mardi 18 août 2015

Comment j'ai tué mon père 2/2

Le temps a passé, faisant son œuvre de sape progressivement, subrepticement, au rythme de « la pendule d’argent/Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : je vous attends » comme le chantait Brel au moment où je poussais mon premier cri.
Les signes de la décrépitude sont nombreux, mais ils avancent masqués ou plus exactement tellement aveuglants qu’on ne les voit pas, comme la lettre volée posée bien en évidence.
Nous en avons tous fait l’expérience : nous ne pouvons imaginer que les gens que nous n’avons pas vus depuis longtemps aient pu vieillir entre-temps : la réalité nous assaille et nous bouleverse si nous les recroisons un jour. À l’inverse, nous ne prenons pas conscience du vieillissement et des changements physiques de nos proches qui surviennent lentement sous nos yeux ; c’est ce qui explique qu’une grand-mère trouve changé un enfant que sa propre mère trouve identique. Tout n’est qu’une affaire de perspective. Or, le nez dans le guidon il n’y a point de perspective. Dans le Tour de France, seul le téléspectateur profite des paysages.
C’est donc petit à petit que les pas de mon père se sont faits plus lourds, sa mémoire plus hésitante, son élocution moins fluide. Ses doigts se sont mis à trembler parfois, puis de plus en plus souvent. L’odeur de l’appartement a évolué à son tour, pour sentir le rance et l’urine. Les vêtements toujours impeccables se sont progressivement tachés dans le même temps où ils étaient moins souvent changés…
Des petits rien sans gravité, auxquels on ne prête pas attention ou plus exactement que l’on remarque sans vouloir les prendre objectivement en compte. Il est difficile d’admettre la déchéance de ceux que l’on aime et qui nous ont aimés. Nous aiment-ils encore, alors que nous les voyons si absents près de nous ?
Un jour, papa a eu du mal à se lever de son fauteuil et j’ai dû aller acheter une cane à la pharmacie. Il n’en voulait pas, m’a insultée, menacé de l’instrument avant de finir par comprendre que pour m’en assener un coup il lui faudrait d’abord s’en servir pour se redresser. Ses pas étaient plus lents, ses pieds se levaient moins facilement et sa progression devint une sorte de glissement sur le parquet.
Il abandonna ses occupations associatives, sortit de moins en moins, m’obligeant à être de plus en plus présente. Oh ! il ne m’a rien demandé, toutes ces petites obligations destinées à lui faciliter la vie, à arrondir les angles, je me les suis créés toute seule. Par devoir autant que par amour. Par peur de l’accident, peur de le perdre à son tour.
Mes visites sont devenues plus fréquentes, plus longues. Violette ne disait rien. Elle comprenait, en même temps qu’elle était soulagée de n’avoir pas à supporter pareil fardeau avec ses propres parents, plus jeunes et bien vivants.
Ensuite, il y a eu les premières chutes. En tout cas celles dont j’ai eu connaissance. Je ne doute pas un instant qu’il y en ait eu d’autres dont il m’a caché l’existence par fierté mal placée autant que par souci de me ménager. Probablement m’a-t-il aimée jusqu’au bout, à sa manière tyrannique, malgré la déception que représentait pour lui mon choix de vie. Il m’a aimé comme je l’ai aimé : mal mais avec une sorte d’exclusivité douloureuse.
Les chutes m’ont terrorisée. Je l’imaginais se fracassant la tête par terre ou sur le coin d’un meuble, puis agonissant des heures entières sans le moindre secours. C’était une angoisse permanente, contre laquelle je ne pouvais rien. J’avais le souvenir d’une grand-tante qui était décédée après une chute dans laquelle elle s’était cassé le col du fémur. Certes, c’était il y avait des lustres et les progrès de la médecine faisaient d’un tel incident une peccadille, mais il est difficile de se raisonner dans de tels cas.
Un midi, je le retrouvais à terre alors que j’étais venue le chercher pour l’emmener déjeuner chez Marie. À première vue, il n’avait rien de cassé et je parvins à le remettre sur pied ainsi qu’à le faire marcher sans trop de problème jusqu’à la voiture. Le déjeuner dans le jardin se passa à merveille jusqu’au moment où il exprima le désir d’aller aux toilettes et se montra incapable de se lever de son fauteuil. Il souffrait manifestement le martyre et ma sœur et moi ne savions plus comment l’aider. Marie fit appel au père d’un des copains de son fils aîné, qui était médecin. Celui-ci accourut et expliqua qu’il n’était pas exclu que papa se soit fêlé le col du fémur en tombant dans la matinée et que la station assise ait achevé de rompre l’os. Il lui fit une injection pour le calmer et appela une ambulance pour le faire transporter à l’hôpital.
Une fois de plus, il y eut plus de peur que de mal, mais l’alerte était sérieuse. Je le taraudais afin qu’il accepte l’installation chez lui d’un dispositif d’alerte en cas de problème. La chose était entièrement prise en charge par le conseil général pour les personnes de son âge. La négociation dura deux ans, jusqu’à ce qu’une nouvelle chute le laisse à terre pendant plus d’une demi-journée.
Chacun de ces épisodes me hante encore aujourd’hui. Il faut avoir vécu avec l’angoisse de ne pas entendre le téléphone dans la nuit pour comprendre ce qu’est la responsabilité de maintenir chez elle une personne qui n’a plus tout à fait les capacités d’y être en parfaite sécurité. Jean et Marie se moquaient bien de cet aspect-là du problème. Hélène était là pour tout régler, prête à accourir au moindre pépin, à se dévouer, se mettre en quatre.
Je ne reproche rien à personne. Chacun sa vie… J’aurais juste aimé un peu plus de soutien moral. Un coup de fil de temps en temps pour prendre des nouvelles du père et accessoirement des miennes. De mon côté, je n’en donnais pas non plus. Je m’occupais de papa, je n’allais pas en plus me rajouter la charge des bulletins de santé auprès de ceux qui n’en demandaient pas.
Papa a commencé à tomber de plus en plus fréquemment. De préférence la nuit. La raison en était qu’il s’endormait devant la télévision et se trouvait désorienté au moment d’aller se coucher. Il s’emmêlait alors les pieds dans le tapis du salon qu’il n’avait pas voulu me laisser enlever, ou bien dans sa cane qu’il avait fini par accepter. Le téléphone sonnait alors chez moi et je devais aller lui porter secours avant de prévenir le centre de surveillance que tout allait bien et qu’il n’était pas nécessaire d’envoyer une ambulance.
Cette situation devint pour moi un stress permanent. Lorsque nous nous mettions au lit, Violette et moi, je n’osais même plus faire l’amour avec ma compagne de peur d’être coupée dans mon élan par un appel d’urgence. Mes nuits devenaient de plus en plus chaotiques par crainte de ne pas entendre le téléphone. Je m’enfonçais progressivement dans une profonde dépression, hantée en permanence par la peur de l’inéluctable. Le médecin de papa m’avait prévenue, arrivé à cet âge, les probabilités d’une chute domestique mortelle explosent les statistiques. C’était selon lui le mieux qu’il pouvait arriver à son patient. J’étais entièrement d’accord, à ceci près que je ne voulais pas être celle qui le trouverait étendu sur le sol dans une posture plus ou moins grotesque dont il ne se relèverait pas.
Alors, insensiblement je me suis mise à boire. Je ne m’enivrais pas mais je m’abrutissais. L’alcool atténuait ma perception des choses, me rendait la situation presque supportable.
Je me suis mise à boire du whisky alors même que je n’avais jamais aimé cela. Par petites gorgées tout au long de la journée, en commençant de plus en plus tôt. Lorsque mes insomnies me jetaient au bas du lit à quatre heures du matin, mon premier geste était de dévisser le bouchon rouge de la bouteille et de boire un trait, tantôt dans un verre tantôt à la bouteille. Celle-ci ne faisait pas deux jours…
Je marchais droite, je travaillais, j’allais voir papa. Tout semblait normal, sinon que je me montrais parfois très agressive, agacée pour un rien.
J’avais pleinement conscience de la mauvaise pente sur laquelle j’étais en train de glisser, mais je ne voyais pas d’autre solution, persuadée que j’étais que cela m’aidait à tenir bon. Violette ne disait rien mais je sais qu’elle entendait le bruit du bouchon dévissé dans la nuit et le glouglou du liquide ambré s’écoulant du goulot. Elle me l’a avouée elle-même, sans le moindre reproche dans la voix ou le regard, bien que cette situation l’ait fait souffrir. Je buvais pour oublier ma souffrance et souffrais de boire au risque de perdre la personne que j’aimais le plus et à laquelle j’aurais voulu dédier chaque seconde de mon existence, la femme qui partageait ma vie ou du moins le peu que je lui en laissais dans ces circonstances.

Et puis les choses se sont précipitées.
Papa est tombé de plus en plus souvent, parfois à deux reprises dans la même journée. Toujours sans gravité mais de façon spectaculaire, de préférence près d’une fenêtre à travers laquelle il aurait pu passer et se blesser.
Je devenais folle d’angoisse. C’était la période des fêtes de fin d’année, ces semaines que je déteste depuis l’enfance avec leur jovialité factice obligatoire. Je ne dormais quasiment plus, épiant le téléphone et redoutant qu’il sonne tout en même temps.
Le matin de la saint Sylvestre, à six heures trente, le central a appelé pour dire que papa était tombé. J’y suis allée en catastrophe mais n’ai pu rentrer dans l’appartement car il avait mis la chaîne de sécurité à la porte que j’ai essayé d’enfoncer sans succès. Mon père était conscient, étendu dans le couloir mais incapable de se relever seul pour venir m’ouvrir. Il m’a fallu appeler Violette et lui dire de me rejoindre avec une scie à métaux et un pied de biche. C’est ainsi qui nous sommes entrées, par effraction, bruyamment et sans que personne ne bouge dans l’immeuble…
Une fois debout, papa nous a offert un café pour nous prouver que tout allait bien. Il était mal tombé et n’avait pas trouvé d’appui pour se relever, c’était là tout l’incident. Nous pouvions être rassurées. Il remercia gentiment Violette, qui mettait les pieds ici pour la première fois !
Le jour même, alors que je passais voir si tout allait bien en fin d’après-midi, je le trouvais par terre une fois de plus. J’avais refusé de prévoir quoi que ce soit pour le réveillon, par crainte de devoir tout annuler à la dernière minute, aussi je ne pouvais que me féliciter de cette intuition. Il me renvoya néanmoins chez moi où Violette et moi nous fîmes un tête à tête romantique autour d’une table sur laquelle ne se trouvaient que des mets froids afin de parer à toute éventualité de départ précipité. Il n’y en eut pas et même le jour de l’an fut sans histoire. Mais le deux janvier se passa aux urgences.
Après avoir passé la matinée seule sur le fauteuil d’une salle d’attente anonyme, on m’a enfin conduite au chevet de mon père installé sur un brancard, victime d’un tassement de vertèbres, dans l’attente… de son retour chez lui ! Comme je protestais contre cette décision et demandais qu’on l’hospitalise le temps de le remettre sur pied, l’interne m’a expliqué que le patient refusait de rester et qu’il n’y avait aucun moyen de le garder contre sa volonté. Je tentais de faire plier mon père dans son propre intérêt, cependant il ne voulut rien entendre et je dus attendre l’ambulance du retour en sa compagnie. J’étais cramoisie de colère, je l’insultais presque, mais rien n’y fit.
C’est à cet instant précis que j’ai décidé de le tuer. Cela s’est imposé à mon esprit comme une évidence : rendus où nous en étions, c’était lui ou moi mais l’un de nous ne survivrait pas à ce long pourrissement de la situation.
Quand nous sommes rentrés chez lui, j’avais en main tous les papiers nécessaires pour lui installer un lit médicalisé et organiser le passage d’infirmières matin et soir pour la toilette, les médicaments et le coucher. Il a refusé tout cela obstinément, tout en ne démordant pas de sa volonté d’être maintenu à domicile, pour reprendre le jargon médical. Alors je suis allé à la pharmacie, munie de l’ordonnance, et j’ai rapporté tous les médicaments dont il avait besoin.
Papa n’y voyait plus beaucoup, sa mémoire était de plus en plus défaillante, c’était donc assez facile de lui faire prendre plus d’anticoagulants qu’il n’en fallait et davantage de somnifères que de besoin. J’ai surdosé tout cela mais sans forcer les choses afin que l’empoisonnement soit progressif pour que personne ne puisse s’apercevoir de rien.
Je crois pouvoir dire que papa n’a rien trouvé d’anormal dans les semaines qui ont suivi. Son état était stable malgré l’extrême douleur due au tassement de vertèbres consécutif à ses chutes multiples.
Je venais lui porter les repas, passais une heure en sa compagnie, ce qui se limitait le plus souvent à le regarder dormir, je lui préparais ses médicaments…
Il y eut un accident ischémique transitoire (AIT) spectaculaire mais sans séquelle apparente, dont il n’est pas certain qu’il se soit lui-même rendu compte. J’ai eu peur à ce moment-là qu’il faille le réhospitaliser, ce qui aurait mis à mal toute ma stratégie, mais tout se passa bien. Paradoxalement, c’est à partir de ce moment-là que je suis parvenue à réduire ma consommation d’alcool. J’avais trouvé la sérénité ailleurs, dans la décision et dans l’action.
Tout n’était plus désormais qu’une leçon de patience. Papa s’éteignait à petit feu, dans l’indifférence familiale la plus totale. Son fils, sa fille, ses petits-enfants ne trouvaient pas même le temps de prendre de ses nouvelles au téléphone. Il n’y avait que moi pour témoin.
J’ai augmenté les doses au fil des semaines, sans hâte particulière. Je ne voulais pas vraiment sa mort mais je savais que celle-ci était devenue indispensable à ma propre survie. Je me persuadais que mon crime n’était rien d’autre qu’un acte de légitime défense.

Et puis, il y a quelques jours, lorsque je me suis garée devant l’immeuble, j’ai constaté que les volets de l’appartement étaient restés clos. C’était le signe qu’il s’était passé quelque chose car papa mettait un point d’honneur à éclairer toutes les pièces à la lumière du jour.
J’avoue mon hésitation instinctive. J’ai été tentée de faire demi-tour pour ne revenir que le soir, afin d’être certaine que tout soit fini, de ne pas le trouver dans une position où il aurait pu encore être sauvé. Mais je crois que c’est un mouvement filial qui m’a poussée dans les escaliers, presque en courant.
Il était étendu sagement dans son lit, les yeux clos, ne respirant plus. Parti dans son sommeil, de la plus belle façon qui soit, sans se rendre compte de rien, sans avoir peur.
Alors j’ai appelé le cabinet de son médecin pour dire que je venais de le trouver mort et demander ce qu’il me fallait faire. J’étais soudain démunie, privée du ressort qui me poussait à me mouvoir depuis si longtemps.

On dit que les garçons sont plus proches de leur mère et les filles de leur père. On dit tant de choses péremptoires ! Pour ma part, je n’en sais rien. Je n’ai jamais eu d’autre enfant que mon père sur ses jours ultimes. Et c’est une chose inconcevable que de devenir la mère de son père ou le père de sa mère. Ceux qui ont le projet de vivre mille ans n’ont pas conscience du mal qu’ils se préparent à eux-mêmes et pour leurs proches.
Voilà, monsieur le juge, je ne nie rien. J’ai tué mon père, jour après jour, en lui faisant prendre des doses de médicaments qui n’étaient pas les bonnes. Je l’ai tué à petit feu, exactement comme il l’a fait avec moi depuis vingt ans.
Violette ne savait rien. Si elle avait pu imaginer une chose pareille, elle m’en aurait empêchée et sans doute m’aurait-elle quittée par la même occasion.
Mon frère, ma sœur, leur marmaille, leurs conjoints, aucun de ceux-là ne se sont jamais préoccupés de ce qui se passait dans cet appartement qu’ils avaient fui à tire d’ailes après la mort de maman. Ils ne se doutaient de rien et n’auraient jamais rien su. Je ne comptais pas le leur dire un jour et vous perdriez votre temps à tenter de le leur expliquer. L’égoïsme est un blindage dont les banques devraient doubler leurs coffres.
Si notre crétin de médecin traitant n’était pas parti en vacances à ce moment-là, jamais personne n’aurait rien su. C’est ce qui s’appelle la fatalité : un jeune remplaçant soucieux de bien faire, qui refuse le permis d’inhumer parce qu’il a un doute…
Papa était sénile, il aurait pu prendre par lui-même ces surdoses de médicaments. C’était tout à fait plausible. Allez prouver le contraire ! Mais je préfère avouer : oui, voici comment j’ai tué mon père. À petit feu, donc avec la plus parfaite préméditation. Ma seule circonstance atténuante est de l’avoir fait en partie pour son bien, parce qu’il n’aurait pas aimé devenir ainsi s’il en avait eu conscience. Mais je reconnais ici ma profonde lassitude après vingt ans et je sais qu’elle ne me vaudra aucune indulgence.
Je me suis occupée de tout, j’ai tout pris en charge, au détriment de ma santé physique et mentale. Alors, oui, mettez-moi en examen, qu’on me condamne et qu’enfin ce soit moi que l’on prenne en charge, fût-ce dans le cadre d’une incarcération. J’ai donné tout ce dont j’étais capable, maintenant je suis vidée de toute force, de toute envie.
Papa est bien ou il est désormais, libéré ; quant à moi, je serais bien où que vous me mettiez. C’est à mon tour d’être prise en charge…
 

Toulouse, 3 janvier et 30 juillet 2015

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