mercredi 9 octobre 2013

La Sortie des écoles 2/3


SECONDE PARTIE


Le vieil homme est entré au Drakkar un matin d’il y a dix ans. C’était le jour de la rentrée scolaire, comme aujourd'hui, peu avant que les gamins n’affluent. Il a pris place à ce guéridon et commandé un café tandis qu’il semblait s’absorber dans le spectacle qui s’offrait de l’autre côté de la vitre qui n’était pas ouverte à cause de la pluie.
Le Drakkar étant situé stratégiquement à l’entrée de cette partie de la rue Jules Ferry qui conduit à la cité scolaire – laquelle est composée d’établissements allant de la maternelle au lycée –, il y avait donc, à cette heure-là, une grande animation sur les trottoirs qui sembla retenir toute l’attention de l’homme jusqu’à ce que la rue redevienne déserte. Il avait alors achevé sa tasse de café froid, réglé sa consommation et était parti sur un vague salut.
Il était réapparu à onze heures et quart, avait pris la même place, qui était libre, commandé une eau minérale, et s’était à nouveau absorbé dans la contemplation des gamins sortant des écoles et rentrant chez eux pour le déjeuner. Puis quand le flux avait cessé, il était reparti pour reparaître à treize heures quinze où le même jeu s’était reproduit. Enfin, il était de nouveau là trois heures plus tard.
À compter de cette première apparition, il n’avait manqué aucun jour d’école. Il arrivait aux mêmes heures, choisissait la même table qui avait fini par devenir implicitement la sienne, buvait selon l’heure un café, une eau minérale ou un jus de fruit, ne parlait à personne et s’absorbait dans l’animation de la rue. Il était arrivé quelquefois qu’il reste au moment du déjeuner et commande un sandwich jambon-beurre, mais c’était assez rare.
Pendant les périodes de vacances, on ne le voyait pas.
Son manège avait vite intrigué les habitués. On avait commencé à murmurer dans son dos ; les questions fusaient. Comme on ne savait pas qui il était, on l’avait surnommé “Le Vieux” et puis un jour quelqu’un avait trouvé une formule qui fit mouche immédiatement. Pour chacun ici, il devint “La Sortie des écoles”. C’était une plaisanterie plutôt affectueuse au fond. On était en 1978 et personne ne pensait véritablement à mal. Mais quatre ans plus tard il y avait eu le scandale du Coral, qui était quasiment devenu une affaire d’État, et ce qui n’avait été qu’une vague plaisanterie s’était mué en une véritable suspicion.
L’homme semblait ne pas voir les regards de travers, ou ne leur accorder aucune importance. Au fond, que pouvait-on lui reprocher réellement ? De venir s’attabler quatre fois par jour derrière la baie vitrée d’un café pour regarder des écoliers de tous âges aller en cours ou en revenir ? Jamais il n’était sorti pour leur parler, pas plus qu’il n’avait adressé la parole aux adolescents qui entraient dans l’établissement qui était un peu leur repère.
Quand la rumeur avait commencé à enfler, on s’était mi à attacher de l’importance aux vêtements qu’il portait et auxquels l’usure donnait un aspect qui n’était pas net. On remarqua qu’il avait souvent une trace d’écume blanche au coin des lèvres, qu’il escamotait régulièrement d’un coup de mouchoir qu’il repliait ensuite avec méticulosité avant de le remettre dans sa poche. Il avait souvent les yeux vagues, les mains légèrement tremblantes.
— Tu devrais lui dire de ne plus revenir, Lili… avait lancé un vieil habitué.
— Et pour quel motif ? Il n’embête personne et en plus, contrairement à certains, il paye ses consommations au fur et à mesure sans s’essouffler à courir derrière le crédit… Suivez mon regard ! avait-elle répondu.
— Un jour, il y aura des histoires et ça te retombera dessus !
Mais des histoires, il n’y en eut pas. Tout au plus, quelques semaines plus tard, vit-elle un des flics en civil du commissariat accoster l’homme alors qu’il sortait du Drakkar. L’officier de police montra la médaille qu’il portait au bout d’une chaîne attachée à sa ceinture et fit quelques pas en discutant de manière posée avec son interlocuteur. L’autre semblait ahuri par ce qu’on lui disait, haussait imperceptiblement les épaules, répondait calmement aux questions qu’on lui posait, visiblement plus accablé que révolté. Ils discutaient en faisant quelques pas sur le trottoir tandis que de l’intérieur du bar on ne les perdait pas de vue.
La conversation ne dura pas plus d’une dizaine de minutes. Elle sembla se dérouler et s’achever tout à fait civilement, le policier serrant la main de l’homme avant de s’éloigner en hochant la tête comme quelqu’un qui vient de prendre conscience d’une démarche bien inutile.
Marlène se rappela les propos que lui avait tenus son client au sujet des histoires qu’il pourrait y avoir un jour et en conclut que celui-ci avait dû dénoncer le vieux. Pourtant, son attitude avai-t-elle réellement quelque chose d’équivoque ?
Pour elle, le vieil homme est un habitué comme un autre. Sans doute plus taciturne que la moyenne, peu causant et ne cherchant pas le contact, mais au nom de quoi le lui reprocher ?
Il parle peu, d’une voix douce et profonde, avec une sorte d’ennui comme si sortir de son silence lui demandait un effort surhumain. Il s’adresse toujours au personnel avec une grande politesse et, contrairement aux autres habitués, n’emploie jamais les sobriquets des uns et des autres. Ainsi, pour passer commande auprès de Bruno, que chacun ici interpelle du nom de Magnum à longueur de journée, lui donne-t-il naturellement du « Jeune homme » sans ironie ni obséquiosité. On sent que c’est une formule rodée, dont il a constamment usé tout au long de sa vie et qu’il aime à employer encore, sans doute par marotte.


Dix-huit heures. Le rythme se ralentit un peu. Il reste une bande de gamins dans l’arrière-sale, autour du baby-foot ou affalés sur les banquettes à se peloter. Marlène vient de distribuer quelques coups de torchon sur des pieds qui traînent sur les chaises. Il y aura à nouveau un regain d’affluence dans une heure, au moment de l’apéritif du soir, et puis on pourra plier boutique tranquillement.
— Tiens, on n’a pas vu le vieux pervers aujourd’hui… lâche Jeannot en désignant le guéridon vide d’un coup de menton.
— C’est vrai, au fait. Où est-il passé ? demande la mère de Marlène.
— Comment savoir ? Personne ici ne sait seulement son nom.
Bruno ouvre la bouche, mais laisse son geste en suspend. Lui connaît le nom du vieil homme et un bout de son histoire. Il se souvient de l’avoir vu pleurer d’émotion un jour devant un parterre d’adolescents, il y a bien longtemps…
Quand il a commencé à travailler au Drakkar, il a tout de suite reconnu l’homme. Cependant, comme l’autre ne semblait pas le remettre ou ne pas avoir envie d’être reconnu, il n’a rien dit. Ensuite, conscient du mystère et de la rumeur qui enveloppait le personnage, il a gardé ses distances par lâcheté, pensant qu’il était trop tard pour revenir sur sa retenue et que montrer une vague familiarité avec lui pourrait compliquer les choses.
Pourquoi, d’ailleurs, lui aurait-il laissé un souvenir impérissable ? Cela remontait à huit ans, il avait naturellement beaucoup changé depuis.
Bruno se promet d’aller faire un tour du côté de chez l’homme après son service, pour tâcher de se renseigner. Cette absence soudaine ne peut être qu’un mauvais signe.
Il allume une cigarette, glisse un peu de monnaie dans la fente du flipper et commence une partie qui ne pulvérisera pas son record. Très vite il se laisse gagner par ses souvenirs…

 
 


Mai 1977. Bruno a seize ans. C’est un adolescent sans histoire qui n’a pas encore opté pour les chemises voyantes et une chevelure désordonnée. Il est au contraire tiré à quatre épingles, genre premier de la classe, ce qu’il est effectivement.
C’est sa seconde année de collège. Les études ne le passionnent pas, il préférerait traîner dans les rues avec les copains plus délurés qui sèchent aussi souvent qu’ils le peuvent. Cependant, il a l’intuition que le mieux est encore de travailler bien pour en finir plus vite.
C’est un vendredi en milieu d’après-midi. Cours de travaux manuels de M. Raymond, le professeur le plus chahuté du collège. Quasiment personne n’écoute ses explications ni ne suit ses directives. Pourtant, l’enseignant est un passionné et cherche à offrir aux élèves le plus grand choix de réalisations possibles afin de leur apprendre la noblesse des gestes de l’ouvrier. Sa classe est un véritable atelier dans lequel se trouve tout l’outillage nécessaire pour travailler le bois, le métal aussi bien que le cartonnage. Il leur parle avec douceur du bonheur d’une adéquation parfaite entre le tenon et la mortaise pour une meilleure solidité de l’assemblage, du sens de la veine d’un bois, de son grain, de la juste pression de la lime sur le métal pour un geste plus fluide et plus efficace… Bruno se dit que si ses camarades avaient la moindre idée de ce qu’est un poète, ils en reconnaîtraient un en M. Raymond. C’est ce qui l’attire chez le vieux professeur, aussi suit-il ses cours avec assiduité et application. Surtout cette année où l’on a quitté le cartonnage réservé aux sixièmes dont les productions ne pouvaient être que limitées, pour passer à l’usinage de pièces métalliques qui sont devenues au fil des séances des objets usuels tels qu’un porte-brosse à habits ou un dessous-de-plat. Il y a eu aussi le travail du bois qui a donné un plateau de jeu d’échec… L’enfant aime travailler de ses mains, cela le repose de toutes ces matières où il faut apprendre par cœur des choses qui ne lui serviront probablement plus jamais à rien.
— Alors, mon garçon, vous avez terminé ? Montrez-moi cela ?
Bruno s’exécute. Il n’est pas mécontent de son ouvrage et il semble que M. Raymond partage cet avis ; il hoche la tête pour marquer sa satisfaction.
— C’est parfait, dit-il. Vous avez tout à fait attrapé le coup de main, vous pouvez être fier de vous.
Le professeur marque une pause et regarde sa montre. Bientôt la fin de l’heure, il est donc inutile de lancer un autre travail maintenant pour ce garçon, mais puisqu’il n’est pas question non plus de le laisser sans rien faire, il décide de lui demander un service.
— Voudriez-vous aller jusqu’à l’administration pour donner ce dossier à la secrétaire du principal ? demande-t-il en attrapant une large enveloppe de papier kraft sur son bureau. Vous avez le temps de faire l’aller-retour avant la sonnerie.
Bruno ne se fait pas prier, il s’empare de l’enveloppe et sort. Il n’y a que l’espace de la cour à traverser en diagonale pour gagner le bâtiment administratif, ce n’est pas si loin.
Le pli n’est pas fermé, la tentation est grande de savoir ce qu’il contient. Juste une petite indiscrétion, parce qu’il est important d’être au courant de tout dans un collège, pour savoir profiter de chaque situation. L’adolescent connaît ainsi quelques petits secrets qui lui sont parfois bien utiles.
Un rapide coup d’œil lui apprend que son professeur a fait sa demande de mise à la retraite à la fin de l’année scolaire. Il ne le pensait pas si vieux. Cette nouvelle l’attriste, car M. Raymond est l’un de ses professeurs préférés. Par discrétion, il ne dira rien aux autres. Ceux-ci en profiteraient pour chahuter plus encore pendant ses cours jusqu’à la fin.
Les quelques semaines qui restaient jusqu’aux grandes vacances ne laissaient pas beaucoup d’heures de travaux manuels. Elles se passèrent dans le brouhaha habituel, seuls de rares élèves se montrant intéressés par la matière.
M. Raymond semblait avoir cessé de lutter depuis longtemps contre le comportement de ses classes. Il aidait ceux qui cherchaient visiblement à faire des efforts et laissait les autres stagner dans leur médiocrité consentie. Ses colères étaient rares, elles étaient motivées à chaque fois par les détournements que quelques-uns faisaient de la nature des outils qu’on leur confiait. Comme les matiériaux qu’ils servaient à travailler, les outils méritaient à ses yeux le plus grand respect. En outre, il ne tenait pas à ce que ces petits crétins parviennent à se blesser avec un couteau à bois ou un poinçon en chahutant.
Ce n’est qu’au dernier cours qu’il annonça son départ. L’atelier avait été rangé minutieusement et déjà pris l’apparence d’un musée. Il distribua les dernières réalisations de chacun, sans commentaire pour ceux qui ne les avaient qu’à peine commencées, puis offrit quelques pièces qui restaient dans son stock depuis longtemps et n’avaient jamais été réclamées à des élèves qui pourraient s’en servir de modèle pour les reproduire chez eux.
Il n’y eut pas de commentaire et M. Raymond mesura à cette indifférence la vanité de toute une vie. Il n’était pas triste, simplement désabusé.

 

 
Vingt heures. Bruno a renversé les chaises sur les tables de la salle de restaurant, passé le balai et la serpillière sur le sol. Pour le temps restant, la salle du bar suffit à accueillir les derniers consommateurs. C’est Marlène qui nettoiera après avoir mis tout le monde à la porte et baissé le rideau de fer. Il reste encore à finir de rentrer la terrasse et le jeune homme pourra rentrer chez lui.
Sous couvert de lui donner un coup de main pour la terrasse, la patronne s’est glissée derrière lui.
— On se voit ce soir ? dit-elle à mi-voix sur un ton qui fait de la question davantage une affirmation ou un ordre.
— Non. J’ai un truc à faire, là…
Bruno suit son idée. Il veut savoir ce qui est arrivé à M. Raymond, pourquoi il vient de manquer sa première rentrée scolaire depuis la retraite, même s’il se fait une idée précise de la chose.
Marlène a regagné le comptoir en grognant, sans plus se soucier de l’hypothétique aide qu’elle était venue lui apporter. Elle lui en veut déjà de la nuit précédente, ce nouveau faux bond ne va pas arranger la situation.
Quand il a achevé sa tâche, le jeune homme salut tout le monde à la cantonade et quitte Le Drakkar en sifflotant comme il le faisait, enfant, pour se donner le courage d’affronter les situations qui l’inquiétaient.
M. Raymond n’habite pas très loin d’ici, un immeuble vétuste au milieu d’une ruelle étroite qui donne sur l’avenue Gambetta. Il le sait pour l’y avoir vu pénétrer plusieurs fois, quand lui-même fréquentait une jeune fille qui possédait une chambre d’étudiante un peu plus loin.
La porte du hall est ouverte, il va jusqu’aux boîtes aux lettres et cherche le nom de son professeur. Chaque emplacement comporte une  étiquette sur laquelle figure le nom de l’occupant, le numéro de l’appartement et l’étage où celui-ci est situé. Mais le nom de M. Raymond ne figure nulle part.
En somme, comme il y a dix ans, le vieil homme est parti sans dire un mot. Quoi que veuille dire “partir” et où qu’il ait pu aller…


Fin juin 1977. Dernier jour de collège. Cérémonie de la distribution des prix. Une petite sauterie interminable qui prend un après-midi entier tous les ans. Lecture du palmarès pour chaque classe, les impétrants montant sur une estrade au fur et à mesure pour recevoir plus ou moins de livres en fonction de leur classement. Des livres choisis avec soin pour leurs vertus éducatives et assemblés entre eux avec un ruban de soie de couleur vive attaché par un nœud énorme et compliqué.
Il a fallu attendre que défilent toutes les sixièmes, puis ce furent les cinquièmes. Pour la seconde année consécutive, Bruno a entendu son nom martelé une demi-douzaine de fois. Le principal a chanté ses louanges, insisté sur la qualité de son travail et son esprit de camaraderie. L’adolescent n’aime pas cela, il lui semble que ce panégyrique est une trahison à l’égard de ses condisciples. Il est conscient d’avoir un peu plus de facilités que les autres, tout comme il l’est du fait que certains de ses camarades plus limités que lui sont également beaucoup plus bûcheurs et intéressés qu’il ne l’est.
Il s’est retrouvé avec un paquet de bouquins qu’il ne lira pas. À la lecture, il préfère la télévision ou traîner dans les rues avec la bande de “petits voyous” qui l’a en quelque sorte adopté.
Il faut attendre que chaque classe soit passée, jusqu’au dernier nom de la liste de la dernière troisième. Pas question de partir avant cela, chacun sait bien que ce serait particulièrement mal vu de la part du principal qui n’a pas la réputation d’être commode.
Invariablement, tout ceci va se terminer par un petit discours du principal sur l’assiduité, la ténacité, le travail, la rigueur… Bruno pourrait le faire à sa place, il connaît la chanson. Il a le sentiment qu’elle est d’un autre âge et ne pourra jamais trouver d’écho entre ces murs.
Ça y est, le principal s’approche du micro sur pied situé au centre de l’estrade, le tapote du bout de l’index pour vérifier qu’il fonctionne.
— Avant de vous dire quelques mots pour conclure, dit-il, je voudrais saluer M. Raymond, professeur de travaux manuels éducatifs que vous connaissez tous ici et qui nous quitte aujourd’hui pour une retraite bien méritée.
M. Raymond se tient en retrait sur l’estrade, au milieu de ses collègues. Il semble gêné par cette annonce qui ne peut que laisser tout le monde indifférent. Ce en quoi il se trompe.
Quelqu’un a commencé à taper dans ses mains, de façon solitaire. Bruno s’est demandé si c’était un élève qui voulait faire une ultime vacherie en applaudissant le départ du professeur, mais très vite d’autres mains ont enchaîné et c’est un tonnerre d’applaudissements qui a déferlé sous les voûtes du gymnase où se déroule la distribution des prix. Cela enfle et résonne.
M. Raymond est visiblement ému, ses lèvres tremblent, il en oublie d’éponger l’écume qui s’y forme et à laquelle tout le monde est habitué au collège, au point de n’y plus prêter réellement attention.
Le principal fait signe que cela suffit et qu’il va poursuivre, cependant il en est empêché par une nouvelle vague d’applaudissements, plus forte que la précédente si c’est possible. Il y a des raclements de chaises, tous les élèves se lèvent et font au professeur une ovation dont il n’aurait jamais eu l’idée.
Droit comme un “i”, il ne retient plus les larmes d’émotion qui coulent sur ses joues crispées pour retenir les sanglots qu’il sent monter du plus profond. Ainsi donc, ces gamins l’ont aimé ? Ils l’ont chahuté, bousculé, parfois insulté, mais ils l’ont aimé et le lui disent à la dernière minute, parce qu’on dit toujours l’essentiel quand il est trop tard.
L’ovation a duré près d’un quart d’heure. Il y avait là quelque chose de complètement surréaliste. Dès que la vague semblait retomber et s’apaiser, le principal tentait de reprendre la main pour aller au bout de son discours de clôture, mais il en était empêché par un nouveau déferlement. Les professeurs avaient compris qu’ils ne pouvaient pas rester figés ainsi et n’avaient d’autre choix que de joindre leurs applaudissements à ceux de ces gosses qui manifestaient spontanément un sentiment et une émotion sincères.
Et puis le silence était revenu définitivement. Le principal avait remercié gauchement pour cette manifestation touchante tandis que M. Raymond s’éclipsait de peur de ce qui pourrait se passer après la fin de la cérémonie protocolaire. Il ne se voyait pas affronter ces jeunes gens une dernière fois, pas dans cet état. Il était bouleversé, abasourdi et transporté d’une joie amère. En somme, lui aussi avait remporté un prix aujourd’hui…


Bruno se souvient que parmi les livres reçus cette année-là, figurait une grosse encyclopédie consacrée aux pierres, roches et minéraux. Comme prévu, il ne l’a jamais ouverte, cependant elle est encore en sa possession aujourd’hui ; elle sert à caler l’armoire de son studio à laquelle il manque un pied perdu dans un déménagement.
Il se demande si ces distributions de prix sont encore à l’ordre du jour. Elles l’étaient quand il a quitté le collège deux ans plus tard pour le lycée, en tout cas.
Planté devant les boîtes aux lettres, indécis, il ressent encore cette émotion qui les avait tous gagnés ce jour-là. Il lui était arrivé, par la suite, de se demander si instinctivement chacun n’avait pas compris qu’une page se tournait avec le départ du vieux professeur.
L’année suivante, c’est une femme qui prit la suite. Ce fut une catastrophe. Elle décida de faire “couture” pour les filles et “peinture sur soie” pour les garçons. Les filles réalisèrent tant bien que mal un gilet matelassé tandis que leurs camarades masculins s’adonnaient à la sérigraphie en se badigeonnant les mains de gomme arabique. Tant et si bien que l’annonce de la suppression de la matière au bout d’un an fut accueillie avec une grande satisfaction. Il y eut à la place des cours de technologie. Cela consistait à regarder un crayon mine et à le disséquer pour en dresser un croquis parfait, même chose pour un pied-à-coulisse dont il fallait connaître chaque pièce par le nom savant. Bruno se souvient ainsi d’un “embouti crevé” qui faisait sa joie. Si le nom lui est resté en mémoire, il ne sait plus où se situait cette partie sur l’outil et s’en moque éperdument, maintenant comme à l’époque.

Aucun commentaire: