lundi 17 septembre 2012

Vision nocturne 1/4

I

— C’est incroyable ! Il est tout simplement bluffant… s’enthousiasmait Céline.
Ils étaient une dizaine de jeunes, garçons et filles confondus, installés autour de deux hauts guéridons, perchés sur des tabourets montés sur échasses, dans l’atmosphère chaude et bruyante de L’Apache, l’un des bars musicaux branchés du centre-ville, un de ces endroits où la musique est toujours trop forte et le prix des consommations excessif, recette idéale pour transformer un établissement quelconque en l’un des lieux les plus courus des snobs et de ceux qui cherchent à paraître.
— Mais, qu’est-ce qu’il t’a dit au juste ? demandait une fille brune aux lunettes en cul-de-bouteille.
— Il m’a raconté mon passé. C’était comme s’il me connaissait intimement. Tout y était : que j’ai une sœur jumelle avec laquelle ce n’est pas le grand amour, que je suis passionnée de chevaux, que je vis à la campagne mais tout proche d’ici… Enfin, tout, quoi !
Les autres la regardaient, certains avec scepticisme, d’autres incrédulité ; avec un intérêt réel ou des haussements d’épaules qu’elle trouvait trop appuyés pour être sincères.
C’était le soir de ses vingt ans. Elle était venue les fêter ici avec sa bande de copains habituels. D’anciens camarades d’école – maternelle, primaire, collège, lycée – et de nouveaux copains de fac. Une joyeuse équipe au milieu de laquelle elle se sentait bien. D’autant mieux qu’elle avait déjà bu quelques Mojitos bien tassés, sa boisson favorite.
Quelques minutes plus tôt, en apportant une tournée offerte par l’un des garçons, Rudy, le barman, s’était penché à son oreille et lui avait murmuré que ce soir il y avait une animation "voyance" et que l’établissement était heureux de lui offrir une séance de découverte à l’occasion de son anniversaire. Elle avait d’abord refusé mais, une fois qu’elle en eut parlé, toute la troupe avait insisté pour qu’elle y aille.
Tous les jeudis soirs, L’Apache organisait une de ces soirées spéciales avec un médium qui semblait se bâtir une certaine réputation en ville. Un grand type entre deux âges, costume de velours sombre, chemise blanche, lavallière désuète telle qu’en portaient les artistes peintres autrefois, regard acéré, sourire figé et main tendue d’un commercial habitué à vendre quotidiennement des congélateurs à des Esquimaux. Pour dix euros, l’espace d’une dizaine de minutes il dressait un portrait rapide de la personne qui le consultait, lui donnait des éléments biographiques de son passé afin de prouver ses capacités médiumniques avant de dérouler ce que promettait l’avenir.
Chaque jeudi, de nombreux clients des deux sexes attendaient patiemment leur tour d’entrer dans le box qui lui était réservé au fond de la salle. On les voyait ressortir un peu plus tard, certains le sourire aux lèvres, d’autres la larme à l’œil. Il y en avait même qui riaient franchement, non pas de façon moqueuse mais parce qu’ils avaient assisté à une chose extraordinaire qui remettait en question leurs doutes habituels.
Richard Merens ne faisait pas de concession. Il prenait les mains de ses clients, se concentrait quelques secondes, puis déroulait le fil de leur vie avec l’assurance – d’aucuns diraient l’arrogance – de qui se considère infaillible. Ses grands moments de jubilation étaient de se retrouver face à des sceptiques qui osaient le défier. Ses transes devenaient alors d’une violence extrême et il était alors capable d’assener les choses les plus cruelles avec un regard implacable qui semblait dire : « Et maintenant, tu y crois ? »
Il avait entendu le groupe de jeunes gens un peu bruyants qui fêtaient l’anniversaire de l’une d’entre eux et fait signe à Rudy d’aller offrir une séance à cette fille. Il savait que lorsque l’on attrape quelqu’un à une table, il y a de fortes probabilités pour que tous ses occupants veuillent prendre leur tour. Une dizaine de personnes, même avec une gratuité, c’était quatre-vingt-dix euros d’assurés pour lui et pour l’établissement la certitude que la table resterait occupée un peu plus d’une heure et demie, ce qui signifiait que, l’attente aidant, les consommations se multiplieraient. Même chose aux tables où d’autres se feraient inscrire sur la liste d’attente.
Merens avait ainsi contribué à remplir la salle les jeudis soir, jour habituellement creux, et à fidéliser une certaine clientèle. La patronne était aux anges, cette attraction ne lui coûtant que le prix des consommations qu’elle offrait au médium, et comme celui-ci restait sobre lorsqu’il officiait, elle n’en était que de quelques verres de jus de fruits de sa poche. Parfois, elle lui demandait de la renseigner sur son avenir proche, feignant de ne pas attacher plus d’importance que cela à ses réponses, n’en tenant pas toujours compte par bravade. Joueuse, elle avait perdu des sommes considérables au casino alors même qu’il l’avait prévenue que la chance n’était pas à ses côtés. A contrario, il était arrivé qu’elle gagne des dizaines de milliers d’euros parce qu’elle l’avait cru lorsqu’il lui disait qu’elle serait bien avisée de tenter sa chance dans les deux prochains jours. Mais la reconnaissance n’était pas le fort de cette femme acariâtre, revenue de tout, qui n’admettait pas d’avoir perdu une célébrité éphémère du temps où elle était meneuse de revue dans un célèbre cabaret parisien. Maigre et sèche, la peau fripée par les rancœurs, le cheveu abîmé par les teintures au rabais, les mauvaises langues du coin la surnommaient "la Régine du pauvre".
Merens avait accueilli Céline avec un large sourire et des yeux malicieux, l’invitant à prendre place en face de lui, de l’autre côté d’un modeste guéridon recouvert d’une nappe de feutrine bleu roy sur lequel étaient posés différents jeux de cartes, un cendrier dans lequel se consumait du papier d’Arménie, ainsi qu’un bloc de papier et un stylo.
— Puis-je vous demander votre année de naissance, s’il vous plaît ? D’habitude je demande la date entière, mais j’ai bien compris qu’il s’agit du 16 septembre…
Tout en parlant, il commençait à noter le renseignement sur son bloc. Se livrant à un calcul rapide et savant, il inscrivit ensuite le chiffre cinq, qu’il entoura d’un cercle. C’était une entrée en matière dont il se servait surtout lorsqu’il travaillait par téléphone, un truc pour éviter la gaffe idiote de prédire une maternité prochaine à une femme âgée. Là, il cherchait simplement à entrer en contact avec elle, à la mettre en confiance.
— La vie est un cycle, prononça-t-il. Pour vous, tous les cinq ans il se passe quelque chose qui influe sur le cours de votre existence. C’est dire que vos vingt ans marqueront un tournant…
Achevant sa phrase, il avança les mains pour prendre celles de la jeune fille fermement. Le box était plongé dans une pénombre assez profonde qui ajoutait au mystère de ce qui s’y déroulait. Ainsi, Céline n’eut-elle pas l’occasion d’apercevoir le voile fugitif qui couvrit le regard de Richard avant qu’il ne ferme les paupières et semble entrer dans une profonde concentration.
À vrai dire, elle ne prêtait pas grande attention à son manège ; perdue dans ses souvenirs, elle essayait de se remémorer ce qui avait pu lui arriver de spécial à cinq, dix et quinze ans. Elle trouva pour chacune de ces dates un événement qui lui sembla convenir parfaitement. À cinq ans, son père lui avait offert un poney ; à dix, elle recevait sa première jument de concours et à quinze… À quinze, elle était double championne, départementale et régionale, était sélectionnée dans l’équipe de France d’équitation et rencontrait son premier amour. Oui, à bien y réfléchir, tous les cinq ans il s’était produit un événement marquant dans sa vie !
Merens rouvrit les yeux et commença à dresser un portrait psychologique de la jeune fille. Il fit une embardée soudaine par l’astrologie afin de souligner quelques traits marquants de son caractère, puis il s’attacha à remonter le fil de son passé. Il lui parla de sa sœur jumelle, de leur rivalité ancienne, de la grande animosité que l’autre nourrissait à son égard, de la passion qu’elle avait pour les chevaux et des nombreuses heures de travail qu’elle y consacrait depuis l’enfance. Il décrivit les lieux où elle avait grandi, parla de l’amour dont ses parents l’avaient entourée, des garçons qui valsaient dans sa vie, d’un qui se tenait à l’écart alors que justement celui-ci aurait pu avoir ce qu’aucun autre n’aurait jamais.
Il parlait d’une voix douce, enchaînant les éléments, tirant un fil pour dévider la pelote, en trouvant un autre qu’il tirait à son tour, jetant des bribes pêle-mêle sur la table sans chercher à faire le moindre tri, semblant tirer ses mots au fur et à mesure d’un chapeau imaginaire comme autant de lapins ou de colombes devant une Céline bouche bée, qui se contentait d’acquiescer à tout d’un hochement de tête.
Lorsqu’il eut terminé, la jeune fille fit remarquer timidement qu’il ne lui avait pas parlé de son avenir. Son ton était neutre, on n’y descellait ni déception, ni angoisse, ni réelle attente. Tout ce qu’elle venait d’entendre la comblait déjà. Jamais elle n’avait eu affaire avec un médium ou un voyant. L’idée ne lui serait pas venue d’aller en consulter un, d’ailleurs ! Seul un concours de circonstances avait permis qu’ait lieu ce moment étrange et somme toute délicieux.
— Oh ! Ne parlons pas d’avenir un jour comme aujourd’hui, dit-il. Comme dit la chanson : « On n’a pas tous les jours vingt ans », alors autant pleinement savourer ce jour unique sans penser à la suite…
Sans lui laisser le temps de contester ce choix, il se leva et la prit par le bras pour la raccompagner jusqu’à la table de ses amis.
— Voilà, je vous la rends ! dit-il avant de retourner dans son box où déjà Rudy introduisait un monsieur d’un certain âge.
Tout cela était calculé. Merens et Rudy savaient que la jeune fille allait être pressée d’un feu roulant de questions de la part de ses compagnons et que peu à peu une envie allait naître en chacun d’eux d’aller consulter à son tour. Leur proposer directement de venir le voir n’aurait pas eu le même effet, les retombées eussent été moindres !

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