mardi 9 septembre 2014

Le Bal des crédules 1/5

I

— Je pensais que vous n’étiez pas du genre à croire à ces inepties, dit-il sur un ton plus que sceptique.
— En effet, répondis-je, je n’y crois pas un seul instant. Pour tout dire, saint Thomas lui-même passerait pour le plus grand des crédules à côté de moi…
— Dans ce cas, j’avoue que je ne comprends guère !
— Tout est affaire de circonstances. Dans le même ordre d’idées, on peut ne pas croire en Dieu et se retrouver dans une église à l’occasion d’une cérémonie à laquelle on n’ose ou ne peut se soustraire, comme un baptême, une communion, un mariage ou un enterrement. On est là en simple spectateur, sans conviction, sans implication personnelle.
— En l’occurrence, je ne vois pas très bien la comparaison.
Comment lui faire comprendre ? Il aurait fallu remonter si loin, expliquer tant de choses dont certaines relevaient du plus intime…
— L’amour nous pousse souvent sur des chemins que nous n’aurions jamais pensé emprunter et sur lesquels nous rencontrons des personnages improbables dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Ainsi, ma route a croisé quelque temps des voyants, des médiums, des astrologues, des mages, des marabouts et des chamans de toutes sortes. Je n’ai jamais été client de ce genre de pratiques, mais j’ai pu les observer de près.
Si j’avais eu le moindre talent pour écrire, j’aurais pu tirer de cette expérience matière à un roman foisonnant de personnages bizarres, d’intrigues haineuses, de coups bas et de rebondissements permanents. Mais je ne suis pas écrivain et je n’ai pas non plus de vindicte particulière contre ce milieu que je n’ai pas aimé et qui, pour tout dire, au bout du compte m’a plutôt laissé indifférent.
Je n’ai été dans cette histoire qu’un observateur, parfois amusé, souvent agacé et toujours critique. Ne croire en rien aide à garder la distance nécessaire devant des phénomènes qui ne relèvent bien souvent que des plus mauvais numéros de foire.
Quel titre aurais-je donné à ce roman hypothétique ? Les sept mabouls de cristal, par exemple. Une œuvre qui, à n’en pas douter, aurait déchaîné contre moi tout ce petit monde qui ne m’avait jamais accepté parce que je ne voulais pas entrer dans son jeu, lui interdisant de me dire le moindre mot sur mon passé, mon présent ou mon avenir. Certains m’auraient jeté tous les sorts connus et d’autres inventés pour la circonstance, mais sans pouvoir m’atteindre car les sorts ne sont efficaces que sur les crédules. Les poupées vaudous ne m’effrayent pas davantage, je sais d’expérience que l’acupuncture est sans d’effet sur moi
— J’ai du mal à comprendre comment quelqu’un d’aussi foncièrement cartésien que vous a pu s’amouracher d’un "spirite", insista mon interlocuteur.
— Au départ, je ne savais pas qu’il était médium. Notre rencontre fut d’ailleurs l’une des rares fois où je ne le vis pas mettre cet aspect en avant…
Après tout, puisqu’il était médium, il avait dû se rendre compte tout de suite qu’il avait tout intérêt à taire la chose sous peine de me voir prendre mes jambes à mon cou !
Comment aurais-je pu sérieusement faire l’amour avec un type prétendant tout savoir ou deviner de moi, avant, pendant et après ? J’aurais trouvé cela tellement loufoque que tout désir en aurait été coupé immédiatement. Rire n’a rien de stimulant dans ces instants-là.
Je ne me voyais pas raconter à mon interlocuteur la banalité de cette rencontre. Un plan cul homo qui n’avait rien de différent des milliers qui l’avaient précédé.
C’était un soir de tempête orageuse, au pied du phare de Biarritz. J’étais le seul imbécile à braver le vent et la pluie pour l’amour de la vue sur la baie ; puis il y avait eu cet éclair suivi d’un coup de tonnerre quasi-immédiat et soudain je n’étais plus seul… Il y avait devant moi, surgi de nulle part, ce petit homme d’un certain âge, cheveux grisonnants, à l’allure revêche. Une apparition digne d’un tour de cabaret dont nous ririons ensemble beaucoup plus tard, lui prétendant que c’était voulu, moi feignant de le croire par pure charité.
Nous avions échangé un regard, dit deux mots de reconnaissance avant qu’il m’effleure la poitrine d’une caresse aérienne, puis il m’avait fait signe de le suivre jusqu’à sa voiture. Un Hummer noir aux vitres opaques.
Nous étions montés à l’avant et un coup d’œil m’avait suffi pour constater que les sièges à l’arrière avaient été abaissés pour laisser un large espace avec le coffre. Un matelas y avait été jeté, sur lequel nous ne tarderions pas à nous retrouver. Mais puisqu’il aurait été imprudent de faire cela ici, il mit le contact et prit la direction de la Chambre d’Amour, ce qui était somme toute assez logique !
Une rencontre banale, entre deux hommes que rapprochait une différence d’âge de vingt ans. Lui aimait les jeunes, moi je ne détestais pas les vieux. Quand on a dix-huit ans, tous ceux qui ont dépassé la trentaine paraissent avoir atteint le troisième âge.
Ce fut une nuit bizarre – lui, aurait dit "magique" –, faite d’un mélange d’étreintes violentes, presque passionnelles entre deux inconnus, et de moments d’abandon silencieux emprunts d’une certaine gravité.
Au petit matin, il me proposa d’aller prendre un café au Royalty, dans le centre de Biarritz. C’est là qu’il me fit de grandes déclarations, auxquelles je ne m’attendais pas et qui ne m’intéressaient guère. J’acceptais de lui donner mon numéro de téléphone, refusant de noter le sien. S’il voulait appeler, je répondrais mais il ne fallait pas compter sur un appel de ma part. J’ai souvent donné mon numéro à des garçons avec qui j’avais passé la nuit, une heure ou moins. Le taux d’efficacité doit se situer à moins de 1 %, aussi ai-je toujours essayé de me montrer moins hypocrite en ne prenant pas les numéros que l’on m’offrait. Et puisque je prétends être moins hypocrite que la moyenne, il me faut avouer que cette attitude visait aussi à m’empêcher de les appeler à peine passé le coin de la rue…
Il m’appela en fin d’après-midi pour me proposer de nous retrouver au même endroit, à la même heure. Parce que je n’avais pas mieux à faire et sans doute aussi parce que j’étais flatté qu’il n’ait pas déjà oublié ou égaré le bout de papier sur lequel j’avais griffonné mon numéro, j’acceptais.
Nous refîmes l’amour à l’arrière de son véhicule. Ce fut aussi intense. Les bons coups sont plus rares encore que ceux qui vous rappellent, aussi étais-je dans de très bonnes dispositions à son égard lorsque nous nous retrouvâmes à discuter pour faire plus ample connaissance. C’est sans doute ce qui explique que je n’ai pas tiqué lorsqu’il m’a annoncé quel était son métier.
Il m’a posé quelques questions sur moi. J’ai dit que j’étais sans attaches, ni famille proche ni boulot fixe. C’est alors qu’il m’a proposé de m’embaucher comme chauffeur. J’avais le permis, j’aimais conduire, on m’offrait le gîte, le couvert, une rémunération en cash et en nature ; c’était très tentant, aussi acceptai-je sans hésiter.
Il habitait à Bayonne, quai de l’Amiral Bergeret, un vaste appartement dont les fenêtres ouvraient toutes sur l’Adour. Il m’attribua l’une des deux chambres mais nous dormions toujours ensemble, soit dans l’une soit dans l’autre.
Il semblait très amoureux, de mon côté je ne l’étais pas. Tout cela allait trop vite pour moi, je me méfiais de ses grandes déclarations autant que du sentiment de possessivité que je sentais sourdre en chacune d’elles. Après-tout, me disais-je, le deal qu’il m’a proposé n’incluait pas la passion amoureuse.
J’entrais ainsi de plain-pied dans un monde qui m’était totalement étranger et auquel il me fallut m’adapter tant bien que mal. Les journées commençaient très tôt et s’achevaient très avant dans la nuit.
Dès sept heures, le téléphone commençait à sonner et sans même sortir du lit, les yeux à peine ouverts, il prenait les clients de la plateforme téléphonique pour laquelle il travaillait, leur débitant en une longue litanie tout ce qu’il "voyait" à leur sujet. L’opération consistait à les tenir en haleine le plus longtemps possible, avec un discours suffisamment accrocheur pour que d’autres puissent écouter en patientant pour attendre leur tour. Il arrivait ainsi qu’en facturant une demi-heure au client principal, il encaisse le fruit de plusieurs heures de travail si ceux qui écoutaient étaient nombreux et persévérants.
Tout en parlant, il me caressait, m’agrippait les cheveux pour m’amener à lui pratiquer une fellation ou me prenait langoureusement afin qu’une respiration trop précipitée n’alerte pas son interlocutrice, puisque le plus gros de sa clientèle était constitué de femmes. Il restait ainsi au téléphone deux ou trois heures chaque matin et reprenait pour une durée similaire en fin d’après-midi. Le reste du temps, il recevait ses propres clients ou répondait à leurs questions par téléphone moyennant un paiement par carte bancaire.
Cette première période dura quelques mois pendant lesquels nous vécûmes en autarcie, ne sortant que pour aller déjeuner ou dîner en tête à tête aux meilleures tables des environs, où nous étions toujours fort bien accueillis soit en raison d’une amitié sincère entre les restaurateurs et lui, soit par pure déférence pour le montant du chèque qu’il laissait à la fin du repas.
Puis il y eut un grand changement. L’envie le taraudait de se faire mieux connaître et de développer sa clientèle. C’est alors qu’il se laissa tenter par une nouvelle expérience.
Désormais, le week-end nous partions sur les routes pour participer à des salons "du Bien-Être et de la Voyance" qui se tenaient le plus souvent dans des salles des fêtes minables de bourgades paumées, ou au contraire dans des casinos de villes côtières ou de villes thermales de l’arrière-pays, sans oublier bien sûr la grand-messe parisienne annuelle et quelques incursions en Belgique et en Suisse.
C’est dans ces salons que j’ai découvert la multiplicité des prétendus arts divinatoires, avec sa galerie de portraits à faire froid dans le dos et mettre au chômage les plus grands caricaturistes.

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