samedi 22 septembre 2018

Au bord de la piscine 1/4

Pour Andrée M. – Belle-Maman –,
la plus magnifique et moins ronchon
des septuagénaires !


I
MAGGIE 

Chaque jour, en début d’après-midi, Maggie prend possession de l’un des trente transats disposés autour de la piscine. Elle en choisit un qui soit à l’abri de l’un des dix parasols, car sa peau toujours blanche d’ancienne rousse ne supporte pas le soleil, quel que puisse être l’indice de protection des crèmes dont elle s’inonde abondamment le corps une fois installée.
Le matelas des transats est une sorte de tissage de gros fils de nylon dont le motif est à rayures verticales bleu marine et gris tourterelle, l’armature est en plastique blanc moulé. Rien à voir avec le confort des chaises de plage de son enfance, en bois et toile de coton, qui épousaient le corps en souplesse. Ici, on est à la dure ! C’est sans doute meilleur pour le dos, mais incontestablement inconfortable. Le parasol est blanc uni, il produit un peu d’ombre mais laisse passer une lumière chaude et brûlante. Pour compléter le mobilier, elle dispose d’une petite table carrée, moulée dans le même plastique blanc que le transat, aux quatre coins de laquelle sont embouties des alvéoles permettant d’insérer des gobelets et dans l’une desquelles elle dépose son téléphone portable. Celui-ci lui sert avant tout à connaître l’heure, car elle laisse montre et bijoux dans le coffre-fort de la chambre et elle se demande qui pourrait bien encore l’appeler pour prendre de ses nouvelles.
Son installation nécessite un certain temps. Elle a les gestes lents, plus par méticulosité qu’en raison de son âge. À soixante-dix ans, on n’est pas vieille ; surtout si l’on ne s’est pas usée au travail toute une vie !
Elle commence par recouvrir le transat d’un long drap de bain représentant le drapeau britannique, chauvinisme oblige. Ensuite, elle fait glisser sa robe jusqu’au sol pour apparaître dans un monokini noir de coupe très stricte, qui dissimule à peine un début de ventre rond mais sait mettre en valeur des jambes et des bras qui tiennent encore la route, n’accusent pas son âge. Ceci n’est pas un détail pour elle car elle se fait une certaine opinion de son corps et de la séduction qu’il peut encore exercer sur les hommes. Une fois en maillot, elle s’enduit abondamment de crème solaire et s’allonge à l’ombre du parasol, farfouille dans son sac besace pour en tirer des lunettes de soleil foncées qu’elle pose sur son nez, le téléphone portable qui trouve place sur la petite table et un livre qu’elle ouvrira de temps à autre, sans grand enthousiasme.
Dès lors, Maggie guette l’arrivée des autres pensionnaires autour de la piscine. C’est sa distraction, observer tous ces étrangers et leur inventer une vie, un destin. Il n’y en a pas deux comme elle pour déceler les petits travers ou les imperfections de chacun ; la meilleure façon de n’avoir pas à se pencher sur les siens et d’ignorer le fond de méchanceté qui ne l’a jamais quittée depuis l’enfance à Birmingham dans les années cinquante du siècle précédent.
Issue d’une famille pauvre, Margaret Shelby a toujours été une petite fille envieuse et insatisfaite, assoiffée d’une revanche pour une partie perdue par les générations précédentes et dont elle avait conscience de faire les frais en toute impuissance. Ce trait de caractère, rien n’avait pu le changer, même lorsqu’elle était partie s’installer à Londres où elle avait rencontré John Burnham, qu’elle avait épousé et avec qui elle avait vécu quarante-cinq ans d’un amour exclusif et jaloux.
S’exiler à Londres n’avait pas été si facile pour elle, mais au fond qu’y avait-il eu de facile dans sa vie ? Cela avait commencé par une chambre meublée sordide qu’elle payait en faisant des ménages à la City. Rien de reluisant pour la jeune femme ambitieuse qu’elle était. Pour tout dire, elle se serait bien vue à Buckingham comme une Wallis Simpson qui aurait réussi mieux que l’épouse de ce vieil Édouard, bien qu’elle ne fût pas issue d’une famille de notables même américains ! Et puis, elle avait rencontré John sur Oxford Street. Son physique l’avait littéralement subjuguée, puis sa voix, son discours et son sourire enjôleur avaient fait le reste.
Vendre des salades, c’était le métier de John Burnham, en fait. Le jeune homme travaillait comme rédacteur pour une agence de publicité. Il débutait à un salaire médiocre mais débordait de suffisamment d’idées pour compenser la modestie de ses piges par une productivité exponentielle. Sans faire de lui un homme riche, cela en faisait néanmoins un parti envisageable, c’est-à-dire un bon investissement pour l’avenir. C’est en tout cas ce qui avait motivé Maggie à se lancer au début de leur relation, avant que la jouissance physique prenne le pas et la transporte littéralement dans une dimension amoureuse insoupçonnée d’elle jusqu’alors. John avait été un amant magnifique, jusqu’au bout, malgré l’âge et la maladie qui le rongeait avant d’avoir raison de lui deux ans plus tôt.
Le jeune couple avait eu des hauts et des bas. Quand les bas étaient trop hauts, ils se réfugiaient quelques semaines chez la mère de John à Manchester, le temps pour lui de rebondir. Maggie ne travaillait plus. Outre qu’elle n’en avait pas véritablement envie, son mari ne l’aurait pas supporté. Ce n’était pas la vision conservatrice qu’il se faisait de ce que devait être une épouse. Pour lui, c’était à l’homme qu’incombait la tâche d’apporter au ménage les revenus indispensables à le faire vivre.
Ils n’avaient pas eu d’enfant. Ce fut d’abord un choix, lié à une situation pécuniaire fluctuante. John usait de préservatifs et prenait soin de se retirer à temps malgré cette première protection. Puis, Maggie se procura la pilule sans le dire à son époux au moment où celui-ci commença à envisager de prolonger la lignée des Burnham. Elle avait peur que ce soit encore trop tôt. Si leurs finances s’amélioraient, elles n’étaient toujours pas suffisamment stables à ses yeux. Plus tard, quand elle cessa toute contraception, ils finirent par comprendre qu’ils n’auraient jamais de descendance, ce que des analyses médicales confirmèrent : il était stérile. Maggie prit très mal la chose, c’était comme un affront personnel que lui faisait Dieu en la punissant ainsi d’avoir voulu retarder une naissance qu’elle avait désirée trop tard. Alors elle s’était mise à détester les enfants, à ne plus supporter ni leurs cris ni leurs rires. Même silencieuse, leur présence la mettait hors d’elle.
John avait gravi les échelons au sein de l’agence de publicité qui l’employait, gagnant davantage d’argent qu’il tentait de placer intelligemment afin de ne manquer de rien lorsque l’âge de se retirer des affaires se ferait sentir. C’était une bonne idée, car la vie en Angleterre devint de plus en plus difficile au fil du temps.
Lorsque le moment vint de prendre sa retraite, il convainquit son épouse de s’exiler en France où ils trouveraient un meilleur confort à moindre prix. Si l’Angleterre avait adhéré à l’Europe, elle avait tenu à conserver sa propre monnaie et la Livre avait un taux de change favorable face à l’Euro. Il avait manifestement étudié la chose avec précision, échafaudant ses plans depuis de nombreuses années. À peine donna-t-elle son accord de principe qu’il lui indiqua avec précision où ils iraient s’installer, ainsi que les projets qu’il nourrissait pour entamer une nouvelle carrière d’écrivain.
John avait décidé de poser au vieil Anglais excentrique, c’est pourquoi, alors que leurs meubles avaient déjà été expédiés et mis en place dans leur nouvelle demeure, il acheta un vieux taxi londonien avec lequel ils embarquèrent sur le ferry entre Douvres et Calais avant de traverser une partie de la France par de petites départementales ombragées, sans se presser, profitant de la délicieuse (selon lui, my god !) de restaurants de routiers et du confort relatifs d’hôtels familiaux dénichés sur un Guide du routard qui n’était probablement pas de la dernière édition.
C’est ainsi qu’ils arrivèrent à destination, début juillet 1987, à Saint-Vincent-Rive-d’Olt dans le Lot, sud-ouest de la France, à quelques kilomètres de Cahors dont elle n’avait pas davantage entendu parler jusque-là.
St-Vincent, qui avait perdu un millier d’âmes depuis le milieu du XVIIe siècle, n’était plus qu’un gros village de quatre cents habitants. On n’avait rajouté « Rive-d’Olt » qu’en 1901, pour signifier qu’il se trouvait au bord du Lot et redorer un peu son blason, même si la population n’était encore que divisée par deux à l’époque. Ces détails, Maggie les tenaient de John, qui avait manifestement bien étudié l’histoire de la région avant de venir y poser ses guêtres. À leur arrivée, avant même de la conduire à leur nouvelle demeure, au cœur du village, il avait tenu à lui faire faire un petit circuit touristico-culturel, lui montrant le lavoir couvert, lui parlant des anciens moulins dont il ne restait que quelques vestiges, des ruisseaux qui les alimentaient et du Bondoire, le ruisseau principal qui passe par la place centrale, descendant de Cambayrac et allant se jeter dans le Lot. Peu avant, il lui avait montré rapidement Cahors, où ils iraient au marché le samedi matin et Luzech, bien plus proche.
Maggie se souvient de ce premier jour dans les moindres détails. Elle s’était sentie prête à aimer cet endroit, sans la moindre conscience de la barrière que serait la langue. Forte de parler un idiome international, elle n’avait jamais fait l’effort d’en apprendre un autre, ce qui ne l’empêcherait pas de reprocher aux Français de ne pas le manier avec autant d’aisance qu’elle-même. Son mari, quant à lui, avait fait cet effort bien des années en amont, misant sur le fait que le tunnel sous la Manche se ferait un jour et qu’il y aurait des affaires juteuses à réaliser pour les Britanniques prêts à saisir leur chance. John avait une capacité certaine à se projeter dans l’avenir, sentir les opportunités, analyser les évolutions en cours, les changements bénéfiques qui en découleraient, mais il manquait du souffle nécessaire pour courir la distance. Une sorte de seconde stérilité, en somme.
De sa connaissance de la langue française, il n’avait tiré que quelques participations à des voyages tous frais payés par des comités du tourisme hexagonaux en échange de rédactionnels dans des revues de charme et des catalogues de tour-opérateurs. Ce n’était pas fantastiquement payé, mais cela lui avait permis de tomber amoureux de ce coin de France où il l’avait entraînée finir leurs jours. Ce fut un endroit où il s’adapta sans peine et, avec le zèle des nouveaux convertis, il aurait fini par devenir plus Français que les autochtones si on lui en avait laissé le temps !
Pour Maggie, certes la Vallée du Lot était une chose magnifique, les Causses un désert féerique… en tout cas aux beaux jours. Pour le reste – entre grisaille, pluie et neige –, c’était encore plus sinistre qu’un jour de pluie à Londres ! Elle était une femme de la ville, faite pour le grouillement et le bruit, le tub et les bus à impériale. Les vignobles ne lui étaient d’aucun intérêt, sa passion allait au gin pour peu qu’on ne le noyât pas dans un tonic quelconque.
À l’inverse, John était passionné par ces paysages souvent grandioses, les sites que l’on disait ici « majeurs » tels que Saint-Cirq-Lapopie ; ces fortifications, dont les plus anciennes datent du XIe ou XIIe siècle, ancrées dans la roche calcaire des falaises bordant les vallées lotoises et portant le nom de « Châteaux des Anglais » par une sorte d’anachronisme populaire. C’étaient des forts-refuges construits dans le but d’accueillir et protéger la population contre les attaques, qui furent aménagés et utilisés avant le xive siècle et réorganisés au cours de la guerre de Cent Ans. Il connaissait tout cela par cœur, comme la vie de Champollion, l’enfant de Figeac, à une centaine de kilomètres de là.
Des débuts de leur installation, John Burnham avait tiré un roman autobiographique mettant en valeur la région dans laquelle ils s’étaient fixés. À juste titre fier de son travail, il s’était envolé pour Londres où il avait déposé son imposant manuscrit entre les mains de la firme Hamish Hamilton Ltd, certain d’intéresser un maximum de lecteurs britanniques avec ce récit plein d’humour sur les petits travers des Français. Hélas, en sortant de la maison d’édition, il découvrit que ce jour-là était celui de la parution de A year in Provence de Peter Mayle et comprit que le filon provençal de son compatriote barrait à jamais la moindre chance à son périple lotois de trouver un public. Cela coupa net son élan créatif et il se résolut à compléter ses revenus en réalisant des traductions pour des sites touristiques, des chaînes hôtelières, des menus de restaurants et occasionnellement pour le tribunal de Cahors.
Son heure de gloire vint en 2001, lorsque – sur recommandation de l’un de leurs amis – le Foreign Office le contacta pour lui demander d’organiser les vacances privées du Premier ministre dans le Lot. C’est ainsi que, le 21 août vers 13 h 45, Tony Blair se posa sur l’aéroport de Carcassonne-Salvaza à bord d’un vol régulier de la compagnie Rayanair, accompagné de son épouse et de trois de ses enfants, à destination d’une propriété de Saint-Martin d’Oydes.
Les Burnham n’étaient pas présents et n’eurent aucun contact avec le travailliste qui n’était pas à proprement parler leur cup of tea. Mais ils retirèrent une bonne récompense financière pour le service rendu…
Quatre ans après sa parution au Royaume Uni, A year in Provence devint un best-seller en France et assura une notoriété incontestable à son auteur qui exploita le filon tout au long de sa nouvelle carrière, ce qui lui valut d’être élevé dès 2002 au rang de Chevalier de la Légion d’Honneur, distinction très prisée des Français. Il serait faux de dire que ceci n’affecta pas le moral de John. Il n’était pas jaloux de ce succès, mais il avait pleinement conscience que celui-ci était un empêchement définitif à sa propre percée. Margaret resterait à jamais persuadée que la maladie de son époux était une conséquence directe de la déprime qui l’avait saisie devant ce coup du sort.
Le cancer l’avait rongé lentement et avait fini par avoir raison de lui deux ans plus tôt. Comme si leurs sorts étaient liés en quelque sorte, au début de cette année c’est Peter Mayle qui avait succombé à son tour à une longue maladie… Elle y voyait une manifestation d’une justice immanente.
Bien sûr, le décès de John avait bouleversé sa vie. Elle se retrouvait seule, dans un pays dont elle refusait obstinément de baragouiner la langue, au milieu de « bouseux » qui affectaient de ne pas pratiquer la sienne. Et pour couronner le tout, ses compatriotes avaient décidé par référendum de quitter l’Europe. Le Brexit était devenu le sujet de tous les fantasmes, les cartes avaient été brouillées et redistribuées de façon anarchique. L’avenir n’était plus tout tracé.
Maggie avait fait ses comptes. Retourner vivre en Angleterre, c’était perdre énormément de pouvoir d’achat. Rester en France, ce n’était pas beaucoup mieux avec l’arrivée d’un jeune président aux dents longues et que les scrupules n’étouffaient pas. Il lui fallait trouver un autre point de chute, qui lui permettrait de maintenir une certaine aisance à laquelle elle s’était habituée depuis tant d’années.

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