mardi 27 août 2013

Avec vue sur la vie 1/5

Pour Kévin, cette histoire
d’un temps que ses vingt ans…

 
I
CHARLES
(1907-2002)


Ce matin, au réveil, Charles était mort. Marinette l’a trouvé dans son lit, le visage étrangement révulsé, comme pris de panique. Alors elle a souri.
Un sourire franc, qui découvre les dents et qu’accompagne une petite lueur pétillante dans les yeux. « Un sourire de vieille dame indigne », pense-t-elle. Mais indigne de quoi ? En tout cas, pas du bonheur qui lui échoit aujourd’hui : Charles est mort. Seul et sans soutien. Elle n’était pas là pour lui tenir la main et l’aider, une fois encore, à affronter ses peurs. Il est mort seul, face à lui-même. Autant dire en très mauvaise compagnie.
Marinette a quatre-vingt ans, pour elle aussi le bout de la route n’est sans doute plus très loin, mais elle savourera chaque jour sa victoire. Malgré tout ce qu’elle a dû subir pendant près de soixante ans, elle aura survécu à son bourreau. Toute sa vie elle aura payé le prix fort le fait d’aimer l’homme qu’il ne fallait pas. Elle ne pouvait qu’accepter son sort et attendre. Mais la patience de Marinette était sans fond et elle a su y puiser l’énergie nécessaire pour tenir bon.
Très longtemps, elle a attendu de l’avoir à sa merci, puis le temps venu elle a attendu la délivrance en ne faisant rien pour la hâter. Bien au contraire. Elle a mis un soin méticuleux à prolonger l’existence de cet homme qu’elle avait cloué sur un lit d’où il ne se levait plus et où tout le monde l’avait oublié à part le médecin qui passait régulièrement pour le renouvellement des ordonnances et féliciter cette petite vieille pour son courage et son abnégation.
Ce soir ou demain, lorsque la levée du corps aura lieu, les quelques voisins qui n’ont pas déserté l’immeuble pour les vacances seront certainement surpris d’apprendre qu’il y avait un autre occupant dans cet appartement. Le retour à Bordeaux du beau Charles, comme son départ définitif, s’est fait en catimini, dans la plus stricte intimité.
Né quelques maisons plus loin, sur le quai des Chartrons, quatre-vingt-quinze ans plus tôt, il y avait vécu presque sans histoires jusqu’à la guerre, qui lui avait permis de se révéler.


Fils unique d’une famille de négociants, Charles bénéficia de ce qu’il était convenu d’appeler "la meilleure éducation". Il eut l’enfance classique d’un bourgeois de l’époque, dont le seul événement marquant fut constitué par la mort de son père survenue peu avant son septième anniversaire, dans les premières semaines d’une guerre qui devait durer quatre ans et faucher plusieurs millions de vies. Cette disparition subite n’affecta pas l’enfant outre mesure car il n’avait pratiquement pas de rapports avec cet homme affairé et lointain qui voyageait beaucoup et rentrait tard lorsqu’il était là. En revanche, Charles adorait sa mère, à laquelle il vouait un amour exclusif et jaloux. Ainsi supporta-t-il difficilement l’idée que cette femme encore jeune puisse penser à refaire sa vie. Il en résulta de vifs conflits dans lesquels se révéla le caractère tyrannique de l’enfant, puis de l’adolescent.
La pauvre femme dut renoncer à épouser l’ancien associé de feu son époux, se contentant d’une liaison plus ou moins secrète qui attirait sur elle la réprobation de toute une partie de la ville en même temps que le mépris de moins en moins dissimulé de celui qui l’empêchait de régulariser cette situation honteuse qu’il lui reprochait par ailleurs.
À l’école où il fut très tôt pensionnaire, chez les Jésuites, Charles n’avait pas de camarades. D’un naturel distant, il ne chercha jamais à rectifier l’image que les autres se faisaient de lui : celle d’un type hautain et méprisant. C’était faux, pour mépriser quiconque il eut fallu qu’il s’intéressât un tant soi peu à ceux qui l’entouraient, ce qui n’était pas le cas.
Doué d’incontestables facilités pour les études, il suivait les classes un peu en dilettante, présent par le corps mais l’esprit vagabond. Rien ne semblait l’intéresser véritablement, il donnait l’impression de se tenir en réserve et d’attendre son heure, celle qui lui permettrait de donner toute sa mesure.
Ses maîtres ne l’estimaient pas davantage que ses condisciples, cependant ils s’efforçaient de lui témoigner quelque égard pour se concilier les bonnes grâces de la famille. Après tout, c’était un élève dans l’ensemble moins difficile que beaucoup d’autres et dont la famille payait avec régularité.
La puberté fut l’occasion de certains dérapages dont le scandale aboutit à son renvoi successif de deux établissements. Toutefois, les choses se calmèrent assez vite et l’on ne nota plus d’incident jusqu’à sa majorité. Là, il demanda des comptes à sa mère et entra en possession de l’héritage à lui laissé par son père. Cela lui permit de mener grand train sans avoir trop à se soucier de l’avenir.
Il dédaigna la proposition qui lui était faite de reprendre la place paternelle, ne souhaitant pas avoir à travailler avec l’amant de sa mère. Il vendit ses parts de l’affaire afin de bien marquer son indépendance.
Comme il possédait une certaine fortune lui permettant une vie oisive en même temps qu’aisée, ayant de surcroît un nom connu et respectable, il se plut à se mêler de politique. La période était particulièrement propice à la chose, les années trente n’étaient pas de tout repos en Europe et la France connaissait sa part de tourmente.
Son engagement fut moins idéologique que viscéral, il se porta sur la droite pour la simple raison qu’il haïssait “les pauvres et leur médiocrité”.
Il crut à sa chance au début de 1934 avec le séisme provoqué par l’affaire Stavisky. Le 8 janvier de cette année-là, Serge Alexandre Stavisky fut retrouvé mort au Vieux Logis, le chalet qu’il possédait à Chamonix. Recherché depuis la fin décembre, il était cerné par la police et au moment où celle-ci pénétra dans le chalet, des coups de feux retentirent. Le corps de Stavisky gisait avec deux balles dans la tête.
La thèse officielle fut celle d’un suicide, ce qui ne parvint à convaincre personne. Surtout pas la presse satirique, parmi laquelle Le Canard enchaîné titra : « Stavisky se suicide d'un coup de revolver qui lui a été tiré à bout portant. » en précisant ironiquement : « Stavisky s'est suicidé d'une balle tirée à 3 mètres. Voilà ce que c'est que d'avoir le bras long. »
Les milieux de droite profitèrent de l’occasion, considérant que cette mort arrangeait avantageusement la gauche et les radicaux. Ils parvinrent à déstabiliser le gouvernement de Camille Chautemps, qui fut acculé à la démission et remplacé le 30 janvier par Édouard Daladier. Ce limogeage ne suffit pas à calmer les esprits et l’affaire continua à enfler pour aboutir à de violentes émeutes antiparlementaires devant l’assemblée Nationale le 6 février.
Fondateur du Crédit communal de Bayonne, Alexandre Stavisky avait organisé une fraude à grande échelle grâce au système dit de la chaîne de Ponzi, consistant à rémunérer les investisseurs non avec les bénéfices dégagés mais avec l’argent apporté par les nouveaux entrants dans la chaîne. Le détournement de fonds s’élevait à 200 millions de francs. Pour y parvenir, il avait bénéficié de la complicité du directeur de l’établissement, Gustave Tissier, ainsi que de celle du député-maire Dominique-Joseph Garat.
Le scandale s’amplifia avec la découverte des appuis dont avait bénéficié l’escroc. On y retrouvait aussi bien directeurs de journaux, députés, sénateurs, ministres, que le procureur général Pressard – beau-frère de Camille Chautemps – qui avait usé de toute son autorité pour reporter sine die le procès d’une première affaire datant de 1926 !
Charles, qui était à Paris à cette période, profita des événements pour se mêler aux manifestations et aux réunions politiques, se frayant peu à peu un chemin vers les hommes de la tribune. Il nourrissait beaucoup d’espoirs pour les prochaines législatives et dut déchanter devant l’ampleur de la victoire du Front populaire en mai 1936.
À la mi-juillet de cette même année, les regards de Charles se portèrent vers l’Espagne où commençaient à s’affronter nationalistes et républicains. Son enthousiasme pour le groupe mené par le Général Francisco Franco n’allant cependant pas jusqu’à un engagement physique de sa part. Comme tous les beaux parleurs, il préférait entraîner les autres à l’action que d’y participer lui-même à ses risques et périls.
Il eut des envies de voyages qui le conduisirent en Italie et en Allemagne où il noua des contacts grâce aux recommandations que certains de ses nouveaux amis politiques avaient cru devoir lui remettre. Comme il était opportuniste, il sut rendre quelques menus services et procurer à ses hôtes les choses qui leur manquaient. C’est ainsi qu’il se découvrit une fibre commerciale qui devait assurer sa fortune avant longtemps.
Les mois passaient, la situation en Europe se tendait de plus en plus. Les rumeurs de guerre enflaient, tandis qu’il s’adonnait à ses petits trafics juteux et découvrait qu’il était possible de faire fortune en s’amusant. Cela vous avait une autre classe que les travaux débilitants et sous-payées dont se contentaient la plupart de ses semblables.


Le 15 mars 1939, Hitler annexait la Bohême-Moravie, sans rencontrer de résistance de la part l’armée tchécoslovaque. Fort de cette expérience réussie, il décida d’envahir la Pologne le 1er septembre suivant, amenant ainsi la Grande-Bretagne et la France à lui déclarer la guerre le surlendemain.
Les semaines qui suivirent furent étranges. La guerre était déclarée mais ni la Grande-Bretagne ni la France ne bougeaient beaucoup pour venir en aide effective à la Pologne, assistant passivement à la défaite polonaise.
En avril 1940, l’Allemagne attaquait le Danemark et la Norvège, puis le 10 mai commença réellement la bataille de France avec l'invasion du Luxembourg, de la Belgique et des Pays-Bas, tous neutres jusqu’à ce jour.
L’armée française fut écrasée en quelques jours et l’armistice signé le 22 juin par le nouveau gouvernement dirigé par le Maréchal Pétain.
Le pays était désormais séparé en deux zones, l’une occupée au Nord et à l’Ouest, l’autre libre au Sud et à l’Est.
Le 10 juin, le gouvernement de Paul Raynaud avait fui la capitale pour se réfugier à Tours. Quatre jours plus tard, tandis que les troupes allemandes investissaient Paris dès l’aube, le repli continuait sur Bordeaux. Le gouvernement devait y rester jusqu’au petit matin du 29 où il prit la route pour Clermont-Ferrand – qui devint ainsi l’éphémère capitale de la France pour vingt-quatre heures –, puis rallia Vichy où le Maréchal Pétain s’était installé dès le 28.
Ces dix-neuf jours de juin, Charles sut les mettre à profit, bien décidé qu’il était de ne pas laisser passer sa chance comme en 34. Il sut rendre les bons services aux bonnes personnes et devenir sinon indispensable au moins l’un de ceux à qui on devait penser pour améliorer l’ordinaire et débusquer la rareté dont on avait besoin. Son ambition n’était plus politique mais de faire fortune quoi qu’il arrive.

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