mardi 13 août 2013

Fièvres 1/4

Le transistor diffusait en sourdine une chanson de Dalida.

Il venait d´avoir 18 ans
Il était beau comme un enfant
Fort comme un homme…


Puis l’animateur surexcité de la radio périphérique invitait les auditeurs à dire « stop ou encore » à l’artiste en appelant le standard. Deux numéros étaient à disposition, l’un pour dire “stop”, l’autre pour dire “encore”. Suivant le pourcentage obtenu, on écoutait tous les titres prévus ou l’on passait à une autre vedette.
J’aimais cette émission du week-end. Elle était pour moi l’occasion d’écouter de vieilles chansons qui ne trouvaient plus leur place dans les grilles de programmation habituelles. Parmi ces titres-là, il y avait bien sûr Il venait d’avoir dix-huit ans, mais aussi Göttingen de Barbara, Il suffirait de presque rien de Reggiani, Toi le frère que je n'ai jamais eu et Éducation sentimentale de Maxime Le Forestier, Emporte-moi de Marie Laforêt, Dis lui de Mike Brant, et tant d’autres.

Je venais d’avoir dix-huit ans. J’étais beau comme un enfant, j’aurais voulu être fort comme un homme et pour tout arranger, c’était l’automne évidemment…
Ah ! je ne sais pas si j’étais beau, même comme un enfant. Ce n’est pas à moi de le dire. Sans doute étais-je mignon, ce qui n’était déjà pas si mal, oserais-je affirmer avec une candeur infernale.
“Mignon”, c’est ainsi que m’appelait une collègue du grand magasin où j’avais fait un job l’été précédent, rayon alimentation, dans la fraîcheur du sous-sol. C’était une forte matrone qui m’avait pris sous son aile. Ce sobriquet dont elle m’avait affublé, je pensais au fond de moi qu’elle n’aurait pu en trouver de meilleur, de plus juste, car j’aimais jouer avec les différents sens d’un même mot. « Donnez-moi les bras d’un homme et vous verrez à quel point je puis être “mignon” », avais-je envie de lancer. Mais je n’étais pas encore assez mûr pour cela. Il n’était pas question de revendiquer un trouble semblable. À tel point que je mis inconsciemment fin à toute interprétation en ce sens un matin où l’une des jeunes vendeuses se pencha sur moi pour me dire quelque chose à l’oreille et où je lui volais le baiser que je pensais qu’elle s’apprêtait à me donner. Comprenant sur-le-champ ma méprise, je me mis à rougir comme un tisonnier plongé dans la braise…
Pour ce qui est d’être fort comme un homme, les choses semblaient plutôt mal engagées, car cela faisait des semaines, que je me traînais du lit au fauteuil et retour.
C’était à la fin de l’automne 1980 et, contre l’avis de mon médecin généraliste, je n’allais pas tarder à entrer à l’hôpital sur décision de mes parents. Service des maladies infectieuses, dans un vieux bâtiment dont le fronton proclamait encore l’ancienne dénomination : “pavillon des maladies tropicales”.
Je n’ai plus de souvenirs très précis du temps qu’il faisait cet automne-là, non plus que de l’aspect extérieur du pavillon, ni de l’hôpital. Je crois revoir des bâtiments en pierre de deux étages, aux toits de tuiles, percés de hautes fenêtres munies de lourds barreaux de fer forgé. Le style assistance publique de la fin du xixe siècle.
L’une des séquelles de la maladie fut une considérable perte de ma capacité à mémoriser. Cela fait beaucoup rire autour de moi lorsque j’évoque cette problématique, car je suis connu pour posséder encore une fantastique mémoire, notamment de tout ce qui se révèle le plus souvent inutile ; pourtant je sais bien que j’ai perdu une bonne moitié de mon potentiel.
Je me souviens en revanche parfaitement du nom de l’établissement, mais c’est sans importance. On conviendra par la suite qu’il vaut mieux le taire afin de ne mettre personne mal à l’aise.
J’étais un grand garçon roux, aux cheveux un peu flous, le visage et les bras constellés de taches de son qui m’avaient inévitablement valu le surnom de “Poil de carotte” dans les cours de récréation. Je n’aimais pas ma voix, qui avait encore parfois des couacs exaspérants malgré une mue déjà faite, j’étais timide, emprunté… disons-le : terrorisé !
Terrorisé par la fièvre. Non seulement celle qui me clouait au lit, mais également celle qui aurait voulu m’y précipiter en bonne compagnie.
Je vais trop vite, comme si la fièvre me gagnait à nouveau, me replongeant dans un délire tourbillonnant. Il faudrait mettre de l’ordre dans tout cela, mais ai-je jamais véritablement réussi à mettre de l’ordre dans ma vie ou mes pensées ? Il y a du brouillon en moi, depuis le début. Sans doute mourrais-je inachevé et c’est là une idée qui ne me déplaît pas outre mesure.




Le cabinet du Dr Trébon était situé à deux pas de la gare, non loin de chez moi. Il le partageait avec sa sœur, qui cumulait les consultations de généraliste et d’O.R.L., dans la maison où ils avaient grandi et que cette dernière habitait encore à l’étage. Ils alternaient leurs heures de présence, sans pour autant partager la clientèle. De caractères très différents, l’une ne s’occupait que des riches quand l’autre se sentait plus à l’aise avec les gens du peuple.
Nelly Trébon présentait extérieurement tous les traits d’une femme revêche et fière. Quand on la croisait dans la rue, elle marchait toujours la tête haute en promenant son chien en laisse, un Patou pyrénéen d’une cinquantaine de kilos qui avait le port de tête aussi hautain que celui de sa maîtresse. Elle ne saluait personne, comme pour bien marquer qu’elle ne voulait avoir de rapports avec ses patients que dans le cadre de son cabinet, car elle ne pratiquait pas les visites à domicile. En revanche, lorsqu’elle recevait en consultation, elle était d’une gentillesse et d’une patience qui démentaient tout ce que l’on avait pu penser d’elle au premier coup d’œil. Sans doute était-elle timide et cherchait-elle à se protéger ?
La salle d’attente était toujours pleine lorsqu’officiait Jacques Trébon. Elle était le plus souvent vide pour Nelly. Non pas que celle-ci n’eût pas de clientèle suffisante, mais parce qu’elle ne recevait que sur rendez-vous et ne supportait pas que ses patients arrivent trop en avance et la dérangent pour aller ouvrir pendant qu’elle auscultait quelqu’un. Le frère, quant à lui, ne voyait pas l’utilité de prendre des rendez-vous que l’expérience lui avait démontré ne pas pouvoir tenir. S’occupant beaucoup de personnes âgées, il faisait des visites à domicile toute la matinée et en début d’après-midi avant de s’enfermer jusque tard le soir dans son cabinet.
Lorsqu’il arrivait plus ou moins vers seize heures, la place avait été laissée libre par sa sœur et la maison était barricadée. Sur le trottoir un attroupement était déjà formé qui laissait entrevoir que la salle d’attente ne suffirait pas à contenir tout le monde. Habituée aux horaires élastiques de son frère, Nelly refusait toujours de faire entrer quiconque tant qu’il n’était pas arrivé, laissant ainsi un groupe se former devant la grille interdisant l’accès au jardinet qui précédait le perron de quatre marches. Elle avait pour cela mauvaise presse auprès des patients de Jacques.
La sœur était célibataire, le frère mal marié à une Britannique vaguement de sang royal. Le couple vivait encore ensemble, si l’on peut appeler vivre ensemble le fait de se croiser quatre ou cinq heures dans une chambre où les lits jumeaux sont séparés par deux tables de chevet afin de les éloigner un peu plus.
J’ai appris à connaître et apprécier le Dr Trébon au cours des mois qu’a duré ma maladie. Il n’était pas notre médecin de famille mais le devint à cette occasion. Je l’avais rencontré chez une copine dont il visitait régulièrement la mère. Après son auscultation, les recommandations d’usage et la rédaction de l’ordonnance, il restait souvent quelques minutes. Le temps de boire un café en plaisant avec la maisonnée. Il y avait là une petite tribu constituée d’une nombreuse progéniture et des amis de celle-ci. Le café qu’on y buvait abondamment toute la journée était grec et âpre comme les rapports familiaux des Delenikas.
En dehors des heures de lycée, auxquelles jusque-là j’étais resté assidu, j’étais toujours fourré chez les Delenikas. J’étais secrètement amoureux d’Helena – mais qui n’était pas amoureux de ce brin de fille magnifique et déluré ? –, j’aimais traîner avec Stavros et refaire le monde assis sur le dossier d’un banc du square pendant qu’il fumait voluptueusement un pétard odorant. Je crois que Sophyia, la mère, m’aimait bien. J’étais à ses yeux non pas le gendre idéal – ça, elle s’en moquait bien ! – mais le garçon idéal, celui qu’elle aurait aimé avoir au milieu de ses fils dilettantes, qui travaillait bien en classe et faisait tout pour s’offrir un avenir qui ne soit ni la délinquance ni le chômage éternel. Elle m’appelait “La miche”. Je n’ai jamais su pourquoi. Était-ce parce que j’étais “bon comme du bon pain” ou bien une déformation de l’argot “l’aminche” pour “l’ami” ? À moins qu’elle ait su instinctivement à quoi s’en tenir à mon sujet et qu’elle ait voulu jouer avec le pronom féminin et le mot d’argot désignant la fesse…

J’étais donc assidu au lycée. Non parce que j’aimais cela, mais par choix stratégique. Doté d’une fantastique mémoire, je savais depuis les bancs de l’école primaire qu’il me suffisait d’assister au cours pour le retenir sans avoir à plancher de longues heures le soir à la maison. Je n’apprenais aucune leçon, tout se gravait au fur et à mesure. Même ce que je ne comprenais pas pouvait être restitué en un “par cœur” impeccable dont le système se contentait et moi avec. On me croyait bon élève quand je n’étais qu’un petit fumiste doué !
J’avais bien fait de profiter de cette faculté jusque-là. Le passage en Première, à la rentrée de septembre, marquait la fin de ce cycle enchanté. Je ne le savais pas encore. Septembre était beau, mon orientation scolaire m’avait conduit seul mâle au milieu de vingt-sept filles. On murmurait dans mon dos au sujet de cette situation peu courante, certains avec envie, d’autres avec sarcasme en prétendant que c’était bien la preuve que j’étais pédé. Ils en savaient plus que moi à ce stade. J’étais puceau et ça s’arrêtait là.
Section G1, secrétariat sténodactylo. Bac poubelle réservé aux filles à l’époque. J’étais un pionnier. Je m’étais battu pour obtenir cette section contre l’avis de tous mes professeurs. J’avais une idée derrière la tête et ne voulais pas en démordre. Les garçons qui suivaient une filière G préféraient s’orienter vers une spécialisation en comptabilité, mais je n’aimais pas les chiffres. Si je devais avoir un regret, c’était en constatant qu’il y avait en G2 le beau Séraphin Lembal, qui arrivait chaque matin au lycée au volant d’une Matra Bagheera. Je me suis toujours demandé quels parents pouvaient baptiser leur fils Séraphin au milieu du xxe siècle. Avec sa gueule d’ange des beaux quartiers, c’était un grand garçon filiforme, blond comme les blés, des yeux à concurrencer ceux de Paul Newman. Autour de moi, parlant de l’effet que ce garçon produisait sur elles, les filles de ma classe disaient : « Quand je vois Lembal, mon cœur s’emballe ! » J’acquiesçais intérieurement mais ne disais rien.
Tout au long des deux années qui allaient suivre, si peu que je mis les pieds au lycée, il arriva plus d’une fois que Séraphin me lance un regard appuyé que je n’ai jamais su interpréter. Était-ce une invitation ou simplement une interrogation dubitative à mon endroit ?
Je n’étais pas prêt à risquer un premier pas qui aurait pu se révéler un faux pas. Pourtant, ce garçon me fascinait littéralement. Un mouvement instinctif me poussait vers lui, duquel n’était pas absente une certaine dose de répulsion. Il avait manifestement une haute opinion de lui, une assurance proche de l’arrogance.
Il était à mille lieues de ce que j’étais moi-même et c’est bien ce qui m’attirait irrésistiblement sur son passage. Je calculais soigneusement mon heure d’arrivée au lycée afin qu’elle corresponde avec la sienne. Je ne volais ainsi qu’un regard qui me donnait un coup d’adrénaline et illuminait ma journée. N’ayant pas découvert le sexe, je croyais encore à l’amour.

Septembre se passa bien. Je prenais mes marques dans la classe, constatant progressivement que les filles n’étaient pas du tout conformes à l’image que j’en avais. Elles tenaient entre elles des propos d’une crudité et d’une vulgarité que n’auraient pas employées des garçons. Toutefois, l’intégration n’allait pas de soi, certaines me reprochaient d’être venu dans une section féminine et cherchaient à m’en faire partir ; je leur répondais qu’on ne peut pas être féministe, réclamer l’égalité des sexes et la refuser par ailleurs.
La dactylographie ne me posait aucun problème, je la pratiquais à la maison depuis des années. En revanche, la sténographie était beaucoup plus complexe. Méthode Prévost-Delaunay…
La vie suivait son cours, en rentrant à la maison en fin d’après-midi, je m’arrêtais chez les Delenikas dont tous les enfants étaient plus ou moins déscolarisés. Si les parents étaient absents, il flottait dans l’air un parfum d’herbe qui indiquait que tout ce petit monde était plus ou moins stone. Cependant, il était rare que je ne parvienne pas à les rejoindre dans leurs délires. Je ne touchais pas à la drogue, sans pour autant avoir de position moralisatrice sur le sujet. C’était un choix personnel, chacun était libre.
Et puis, cette belle machine s’est soudain déréglée…

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