samedi 1 janvier 2022

Ça parle au Diable 2/2


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Éric court le long de la jetée. Des larmes abondantes lui brouillent la vue durant sa course jusqu’à la balise rouge marquant l’entrée du port et le font trébucher de loin en loin, toutefois il parvient à ne pas tomber. Il veut mourir ; il ne voit pas d’autre issue. Impression de déjà-vu, déjà vécu, mais cette fois sera la bonne !
Septembre est déjà là avec sa promesse de rentrée scolaire et, alors qu’il s’en faisait une fête, il sait que ce sera le début d’un nouveau cauchemar. Comme si juillet et août n’avaient pas suffi à son malheur. Chienne de vie.
Dire qu’il avait attendu les vacances d’été avec une impatience grandissante tout au long de la précédente année scolaire, qu’il avait formé tant de projets pour les rendre parfaites et intenses, sans temps morts. Et, au final, ça n’avait été qu’une longue suite de rendez-vous manqués, de déception, de mauvaises décisions, d’angoisse et d’incompréhension. Un lent et long cauchemar qui n’avait cessé de monter en puissance pour trouver son apogée ces derniers jours.
Cela avait commencé par des regards en coin que lui jetaient certains camarades croisés dans la rue ; puis il s’était rendu compte que Philippine lui battait froid, affectant de ne pas le voir afin de l’éviter plus aisément. Or, Philippine était son amie depuis si longtemps, un peu sa confidente aussi. Enfin, ce furent les messages nauséabonds, insultants et parfois haineux dont la vague grossissante déferla sur les réseaux sociaux auxquels il était abonné. Il semblait que tout le collège – bien qu’en vacances – se soit donné le mot pour le traiter de « sale pédé », « lopette », « tafiolle » et autres synonymes.
Tout ceci était tellement violent et injuste qu’il n’osa plus sortir de chez lui pour aller à la plage ou faire un tour sur le port comme il aimait tant. Afin d’éviter les questions de ses parents, il leur proposa de les aider à la plonge pour les deux services, prétextant que l’argent de poche qu’ils lui donneraient à cette occasion l’aiderait à s’acheter un nouveau vélo, ce qui était tout à fait cohérent vu l’état de celui qu’il traînait par mont et par vaux depuis des années.
Chaque jour, il craignait qu’un client au fait de la rumeur n’en parle à ses parents. Dès que la porte du restaurant s’ouvrait, il lui semblait recevoir un coup de poignard. Cependant il ne se passa rien de cet ordre ; il semblait que la cabale n’ait pas atteint le monde des adultes, ce qui prouvait leur désintérêt pour ce que leur progéniture fabriquait sur leurs ordinateurs ou leurs smartphones.

Les vacances d’été presque achevées, il parvint à coincer Philippine et à avoir une explication avec elle.
— J’ai la nette impression que tu fais tout pour m’éviter depuis des semaines et je ne comprends pas pourquoi. Qu’est-ce que j’ai pu te faire sans m’en rendre compte ? attaqua-t-il.
Un instant muette, la jeune fille consentit à parler enfin pour crever abcès qui la travaillait depuis quelque temps.
— Il y a des bruits qui courent sur toi. Tout le monde dit que tu préfères les garçons et moi je passe pour une gourde.
— Mais tu es mon amie, je ne t’ai jamais rien caché, tu sais bien qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela ! Tu ne peux pas croire ces idioties, pas toi !
— Je ne sais pas. Je suis là, depuis des années, toujours à quelques pas de toi et tu ne me calcules jamais. En revanche, tu es constamment fourré avec Patrick. Jusqu’ici je ne m’étais pas posé la question, mais maintenant… lui dit-elle, les yeux brillant de larmes retenues.
— Patrick et moi, on se connaît depuis la Maternelle ; il est — en tout cas était — comme un frère pour moi. Je n’ai jamais été attiré par lui et il ne s’est jamais rien passé d’équivoque entre nous.
— Et avec les filles ? Il y en a une dont tu ne m’as pas parlé ? demanda-t-elle, mue par une jalousie qu’elle ne parvenait pas à dominer.
— Écoute, Philippine… Je ne sais pas comment te le dire ; c’est assez humiliant pour moi… La vérité, c’est que je suis un putain de puceau. On peut bien me prêter toutes les activités sexuelles les plus perverses de la Terre, je suis entièrement vierge, innocent et incompétent de ce côté-là, avoua-t-il en piquant un fard.
— Je te crois, répondit la jeune fille en lui prenant la main. Oublions tout ce malentendu, tu veux bien ?
Ils étaient restés ensemble encore une dizaine de minutes, silencieux, incapables l’un comme l’autre de relancer une conversation normale après ce qu’ils venaient de se dire et aussi de se taire. Leurs timidités respectives conféraient une gravité peu commune à ce moment de silence dans lequel même les regards ne se croisaient plus. Philippine pensait à ses propres sentiments pour celui qu’elle considérait davantage que son ami ; Éric humilié d’avoir avoué qu’il ne savait rien du sexe et moins encore comment aborder une jeune fille. Perdu dans ses pensées, il ne voyait toujours pas les signes que son amie ne cessait de lui envoyer depuis tant de mois. C’est ainsi qu’ils se séparèrent, l’important dit sans que l’essentiel soit abordé.

Après avoir parlé avec Philippine et alors que la Rentrée approchait à grand pas, Éric trouva le courage de donner rendez-vous à Patrick à l’endroit où ils se retrouvaient pour jouer naguère dans les dunes. Pour ce qu’il avait pu lire sur les réseaux, son ami n’avait pas participé à la curée ; il en était même une victime collatérale dans la mesure où certains le désignaient comme étant son partenaire sexuel.
Hélas ! Une fois de plus tout lui sembla aller de travers. Alors qu’il avait cru devoir rendre des comptes à Patrick à cause de la rumeur qui les atteignait tous les deux, il se retrouva devant un monstre froid et hilare lui expliquant qu’il était lui-même à l’origine de tout cela.
— Tu n’as pas à t’en vouloir. C’est moi qui ai déclenché de tout ça. J’ai fait fuiter l’info parmi les copains en diffusant l’enregistrement de l’émission. Tu te souviens du morceau qui passait au moment où tu as appelé ? « Ça parle au Diable »… Eh bien c’est exactement ce que tu as fait ! Pendant que tu pleurnichais au téléphone, moi j’étais sous son bureau en train de lui tailler une plume, pauvre nul !
Éric était incrédule et restait sans voix devant ce qu’il entendait. Il lui était impossible de croire à ce discours dans lequel il ne reconnaissait pas son meilleur ami, celui pour qui il aurait donné sa vie encore quelques semaines plus tôt en pensant que la chose était réciproque.
— Tu te demandais pourquoi je ne te voyais plus ? C’est simplement parce que j’ai découvert de nouveaux jeux auxquels je ne voulais pas t’associer… Aux vacances de Pâques, un vieux cochon m’a proposé une poignée de billets pour des caresses réciproques et j’ai dit oui. Rien de bien sérieux, il avait trop peur de se faire pincer. De l’argent vite gagné – crois-moi – et sans trop me fouler.
— Ce n’est pas vrai ! Dis-moi que tu n’es pas comme ça ?
— Comme ça, quoi ? J’aime les hommes, oui. De préférence les vieux qui ont les moyens. Qu’il s’agisse de moyens physiques ou financiers.
— Alors, tu n’as aucune morale ? s’indigna Éric.
— C’est exactement pour ce genre de réflexion que je ne t’ai parlé de rien. Tu vis hors du monde, dans une sorte de rêve d’où il est impossible de te tirer… Tu es complètement aveugle, mon pauvre Éric ! Tout le bahut a envie de se faire Philippine – et plutôt deux fois qu’une –, mais cette gourde n’a d’yeux que pour toi. Si tu n’étais pas atteint de la pire des cécités, tu aurais compris ses œillades, ses sourires tristes, ses déceptions quand tu refusais d’assister à une teuf et préférais aller aider tes parents au restau… tu es irrécupérable ! Si encore tu suçais tu aurais pu m’intéresser, mais tu n’es qu’un pauvre puceau inutile. Si je te prenais en levrette, on entendrait tes hurlements jusqu’en Amérique…
Emporté par l’élan, grisé par la vulgarité de ses propos, Patrick se délectait de la figure défaite de son ancien camarade.
— Encore une fois, le plus ridicule dans tout cela, c’est que tu as cru bon de t’épancher en direct à la radio auprès de « Doc ». David Garver. Mon amant depuis des mois et qui a rompu avec moi le lendemain, à cause de toi, de ta « détresse » ; parce que j’étais en train de m’occuper de lui dans le studio pendant ton appel et que je lui ai fait signe qu’on se connaissait et que c’était de moi que tu parlais ! Mais rassure-toi, c’est sans importance. J’ai rebondi. Maintenant je donne dans la politique municipale, je me tape l’adjoint à l’éducation et aux sports. C’est pas la queue du siècle, mais elle est endurante et il y a d’autres compensations.
Il avait du mal à reprendre son souffle, cependant il voulait que l’exécution soit totale. Contrairement à ce qu’il prétendait, avoir été remercié par « Doc » restait une blessure béante car il y avait une sorte de snobisme chez lui et il s’enorgueillissait de cette liaison cachée avec une célébrité locale.
— Bouge-toi, non de Dieu, va sauter philippine ou sucer « Doc ». Si tu arrives à le faire bander, peut-être qu’il te dédiera le disque suivant pendant qu’il t’embrochera contre la console du studio. Ça s’est passé comme ça pour moi. Tu ne seras pas le premier. Ni le dernier…
Alors, Éric avait vu rouge ; il s’était jeté sur Patrick et – quoiqu’il ne se soit jamais battu jusque-là – avait trouvé dans sa rage, son humiliation et don dégoût, la force et la précision de ses coups. Cela avait été un véritable passage à tabac dont l’autre – sidéré d’effroi devant la brutalité de celui qu’il avait toujours considéré au plus profond de lui, avec un parfait dédain, comme une larve – n’avait pu se défendre.
Le pugilat s’était soldé par un K.-O., laissant le perdant recroquevillé, les mains plaquées contre un ventre endolori par quelques coups de pied qui avaient été autant de penaltys, le visage tuméfié, la lèvre inférieure et l’arcade sourcilière droite fendues.
Éric avait regardé le résultat avec horreur puis, persuadé d’avoir tué Patrick qui ne bougeait plus, d’être devenu par le fait plus monstrueux que lui, il s’était mis à courir jusqu’au port et sur la jetée où la balise ne tarderait plus à lui barrer le chemin.

Il pleure mais, au fond, il ne sait plus très bien pourquoi, ni sur qui ni sur quoi. Toute cette histoire n’est qu’un horrible gâchis, une succession de non-dits et un malentendu. Peut-être pleure-t-il sur une amitié perdue tout en se demandant si elle n’a jamais été réelle ?
Si Patrick est mort sous ses coups, comment expliquer son geste, sa rage, sans révéler toute l’histoire ? Quoi qu’il en soit, une enquête même approximative permettra aux gendarmes de reconstituer l’enchaînement. Ce sera pour lui une honte plus insupportable encore. Comment ses parents ne le verront-ils pas comme le pire des monstres désormais ?
Mourir… Il veut mourir pour que tout cela cesse. Qu’importe s’il n’est plus là pour dire sa vérité, la vérité sur tout ce qui s’est passé.

Tandis qu’Éric court vers l’extrémité de la jetée, Patrick revient à lui et se relève avec difficulté. Tout son corps lui fait mal, il a l’impression d’avoir essuyé un typhon en haute mer. « Ce petit connard a une force de dément… En tout cas, on peut lui reconnaître qu’il ne se bat pas comme une gonzesse, ce petit pédé ! » chuchote-t-il avec une légère pointe d’admiration, comme pour se montrer beau joueur ou regretter d’être passé à côté de quelque chose.

Éric arrive à la balise. Son empiétement occupe pratiquement la largeur de la jetée ; il n’y a qu’un étroit passage de part et d’autre pour l’éviter. Malgré lui, il réduit sa course et se laisse glisser le front contre le métal qui résonne. Il a buté contre l’obstacle. Il reste buté contre l’obstacle.
Son cœur bat la chamade, il se sent épuisé physiquement par sa course et moralement par les événements de l’été. Pourtant il lui reste un dernier pas à franchir et il doit puiser ses dernières forces pour le grand saut.
Il crie sa rage, frappe la balise de ses poings déjà meurtris par la rixe, se relève péniblement et titubant, puis il saute dans le vide.
Il manque de peu se fracasser sur le pont du petit chalutier qui quitte le port juste à cet instant-là. Le vieux marin qui est à la barre le repêche, voit ses larmes et comprend que la chute n’était pas accidentelle. Il va chercher une vieille couverture dans la cambuse et la lui tend.
— Tiens, mon gars, réchauffe-toi. J’allais faire un petit tour en mer, ça te dit de m’accompagner ? Tu raconteras tes peines aux poissons, moi je suis sourd et eux muets, comme ça tes malheurs secrets seront bien gardés…
Éric sourit timidement, malgré lui, heureux en somme d’avoir été sauvé. La mer est d’huile, le soleil brille, tout à l’heure il y aura des poissons dans le filet… Tout cela n’est-il pas le signe qu’un bonheur est encore possible et que la vie peut continuer ? Sinon, il reste toujours la possibilité de sauter en pleine mer, même si les dix mètres de l’embarcation la limitent à la pêche côtière…

Toulouse, 1er janvier 2022

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