi, un jour ou l’autre. Les exemples en ce sens n’étaient pas si nombreux.
Cette année-là, Paul trouva un petit boulot à Manuel le temps du Festival, puis il fit jouer ses relations à la mairie pour une sinécure qui assurât un revenu au jeune homme afin qu’il puisse avoir une certaine indépendance et ne se considère pas comme vivant aux crochets de son aîné. Très probablement, cet arrangement assurait en même temps à mon ami des possibilités d’escapades auxquelles je n’imagine pas qu’il ait jamais renoncé, sentiment renforcé par une ou deux allusions qu’il me fit à ce moment-là.
Paul avait une vie relativement mondaine. Sa profession le lui imposait en partie, toutefois la vérité est qu’il ne détestait pas cela. Il aimait épier les regards et les petits secrets qui s’échangeaient dans les dîners en ville, ne détestait pas recueillir les ragots qui vont bon train dans le milieu du spectacle. Cela nourrissait ses articles, mais pas seulement. On murmurait beaucoup qu’il tenait à jour des dossiers sur chacun, regorgeant de petites choses peu glorieuses dont il n’hésitait pas à se servir à l’occasion. Oh ! il n’est pas question de parler de chantage ici, plutôt de pressions “amicales” destinées à faire plier certaines personnes dans le but de rendre service à d’autres. Il usait de ce moyen sans méchanceté, quoiqu’avec avec une jubilation intense. Le spectacle et la politique ne faisant pas toujours chambre à part, on prêtait à Paul des pouvoirs occultes qu’il ne possédait pas forcément. Toute son habileté était d’entretenir un mystère total sur les secrets dont il pouvait ou non être dépositaire. Nous savions tous lorsqu’une de ses démarches aboutissait ; quant à celles qui restaient sans lendemain, elles étaient aussi sans écho.
Au fond, il y avait beaucoup de romanesque dans la vie de ce quadragénaire flamboyant et sympathique. Les meilleurs ingrédients s’y mêlaient, entre intrigues amoureuses et politiques, parfois policières, comédie du pouvoir et comédie de mœurs. Jusqu’au tragique d’un final prématuré.

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