mercredi 10 septembre 2014

Le Bal des crédules 2/5

II

— Même si c’est un lieu commun de dire que les extrêmes se rejoignent, je ne vois pas très bien ce qui a pu vous rapprocher tous les deux au point de partager votre vie si longtemps.
— Le sexe et les circonstances. C’est aussi simple que cela.
— J’entends bien ! Cependant, il ne doit pas être évident de vivre avec quelqu’un qui prétend voir l’invisible et lire dans les pensées de tout le monde. Il y a de quoi se sentir observé en permanence, au risque de développer une bonne paranoïa.
— Je m’étais protégé contre cela dès le départ en lui interdisant d’exercer ses pouvoirs sur moi. Je l’avais prévenu que s’il disait le moindre mot sur des événements qu’il prévoyait pour moi, je partirais sur-le-champ et sans retour ; ce qui n’était pas une prédiction mais une promesse.
— Et il n’a jamais essayé ? ricana-t-il. Il me semblait pourtant que le personnage aimait se répandre sur ses visions.
L’attaque était un peu basse. Après tout, qui n’aime pas parler à l’infini du métier qu’il pratique avec passion ? Lui-même ne m’avait-il pas décrit quelques cas typiques d’expertises psychiatriques qu’il avait pratiquées ?
— Quelques semaines après mon emménagement, il a essayé de passer outre en me lançant un avertissement terrible, avouais-je. Je pense que c’est ce qui a mis fin au caractère idyllique de cette histoire. C’est sans doute ce qui a permis à certaines de ses collègues de s’immiscer dans notre couple, dispensatrices de conseils soi-disant "avisés"…
Jusque-là, nous avions vécu en une sorte de circuit fermé, même si je savais qu’il avait de nombreux contacts avec diverses voyantes qui officiaient sur la même plateforme téléphonique que lui. Cette première crise leur ouvrit littéralement la porte. Ce fut pour moi un choc frontal. Je me retrouvais face à des gens qui prétendaient intervenir dans une relation intime pour notre bien, quand eux-mêmes ne semblaient pas jouir d’une vie si épanouie qu’ils puissent y puiser des leçons pour autrui ! J’appris un nouveau mot que je mettais aussitôt à l’index : "coaching".
La première à intervenir fut une blonde imbue de sa personne et de son talent. Elle se prétendait la meilleure, faisait référence constamment à ses interventions à la radio et à la télévision, ne parlait que de planning débordé et de rentrées mensuelles colossales. Il ne m’avait fallu que quelques clics sur Internet pour constater que sa notoriété se limitait à une radio libre et à une télévision locale, quand à l’entendre on imaginait des médias nationaux de premier plan.
Elle-même en instance de divorce et dans une relation sadomasochiste avec son mari, dans laquelle leurs enfants servaient tantôt de soigneurs, tantôt de punching-balls, elle prétendait donc nous aider à surmonter « une épreuve dangereuse pour l’avenir de notre couple ». C’était pathétique et risible. Je décidais néanmoins de me taire, croyant que ce serait la meilleure solution pour nous laisser une chance d’aller plus loin.
Je compris très vite quelles étaient les motivations de cette femme. Elle nourrissait un projet de partenariat avec mon compagnon, souhaitant l’entraîner dans une aventure professionnelle au sein d’un groupe de casinos avec lequel elle était en pourparlers. Je me posais la question de savoir pourquoi elle n’y allait pas seule. Était-elle si peu certaine du résultat ? Était-il possible qu’elle doute de ses capacités, pourtant tellement supérieure à l’en croire ?
Elle appelait tous les jours, prodiguant ses conseils conjugaux qui tous allaient dans le même sens : c’était à moi qu’il incombait de faire des efforts pour m’adapter au monde dans lequel je venais d’entrer. Refuser que l’on me fasse part des "flashs" que l’on avait eus à mon sujet était absurde et insupportable car un médium ne peut garder pour lui ce qu’il "reçoit". Quand elle-même était sur le point de m’apporter des précisions de cet ordre, je laissais tomber l’appareil afin qu’elle continue dans le vide ou raccrochais brutalement.
Au bout de quelque temps, il y eut l’inévitable rencontre. Nous nous retrouvâmes tous les trois dans cet établissement de jeux de dernière catégorie où le principal jackpot était qu’il y eut encore des clients. Il semblait que l’organisation d’une attraction "voyance" était la dernière cartouche pour attirer là quelques badauds désœuvrés ou en rupture de cure thermale.
Cette première rencontre fut aussi la dernière. Il s’avéra que le succès de la blonde organisatrice fut moins grand que celui du collègue qu’elle avait sollicité. C’était un crime de lèse-majesté insupportable. Leur couple, tout professionnel qu’il fût, dura moins que le nôtre qui était pourtant déjà fort en péril.
La prestation au casino était prévue sur un week-end, mais dès le premier soir elle disparut à jamais. Le contrat prévu fut donc signé avec mon compagnon qui poursuivit seul ses prestations au cours des mois suivants. Ce fut l’occasion d’une autre rencontre tout aussi improbable.
Cette fois, ce fut une plantureuse matrone dont les rondeurs cachaient un caractère anguleux contre lequel il nous faudrait apprendre à ne point trop nous cogner.
— Comme les psychiatres, les médiums aiment se consulter entre eux, histoire de vérifier qu’ils sont toujours sains d’esprit, dis-je avec un certain sourire, n’ignorant pas que mon vis-à-vis était hermétique à toute forme d’humour.
Si la chose était dite en manière de plaisanterie, elle n’en était pas moins vraie pour autant. Le petit monde de la voyance passe son temps à se consulter mutuellement, ne serait-ce que pour tester les compétences de la concurrence ou tenter de déstabiliser celle-ci sur les salons où tous les coups sont permis pour rafler la mise.
C’est à l’occasion d’une de ces consultation-testes qu’ils firent connaissance. J’assistais de loin à la scène, intrigué par le dialogue des corps qui se rapprochaient, s’éloignaient, se raidissaient… Seules les mains se touchaient, mais on sentait comme une étreinte. J’ai conscience que ce sont là les mots de la jalousie, pourtant je ne vois guère comment mieux exprimer ce qui était en train de se passer sous mes yeux, sans avoir pour autant la moindre appréhension car je savais en quel mépris il tenait la gent féminine. Il était capable de la papouiller de la façon la plus indiscrète et indécente, mais c’était toujours dans l’unique but de se l’approprier professionnellement.
Ces deux-là trouvèrent un intérêt commun à poursuivre au-delà de la consultation. Nous fûmes dès le soir même conviés à dîner par la dame, dans une auberge perdue à quelques kilomètres de là, tout à fait charmante et dont la cuisine était plus qu’honorable.
Notre couple exerçait manifestement une attraction particulière dans ce milieu. Nous n’étions certes pas les seuls homosexuels, loin de là, mais nous osions nous afficher ensemble comme un vrai couple. Sous couvert d’acceptation libérale de nos mœurs, nous étions tour à tour un objet de scandale, d’amusement, de dégoût profond, mais toujours d’intérêt : le maître mot présidant à toute relation pour ces gens-là. Ils disaient posséder un don, ils ne prétendaient pas en faire…
Cette diseuse de bonne aventure et donneuse de leçons de vie vint s’installer quelques jours quai Bergeret, pendant lesquels elle dispensa tout son savoir en matière de couples en difficultés. Je me demandais quelle était son autorité sur la question, dans la mesure où j’avais cru comprendre qu’elle-même vivait une liaison compliquée et à distance avec un jeune Monténégrin qu’elle entretenait plus ou moins à coups de mandats internationaux, tout en ayant une aventure avec un Rom marié qui vendait des paniers d’osier tressé sur les foires et marchés environnants.
Malgré leurs connexions directes avec l’au-delà, ces deux femmes étaient incapables de voir que la seule pierre d’achoppement de notre couple tenait justement dans mon refus d’entrer dans le jeu des divinations avec leur cortège de manipulations et d’ingérences de toutes sortes.
De son côté, mon compagnon ne se rendait pas compte des choses. Sottement, il buvait du petit-lait en pensant que chaque mot, chaque phrase prononcée par ses collègues pouvaient être autant de coins plantés dans ma détermination. C’était un manque flagrant de clairvoyance. Plus on insistait auprès de moi, plus je me raidissais. Ce qui n’avait été qu’une petite brouille consécutive à une mise au point de ma part devenait au fil des jours un abcès de fixation dont il serait de plus en plus difficile de se dégager.
Tenter de construire une relation avec quelqu’un d’aussi différent que soi n’est jamais chose facile, il arrive cependant que cela devienne simplement impossible quand les valeurs de chacun sont à l’opposé de celles de l’autre. Imagine-t-on un chasseur vivre en harmonie totale avec une personne engagée à fond dans la protection des animaux ?
Sans doute m’étais-je lancé dans cette aventure à la légère, pensant qu’il était possible de séparer vies professionnelle et privée. J’avais l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience, cependant cela ne pouvait me dédouaner pour autant de toute responsabilité. Mon intransigeance, s’agissant des arts divinatoires, avait nécessairement quelque chose de désagréable, si ce n’est d’insultant, pour la personne que je prétendais aimer suffisamment pour partager sa vie.
— De quoi aviez-vous peur ?
— Je ne comprends pas la question, dis-je un peu trop abruptement, signe que mon interlocuteur venait de mettre le doigt sur un sujet sensible.
— Puisque vous faites profession de ne pas croire davantage que moi à ces sornettes, quelles "révélations" auraient-elles pu vous déranger ?
— Il ne s’agit pas de cela !
— De quoi, dans ce cas ?
— Je ne supporte pas que l’on prétende intervenir dans ma vie. J’ai suffisamment de mal à la contrôler moi-même pour que quiconque vienne y mettre la pagaille…

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