lundi 1 septembre 2014

Encore un matin…

Encore un matin…
Un matin solitaire dans le lit anonyme d’une chambre d’hôtel qui ne diffère en rien de toutes les autres, celle d’hier comme de demain.
Il n’a pas besoin d’ouvrir les yeux, il sent le vide à côté de lui. Non pas le vide de la place laissée libre au sortir de la nuit, mais celui d’une place qui n’a jamais été occupée.
Il sait la fraîcheur du second oreiller qui n’a pas servi, lui-même dormant profondément – tel un gisant – sans bouger de toute la nuit.
Certains jours, il lui arrive d’avoir un blanc au réveil, une hésitation sur la ville où il se trouve. Tout est si semblable que les repères finissent par manquer cruellement. Mais au bout du compte, ici où ailleurs, cela fait-il la moindre différence ?
Il ne s’en faut pas de beaucoup pour qu’il aborde la seconde moitié de la quarantaine et, pour tout dire, c’est moins ce chiffre qui l’inquiète que le sentiment d’un vide sidéral. Quand d’autres ont bien rempli leur vie, il lui semble pour sa part n’avoir rien fait d’autre que de creuser la sienne.
Il n’a pas manqué d’occasions, mais justement ce n’étaient que des "occasions", quand il aurait voulu du "neuf".
Vie professionnelle enviable, vie sexuelle débridée, mais vie amoureuse inexistante. Le constat est réaliste. Généralement, le troisième volet de ce triptyque ne lui pose problème qu’un court instant, au point du jour, sinon il reconnaît toute la satisfaction que lui apportent les deux autres, loin des contraintes de la sentimentalité.
On ne fait pas d’affaires avec des sentiments, on ne s’épanouit pas non plus sexuellement si l’on s’englue dans la routine d’un couple. C’est en tout cas ce qu’il a toujours professé, sans jamais chercher à confronter cette vision à une quelconque réalité.
Il amasse l’argent, collectionne les coïts sauvages et ne caresse amoureusement que le cuir havane de la sellerie de ses berlines de luxe ou bois précieux de leur tableau de bord.

Encore un matin…
Un matin où il quitte le lit d’une détente féline et foule la moquette à grandes enjambées, jusqu’à la salle de bains, pour une douche froide revigorante.
Le pommeau reste suspendu à la barre murale, l’eau coule en cataracte sur sa tête, ses épaules, le long du corps. Il tourne sur lui-même, levant bras et jambes pour que le jet puissant n’oublie aucun endroit. Quand il est trempé, il déchire d’un coup de dent le sachet de gel mis à disposition par l’établissement et se frotte vigoureusement le corps et les cheveux avant de rouvrir le robinet à fond pour un rinçage méticuleux. Puis il sort de la cabine, s’enveloppe dans le peignoir éponge dont il noue négligemment la ceinture tout en revenant vers le lit pour décrocher le combiné téléphonique et appeler la réception afin de demander qu’on lui monte le petit-déjeuner. Double café noir, pain grillé, beurre et confiture si elle n’est pas de fraise au goût chimique.
En attendant qu’on lui monte son plateau, il s’assied sur le lit, dos calé aux oreillers, et vérifie sur son agenda le déroulé de la journée qui s’annonce.
L’heure est très matinale, la salle des petits-déjeuners n’est pas ouverte. C’est un calcul. Il multiplie ses chances pour que le veilleur de nuit monte lui-même lui porter sa commande. Les permanences nocturnes sont le plus souvent, pour ne pas dire systématiquement, confiées à des hommes. Il arrive ainsi, parfois, que sa journée commence par un tripotage furtif ou une bonne fortune plus grande encore.
C’est la fin de l’été, en rentrant tard hier soir il a vu une tête nouvelle à la réception, probablement un étudiant qui a cherché à se faire un peu d’argent pendant les vacances. Un jeune type blond, imberbe, svelte, souriant… comme il les aime. Il veut croire à sa chance et déjà il sent son sexe se soulever mollement sous le coton blanc du peignoir.

Encore un matin…
Un matin où sa petite astuce ne marche pas. Le jeune homme blond est entré après avoir frappé furtivement, a posé le plateau sur la table près de la fenêtre en murmurant une vague phrase qu’il n’a pas saisie, puis il s’est éclipsé sans un regard vers le client qui l’a tiré trop tôt de sa torpeur.
On ne peut pas gagner à tous les coups. Et pour être tout à fait honnête, on ne gagne pas si souvent que cela à ce jeu-là.
Parce que son érection s’était précisée en regardant les fesses du jeune employé, le voici maintenant prêt à partir en chasse pour une proie plus conciliante. Il y a, à quelques centaines de mètres d’ici, une vaste plaine de loisirs où l’on peut faire des rencontres intéressantes à peu près à toute heure du jour et de la nuit. Il va tenter sa chance. Il connaît bien l’endroit pour y a souvent pris du bon temps.
Il se lève, laisse négligemment tomber le peignoir sur le sol, emprisonne son sexe dans un boxer trop serré, enfile une fine paire de chaussettes noires, une chemisette blanche, un pantalon gris, boucle une ceinture Hermès, passe une paire de Timberland bleu marine et jette négligemment sur ses épaules un pull de la même couleur.
Avant de quitter la chambre, il va dans la salle de bain pour mettre de l’ordre dans sa coiffure et s’asperger d’une eau de toilette trop agressive pour être de bon goût mais fort efficace pour ne pas passer inaperçu.

Encore un matin…
Un matin où il sort dans une lumière hésitante, à la recherche d’un regard, un sourire, un frôlement, une caresse d’abord aérienne, puis plus ferme, voire plus poussée…
Il lui arrive de se demander s’il ne préfère pas la chasse au gibier. Une fois tiré, celui-ci ne présente plus grand intérêt, quand la traque est un perpétuel recommencement, une montée d’adrénaline inextinguible.
Les allées de la Plaine de loisirs semblent désertes. Trop tôt. Trop frais. Pas de chance !
À tout prendre, il préfère qu’il n’y ait personne, plutôt que de croiser un vieux barbon décati, braguette ouverte, faisant sauter maladroitement un sexe flapi du bout de ses doigts dans une invite qu’il panse affriolante quand elle n’est qu’effrayante. De ces types, il sait d’expérience qu’on en rencontre partout.
Il ne le rejette pas en raison de leur âge, mais par horreur de leur décrépitude. Du manque de respect qu’ils ont d’eux-mêmes pour avoir abdiqué ainsi tout sens esthétique. Il faudrait savoir renoncer au sexe quand on n’a plus qu’un corps honteusement abîmé, laissé à l’abandon ! Qu’en sera-t-il de lui dans trente ans, quand il aura leur âge ? Il se persuade qu’il aura l’élégance de laisser tomber la chasse ou le courage de se supprimer s’il n’y arrive pas.
La beauté est une chose subjective à laquelle il n’attache guère d’importance. Lui-même n’entre pas précisément dans les canons habituels ; il n’en est pas laid pour autant. Il n’aurait pas l’outrecuidance de miser sur une quelconque beauté intérieure, cependant il sait qu’il ne manque ni de charme, ni du mode d’emploi pour s’en servir au mieux. Il plaît, comme il aime plaire.
Il ne s’aime pas plus qu’il ne se déteste, il ne porte pas davantage attention à sa personne qu’à celle des autres. Ce qui l’excite, c’est l’alchimie du moment qui pousse l’un contre l’autre deux corps jusque-là indifférents et qui le redeviendront. "Indifférent", le mot est lâché qui le résume tout entier. Il est indifférent à tout et à tous. Blasé.

Encore un matin…
Un matin où il marche d’un pas alerte dans un sous-bois, à la recherche d’un garçon, d’un homme mûr, qui partagera quelques instants avec lui dans un corps à corps plus ou moins voluptueux, plus ou moins réussi.
L’heure est sans doute trop matinale, l’endroit semble désert. Il arrive que dans ses quêtes par trop tôtives, il ne croise que quelque hérisson frigorifié gagnant l’asphalte de la route proche, des lapins détalant à son approche et beaucoup plus rarement des écureuils qui préfèrent attendre les premiers rayons de soleil.
Un bruit attire son attention, au loin. Ce sont des brindilles qui cassent sous la foulée d’un joggeur. Il détaille la silhouette qui avance, concentrée sur sa course. Ce doit être un frileux, il a préféré un pantalon de sport amble à un short, de même qu’un sweat à capuche recouvre le t-shirt auquel on s’attendrait.
Le joggeur s’éloigne, il regarde ses fesses. D’une manière quasi infaillible, il est capable de deviner au premier coup d’œil le type de survêtement que portent les hommes, s’ils en portent un : slip, string, jock-strap ou boxer dans le cas de celui-ci. Il a l’expérience du voyeur.
Il ne déteste pas se rincer l’œil sur les joggeurs matinaux qui se changent au cul de leur voiture, coffre ouvert, avant de gagner leur bureau. Mais il préfère, à tout prendre, épier le même genre de cérémonie avec les surfeurs sur la côte sud-ouest, les voir ôter leur combinaison sous laquelle ils sont le plus généralement nus.
Mais s’il aime surprendre les hommes en petite tenue ou dans le plus simple appareil à des moments où ils ne s’y attendent pas, il déteste en revanche les plages naturistes. Pour lui, la viande à l’étal est une abjection, il éprouve plus d’attirance pour les paquets-cadeaux devant lesquels le rêve, les supputations, le désir de la découverte sont encore possibles.

Encore un matin…
Un matin d’impatience rentrée, de désir vain.
Il se souvient être passé ici même, il y a quelques semaines. C’est assez vague, car tous les lieux de drague se ressemblent peu ou prou, mais aussi parce que ses affaires le ramènent toujours plus ou moins régulièrement dans les mêmes endroits.
Il lui revient l’image précise de cet homme, un peu plus âgé que lui sans doute, qui arpentait les allées au pas de charge, tenant son téléphone mobile dans sa main, bras tendu, levé vers le ciel, tournant régulièrement sur lui-même, affolé, à la recherche d’un réseau.
Lui ne s’était pas montré. Il avait préféré épier son manège, souriant à cette panique absurde. S’il avait besoin d’aide, pourquoi ne pas regagner la route ? Il avait été tenté de le rejoindre, mais la conscience qu’il ne pourrait rien conclure avec lui l’en avait dissuadé.
Alors, il était reparti dans l’autre sens et avait continué à chercher une bonne fortune. Son cœur battait plus fort que d’habitude, il se sentait un peu essoufflé, pourtant il se sentait paradoxalement d’un grand calme.
Il avait traîné dans les parages encore une dizaine de minutes, puis il avait repris la direction de l’hôtel au moment où, dans le lointain, les sirènes de pompiers et de la police se faisaient entendre.
Il était monté dans sa chambre, s’était rafraîchi le visage, avait passé une cravate neuve, bouclé sa valise et était descendu régler sa note à la réception avant de prendre la route.
En arrivant au rond-point, devant l’entrée de la Plaine de loisirs, il avait vu les camions à gyrophares et l’agitation qui régnait. Comme il n’était pas du genre à s’intéresser outre mesure à ses semblables, il avait poursuivi son chemin.

Encore un matin…
Un matin sans surprise. Elles sont si rares, d’ailleurs, les véritables surprises dans une vie bien réglée ! Pourtant, il sait que cela peut arriver.
Comment s’appelait ce garçon roux, déjà ? Un jeune type, très grand, mince, à la tignasse épaisse… Rémi ! Oui, c’est cela, Rémi.
C’était au bord de l’océan, par-delà les dunes, à la lisière de la forêt de pins. Exceptionnellement, il s’était mis en chasse au crépuscule, ce qu’il évitait habituellement.
Il avait vu ce garçon roux, adossé à un arbre, jean baggy, t-shirt ample. Sa peau trop blanche semblant attiser l’incendie de sa chevelure. C’est ce roux flamboyant qui l’avait attiré. Ce fut une pulsion irrésistible, alors qu’il ne s’attardait généralement que sur les bosses recto et verso des pantalons.
Il l’avait rejoint sans un mot, lui avait caressé le torse, avait cherché ses lèvres tandis que ses mains partaient à la découverte du bas du corps. Le jeune homme bandait et malgré l’épaisseur du tissu il avait pu sentir la fermeté d’une paire de fesses manifestement bien faite. Alors, il avait cherché la ceinture pour la dégrafer et le pantalon avait commencé à glisser de lui-même.
La surprise était là, qui le fit reculer d’un bond.
Il aurait parié pour un porteur de string, mais ce qu’il voyait dans le clair de lune le déroutait, le révoltait presque. Le jeune homme portait un shorty de fine dentelle rouge, un porte-jarretelles assorti auquel était fixée une paire de bas résille noir.
Son premier mouvement avait été de recul devant ce qu’il trouvait ridicule, puis il avait vu ce sexe turgescent contraint par la fine dentelle écarlate à motifs floraux et il était soudain devenu fou de désir.
Il s’était jeté à genoux devant sa proie, avait arraché le shorty d’un coup de dent pour s’emparer de ce sexe dressé, puis s’était relevé et avait plaqué le jeune homme face contre l’arbre afin de pouvoir le pénétrer violemment.
Ça avait été un moment de pur délire. Jamais il ne s’était senti aussi fort, aussi raide et endurant, jamais il n’avait eu la sensation de se vider ainsi jusqu’à la limite de ses réserves, dans un spasme interminable qui les secouaient tous les deux.
Quand il s’était détaché de son partenaire, il avait eu un dernier coup d’œil pour ces fesses blanches encadrées du porte-jarretelles rouge, pour le sous-vêtement déchiré qui gisait à ses pieds, et dans un élan de reconnaissance il avait sorti cent euros de son portefeuille pour les lui tendre.
— Je ne suis pas une pute ! avait dit Rémi.
— Je sais. C’est pour rembourser ce que j’ai déchiré.
— C’est trop.
— Tu compléteras ta collection…
Ils avaient échangé quelques mots, c’est comme cela qu’il avait appris le prénom du garçon, puis il avait repris le cours paisible de son existence. En tout cas, il avait essayé car depuis ce jour il n’avait plus jamais trouvé de satisfaction dans ces rencontres occasionnelles.

Encore un matin…
Un matin où ne trouvant personne il repense à Rémi. Il n’analyse toujours pas ce qui s’est produit ce soir-là. Il ne comprend pas cette excitation soudaine pour un garçon à moitié travesti en femme, et pourtant il sait qu’il n’a jamais joui autant qu’à cet instant.
Il a même essayé de lever une ou deux femmes, mais ça n’a rien donné. Il leur manquait quelque chose. De même qu’une tentative avec un travesti professionnel s’est soldée par un fiasco humiliant.
Et puis, la dernière fois qu’il était ici, il avait croisé cette joggeuse rousse qui lui avait fait penser irrésistiblement à Rémi – grande comme lui, mince – même si elle était manifestement plus âgée. Alors il l’avait suivi et avait tenté de lui proposer un instant d’abandon.
Elle avait été manifestement sidérée par une telle proposition, mais il n’avait lu aucune crainte dans son regard, au contraire, elle s’était mise à rire de façon sonore. Ça l’avait rendu furieux et il l’avait frappée violemment au visage.
Déséquilibrée par cette gifle à laquelle elle ne s’attendait pas, la jeune femme était tombée à terre. Il s’était jeté sur elle et l’avait étranglée d’abord à mains nues, puis avec la cravate qu’il avait glissée dans sa poche au moment de sortir par peur de l’oublier sur la chaise.
Quand elle s’était arrêtée de bouger, il lui avait arraché son pantalon de jogging et s’était retrouvé mortifié devant une modeste culotte de coton blanche qui n’avait rien à voir avec la lingerie envoûtante du garçon. La violence du viol qui avait suivi n’était mue par aucune autre excitation que celle du dépit.

Encore un matin…
Un matin où il n’aurait pas pensé à son crime, aussitôt oublié que perpétré.
Mais ce matin, s’il n’y avait personne à baiser, ni lapins pour détaler à son approche, il a croisé une jeune biche qui détalait dans les hautes herbes. Il a admiré ce cul roux qui semblait se projeter en l’air, vers l’arrière, à chaque bond, et dans un flash il a revu Rémi gémissant sous ses assauts et cette femme – Moïra, d’après ce qu’en avait dit la presse – agonisant entre ses mains.

Encore un matin…
Un matin où il faut payer la chambre et reprendre la route jusqu’à la prochaine étape.
Pendant le trajet, il révisera mentalement les arguments à développer devant les clients dont il a vérifié la liste en attendant qu’on lui monte le petit-déjeuner. C’est pour cela qu’il préfère dormir dans une ville où il n’a plus rien à faire plutôt que d’être déjà à pied d’œuvre au lever. Il aime penser en conduisant, c’est peut-être le seul moment où il parvient à se détendre complètement.
Ce matin efface le précédent, comme le prochain le fera de celui-ci, s’il y en a un.
Tout à l’heure, ce sera une autre ville, d’autres clients, d’autres affaires juteuses conclues de main de maître. À midi, un déjeuner de travail, ce soir un dîner solitaire.
Après, suivant l’endroit où il se trouvera, il ira draguer dans un parc, dans les dunes, un sous-bois, un bar gay, un sauna ou une boîte de nuit, pour rentrer solitaire dans la même chambre anonyme d’une chaîne d’hôtels qui peut bien changer son nom mais reste toujours la même.
Une vie, si c’en est une.
La sienne, comme un road-movie immobile, un plan fixe sur un petit matin engageant qui ne tient jamais ses promesses.

Toulouse, 24-29 août 2014

1 commentaire:

Unknown a dit…

Magnifique comme à chaque fois et surprenant.