vendredi 30 août 2013

Avec vue sur la vie 4/5

IV
DICK
(1920-1983)


La mort d’Auguste fut un choc pour Marinette. Elle ne comprenait pas ce qui avait pu arriver, ni pourquoi on lui avait volé l’une de ses valises.
Elle resta terrée quelques jours dans l’auberge, qu’elle n’osait pas quitter de peur d’un pillage. Cependant, cette attitude ne lui semblait pas cohérente. Qu’est-ce que cela pouvait faire désormais, qu’on pille le Père Guilhaume, puisqu’il n’était plus là ? Elle n’avait pas pris au sérieux l’annonce qu’il lui avait faite avant de partir.
Au bout d’une semaine, des civils en armes arborant des brassards tricolores se présentèrent à la porte.
— On vient de la part de Charles. Nous allons monter la garde ici à tour de rôle pour que personne ne vienne vous créer d’ennuis, dit celui qui semblait diriger le petit groupe.
— Quels ennuis voulez-vous que j’aie ? demanda-t-elle méfiante.
— Le cadavre du Père Guilhaume ne vous suffit pas comme avertissement ?
— Mais je n’ai rien fait de mal !
— On le sait, nous sommes là pour le dire à ceux qui viendraient avec de mauvaises intentions, la rassura-t-il.

Marinette était incrédule. Tout ce mouvement d’hommes en armes, ces convois de camions qui avaient roulé sans fin sur la route, finissait par être plus angoissants que les années d’Occupation qu’elle venait de vivre.
Elle comprenait vaguement que la présence des Allemands à la table de l’auberge pouvait être reprochée à Auguste, mais dans ce cas pourquoi le maquis venait-il la protéger ?
Et puis elle se souvint des propos sibyllins que lui avait tenus Charles. Des caisses soigneusement clouées qu’il lui avait demandé de cacher à la ferme familiale en attendant son retour définitif auprès d’elle. Il lui avait laissé comprendre à demi-mot qu’il jouait la comédie de la collaboration mais était en réalité de l’autre bord, qu’il ne fricotait avec les Boches que pour mieux leur soutirer des renseignements.
Elle avait caché les caisses, un peu effrayée par les risques qu’elle faisait ainsi courir à sa famille, sans rien dire à qui que ce soit. Elle ne comprenait pas tout ce que lui racontait Charles, sans doute lui expliquerait-il tout cela un jour, lorsqu’ils seraient mariés puisque le mariage était désormais possible après le départ de l’occupant.

Charles fit sa réapparition le 18 juin, pour son anniversaire. Il était accompagné d’un grand type noir vêtu d’un uniforme américain.
— Je te présente Dick, annonça-t-il. C’est un Yankee venu nous libérer. Et c’est surtout un gars affecté au ravitaillement de l’armée de libération. Nous allons faire des affaires ensemble et voir les choses en grand !
— Enchanté de faire votre connaissance, Mademoiselle. Charles m’a beaucoup parlé de vous, dit le nouvel arrivant dans un français teinté d’un accent charmant qui tranchait sur la brutalité avec laquelle bien des Allemands avaient massacré cette langue.
On improvisa une petite fête en l’honneur des vingt-deux ans de la jeune fille et des affaires juteuses qui se profilaient dans le sillage de l’avancée des troupes fraîchement débarquées.
Charles expliqua à Marinette qu’Auguste lui avait fait donation de l’Auberge et de tout ce qu’elle contenait. Tout était en règle. En échange, Charles avait acquitté tous les frais et taxes liés à l’acte dressé un mois plutôt en l’étude du notaire de Mézidon. Elle était donc officiellement la nouvelle aubergiste et il était temps qu’elle se remette au travail. Les Américains et les Canadiens aimaient la cuisine française. Quant aux Anglais, on pouvait toujours espérer leur éduquer le palais…
La fête terminée, Charles et son nouvel ami reprirent la route. Elle ne devait plus les revoir avant des mois. À peine reçut-elle deux ou trois lettres l’informant que tout allait pour le mieux et qu’on espérait qu’il en était de même pour elle.
Puisque l’oisiveté n’était pas dans sa nature, Marinette rouvrit l’auberge. Elle choisit d’en conserver le nom, à la fois par fidélité au souvenir de l’homme qui la lui avait donnée et parce que l’enseigne était connue.
Il y eut quelques ragots et grincements de dents alentours, mais son père vint à la rescousse en prévenant qu’il rosserait le premier qui aurait un mot déplacé sur les mœurs de sa benjamine. Qu’on n’aille pas prétendre qu’Auguste l’avait dotée en remerciement d’autres services que ceux qu’elle lui avait rendus en travaillant durement à son service pendant une demi-douzaine d’années !

La guerre prit fin en 1945. Charles et Marinette convolèrent au printemps suivant. Ils signèrent un contrat de mariage chez le même notaire qui s’était occupé de la donation d’Auguste, celui-ci instaurait une séparation stricte des biens du couple.
Quelques semaines après les noces, Charles demanda à Marinette d’aller récupérer les caisses qu’il lui avait confiées. Elle avait fini par en oublier l’existence, après avoir été intriguée au début de la Libération par le fait que personne ne vienne lui demander la restitution de ce qu’elle pensait être des tracts ou des armes. Elle se souvenait vaguement que ces caisses, pour n’être pas grandes, étaient très lourdes.
Lorsqu’il fit sauter le couvercle de l’une d’elles, la jeune femme vit briller sous la lampe une montagne de pièces d’or. Elle comprit avec effroi qu’elle avait été bernée jusque-là par ce beau parleur. Son histoire de double jeu pour la Résistance, n’était qu’une entourloupe. Elle avait épousé un des types qui auraient mérité la balle que le Père Guilhaume avait prise dans le crâne !
— Nous sommes riches, nous allons faire de grandes choses ! Dans la vie, il faut tout voir en grand, sinon on ne voit rien… annonça son mari.
Il expliqua ensuite qu’il allait falloir temporiser quelques années, pendant lesquelles ils tiendraient l’auberge et se referaient une virginité. Ensuite, ils investiraient dans un hôtel près des plages, peut-être du côté de Dauville ? Ce serait un établissement de classe supérieure, qui n’accueillerait qu’une clientèle riche, triée sur le volet.
Charles avait toujours eu la folie des grandeurs, la guerre lui avait donné les moyens nécessaires à ses rêves les plus fous. Et puisque l’argent attire l’argent, il ne doutait pas une seconde que tout ceci ne constituait qu’un début.

Dick refit son apparition un mois plus tard. Il s’installa dans une dépendance de l’auberge et y resta quelque temps avant de reprendre la mer pour être officiellement démobilisé sur le sol américain.
Charles allait régulièrement le rejoindre dans sa chambre, où ils restaient des après-midi entiers à faire les comptes de leur association d’une année autour de différents trafics. Ils tentaient d’imaginer un moyen de la faire perdurer au-delà de la fin des hostilités.
Dick était un brave gars du Sud. Marinette le trouvait drôle. Ils avaient sensiblement le même âge tous les deux, il était une sorte de grand frère, toujours attentionné auprès d’elle. Il n’hésitait pas à prêter main-forte pour le service quand il y avait un coup de feu.
— Tu verras, Marinette, dans quelque temps, tous ces Boys voudront revenir ici avec leurs femmes et leurs gosses pour leur montrer l’endroit où ils ont débarqué et pour lequel ils se sont battus. Nous allons faire en sorte qu’ils se souviennent de ton auberge et qu’ils aient envie d’y revenir pour faire goûter ta cuisine à leur famille. Ça sera le succès assuré. Quand ils retourneront au pays, ils en parleront autour d’eux et tu seras célèbre. D’autres viendront pour te voir et tu feras fortune…
Il était plein d’enthousiasme. Il se voyait en organisateur de ces voyages vers l’Europe libérée. Plus tard, Charles aurait investi dans son hôtel de luxe et on grouperait les deux destinations. Après tout, Dauville n’était qu’à une quarantaine de kilomètres d’ici, tout au plus. Quand on en a fait des milliers, on n’est plus à ça près !

Et c’est ainsi que les choses se déroulèrent, plus ou moins. Dick envoyait du monde en Normandie, faisait en sorte qu’une partie de la manne atterrisse dans les caisses de l’auberge et plus tard de l’Hôtel. Il venait passer quelques semaines de temps en temps, mettant une bonne humeur communicative autour de lui.
Marinette et Charles avaient fini par construire un couple solide malgré l’absence d’enfant. La jeune femme s’était efforcée d’oublier l’origine de la fortune de son mari. Ces temps troublés étaient derrière eux, il ne servait à rien de remuer le passé pour en faire surgir des fantômes.
En 1955, Dick décida de venir s’installer en France. Charles lui offrit de travailler avec eux à l’hôtel. L’Auberge du Père Guilhaume avait été donnée en gérance et le couple s’occupait activement du développement de sa seconde activité. L’arrangement convenait à tout le monde, on but le champagne pour fêter cette arrivée providentielle qui allait apporter une touche de fantaisie dans l’établissement.
Dick s’y installa à l’été 55 et y mourut au début de l’hiver 1983. Marinette avait espéré que le jeune noir serait une chance pour elle, qu’il apporterait un souffle nouveau à la monotonie des jours. Elle ne se sentait pas véritablement à sa place dans cet hôtel luxueux dont le restaurant se mettait à servir de plus en plus une cuisine chichiteuse qui n’était pas celle qui avait fait la réputation de son ancienne auberge.
Le ménage n’était pas particulièrement heureux, il y manquait l’étincelle nécessaire à entretenir une flamme fort vacillante.
Elle voulait que Dick mette du mouvement et la surprenne, sans doute également qu’il canalise son mari qui semblait faire grand cas de ce que disait ou pensait son associé.
Marinette était un cœur pur, d’une naïveté sans borne. Elle était persuadée que Dick représentait sa chance, qu’il allait tout arranger par sa seule présence, que le bonheur viendrait enfin couronner ce qui n’était qu’un simple succès financier sans passion.
Il est un point sur lequel elle ne se trompait pas : Dick allait la surprendre. Au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer…

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