lundi 1 mars 2021

Si mon temps m'était compté 2/2

Norbert s’interroge ; il est intrigué, se demande par quel étrange chemin sa réflexion l’a amené sur le terrain religieux. Certes il est croyant, mais n’a rien d’un bigot, sa pratique est davantage sporadique qu’assidue. 
Il se sent déstabilisé. Il ne va tout de même pas faire comme tant d’autres qui, au seuil du trépas, se convertissent ou reviennent dans un giron jusque-là méprisé ! Il n’a rien d’un Drieu-la-Rochelle à la cinquantaine, ni d’un Mitterrand disant du bout des lèvres « une messe est possible » tout en la souhaitant du fond des tripes sans oser prendre le risque de ternir une image déjà tellement abîmée. 
Dieu, qui qu’Il soit, où qu’Il soit, l’a toujours accompagné de loin. Sans jamais s’imposer. L’exemple même de la parabole sur les traces de pas dans le désert : quand il ne pouvait plus avancer, Dieu le prenait sur ses épaules. C’est du moins ce qu’il s’est efforcé de croire, avec plus ou moins de succès selon les époques. Mais le doute est un élément indissociable de la foi, alors… 
 
« Si mon temps m’était compté », y revient-il, j’aimerais revoir une dernière fois Arles, Avignon, Biarritz, Bordeaux, Carpentras, Honfleur, Lyon, Marseille, Montpellier, Nice, Vallauris… Non, pas Paris. Paris est une ville détestable et prétentieuse ! 
Partir pour partir, franchissant les frontières, il retournerait à Amsterdam, Bruxelles, Hambourg, Munich, Rotterdam, Venise… À Hambourg et Rotterdam, il referait le tour du port en bateau ; à Venise la balade sur la lagune et le canal principal – au diable les gondoles prohibitives pour touristes à la manque ! – et à Amsterdam la promenade au fil de l’eau tantôt sur un bateau, tantôt en longeant les berges et enjambant les ponts. À être là-bas, il pousserait jusqu’à la médiévale Haarlem. 
 
Il sent la faim qui le gagne et déclenche en lui d’autres réminiscences. Il voudrait pouvoir déguster une dernière fois ces délices qui l’ont accompagné tout au long de sa vie : un Aligot dans l’Aubrac, une Andouille à Vire, un Axoa à Espelette, une Bacalao al forno et un Pasteis de nata à Lisbonne, une Bouillabaisse et un Grand aïoli à Marseille, une Brandade de morue à Nîmes, une Carbonnade flamande dans le Nord, une Cargolade en Catalogne, une Chaudrée en Charentes, des Chocos grillés et une glace au Chumbo à Masca – bien que la route pour y arriver soit à vous faire mourir d’angoisse –, des Churros y chocolate à Madrid, une Ficelle à Arras, une Fondue au bœuf en Bourgogne, une Fondue au fromage en Savoie, une Garbure à Pau, une Gardiane de taureau précédée d’une poêlée de tellines persillées en Arles, un Grenier médocain à Bordeaux, un Homard à l’armoricaine en Bretagne, des Moules/frites à la Braderie de Lille, une Omelette chez La Mère Poulard au Mont-St-Michel, des Ortolans dans les Landes bien que ce soit interdit, des Oursins à Carry-le-Rouet, un Plateau de fruits de mer au bord de l’Océan, une Potée en Auvergne, une Salade niçoise et une Pissaladière à Nice, un Saucisson brioché et des Quenelles de brochet à Lyon, des Sèches farcies et une Tielle à Sète, une Teurgoule en Normandie, une Thüringer Rostbratwurst au stand Mö-Grill près de la station de métro Jungfernstieg à Hambourg comme un fruit défendu – au diable le cholestérol ! –, une Tourte aux pommes de terre dans le Bourbonnais, une délicieuse Weisswurt accompagnée de süsser Senf et d’un bretzel croustillant au pied du carillon de l’Hôtel de Ville, Marienplatz, à Munich… 
Tout ceci complété par une ronde de fromages : Abondance, Ardi Gasna en fines tranches servies avec une bonne cuillerée de confiture de cerises noires d’Itsasu, Beaufort, Boulette d’Avesnes, Brie de Meaux coulant à souhait, Brillat-savarin, Brocciu, Cabécou, Camembert au lait cru, Cancoillotte, Cantal affiné, Cervelle de canut, Crottin de Chavignol, Époisses, Fourme d’Ambert, Gaperon, Gouda vieux, Jonchée d’Oléron, Livarot, Manchego, Maroilles, Mont-d’Or, Munster fermier, Pont-l’Évêque, Reblochon, Roquefort, Saint-Nectaire, Sainte-maure-de-Touraine, Savaron – copie du Saint-Nectaire apparu au sortir de la Seconde Guerre mondiale mais qui a su se faire une place et un goût bien à lui sur les tables du Puy-de-Dôme –, Taupinière charentaise, Tomme de Savoie, et tant d’autres. 
Sans oublier les vins qui se mariaient à la perfection avec tous ces mets et les alcools qui faisaient chanter son âme entre champagnes, gins, rhums, tequilas et whiskies ! 
Comment ne pas associer également à ces plaisirs de bouche les lieux où il les a découverts et appréciés, que ce soient des restaurants, des brasseries, des gargotes, des marchés de plein vent comme rue Mouffetard à Paris, à Aix, Arles, Carpentras ou Gap en Provence, dans les chais de grandes maisons prestigieuses ou de petits vignerons moins connus et plus abordables, au Marché de Noël à Strasbourg. 
Sans avoir été pour autant un jouisseur impénitent, la liste complète des menus plaisirs d’une vie serait interminable. Il est triste que la plupart d’entre nous n’en retiennent que ses désagréments avec plus de facilité. La litanie des petits bonheurs simple dont nous sommes ou serons privés n’est pas tragique, elle est au contraire porteuse d’espoir car – même s’il est compté – il reste du temps à Norbert pour goûter à nouveau à tout cela ou pour sucer ces souvenirs comme des bonbons acidulés – les Roudoudous de son enfance, par exemple – qui dégagent un peu plus d’arôme à chaque coup de langue. 
 
Norbert sait parfaitement qu’il s’agit là du vagabondage d’un esprit rendu dépressif par l’enfermement, cependant il est persuadé qu’il n’y a rien de tragique mais au contraire quelque chose d’optimiste à dresser une liste d’envies dont on doute de pouvoir n’en satisfaire ne serait-ce qu’une infime partie. Ce n’est pas un retour larmoyant sur le passé mais bel et bien un désir d’avenir radieux. Sortir de la pandémie pour pouvoir sortir de chez-soi et revivre avec sans doute une passion nouvelle dans chaque chose, une délectation du moindre instant même consacré aux occupations les plus infimes auxquelles on ne prêtait guère d’attention précédemment. Un programme révolutionnaire, en somme, pour faire la nique à la sarabande des "enfermeurs" de tous poils. Une fois la laisse rompue, se comporter comme un jeune chien fou de soixante ans et plus pour profiter à fond du temps qu’il lui reste ! 
Quoiqu’il en pense, Norbert est un indécrottable optimiste. Le fait que détestant l’avion – à cause de la peur panique qui le saisit au décollage comme à l’atterrissage – il le prenne en permanence pour des trajets toujours plus longs, des destinations sans cesse plus lointaines, n’est-il pas le signe que la positivité l’emporte en lui ? Si quelqu’un lui en faisait la réflexion, il hausserait les épaules avec toute la mauvaise foi bougonne qui le caractérise lorsqu’il se sent percé à jour. Il n’aime pas qu’on lui mette le nez sur ses contradictions. Par exemple, alors qu’il parle un anglais parfait qu’il a exercé professionnellement chaque jour durant quarante ans, la Grande-Bretagne est le dernier pays où il lui viendrait à l’idée de mettre les pieds. Les tracasseries maintes fois subies à l’aéroport d’Heathrow lors de ses transits lui ont largement suffi. Pour lui, la meilleure route du Nord passe par Amsterdam. 
 
« Si mon temps m’était compté » reconnaît-il, il y a des choses qu’il ne ferait pas, faute de… temps. Par exemple, relire Proust, Les Hommes de bonne volonté de Jules Romain ou toutes ces œuvres fleuves qui l’avaient transporté et vers lesquelles il s’était promis de revenir un jour. Cependant, la vérité est qu’il ne lui est que rarement arrivé de relire car il y a tellement de livres qu’il veut dévorer. Il faut toujours aller de l’avant en cette matière. 
Il n’irait plus au cinéma – dont les portes sont fermées par ailleurs – parce qu’il ne se voit pas enfermé dans une salle obscure durant plus de deux heures avec un masque sur la figure, mais aussi parce que les cinémas ont perdu leur charme à ses yeux depuis qu’ils sont devenus des temples à pop-corn et autres friandises qui génèrent autant de bruits parasitaires durant la projection ! 
Contrairement aux livres, il aime revoir sempiternellement les films qu’il collectionne en DVD. Ce n’est pas la même chose que la lecture parce que cela prend moins de temps de se plonger dans un film et demande aussi moins de concentration. 
Entre confinement et couvre-feu, il s’est régalé de l’âge d’or du cinéma italien et de vieux films français souvent en noir et blanc. Il aime les films engagés comme ceux de Costa-Gavras, Yves Boisset ou Jean-Pierre Mocky. Il a écouté de la musique classique et de l’Opéra en songeant à ces soirées somptueuses désormais prohibées alors qu’on aurait pu penser que Roselyne Bachelot se serait réellement battue pour sauver au moins cela dans la Culture, elle qui prétend en être si friande. 
Au fond, il se dit que si le temps lui était compté suffisamment court, il quitterait sans regret un monde moribond, une civilisation déjà morte. Le cœur léger d’avoir eu la chance de vivre à temps, avant la grande réclusion, l’infernal enfermement. 
Il se voit comme la chèvre de Monsieur Seguin, tirant sur sa corde en lorgnant vers la montagne. Qu’importe de mourir au terme du combat avec la bête si l’on a vécu la plus belle des journées rêvées. Ce n’est pas la durée qu’il faut viser, c’est la qualité. Autant dire ce qui a été perdu depuis un an et dont rien ne laisse présager le retour. 
« Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir » est sans doute la maxime la plus inepte que l’on puisse trouver. Il faudrait la retourner pour la rendre juste : tant qu’il y a de l’espoir il y a une vie envisageable ; le reste n’est que fumisterie. La récente augmentation du nombre de suicides chez les jeunes l’illustre parfaitement. 
 
Le téléphone sonne. C’est le poste fixe qui est posé sur le bureau. Ceux qui le connaissent savent qu’il n’allume son smartphone que lorsqu’il part en voyage, qu’il pense qu’il est inutile de se rendre joignable partout et tout le temps. C’est une liberté que bien peu s’accordent aujourd’hui, à tort. Dans le même esprit, la présentation des numéros d’appel y compris sur le fixe – réel progrès de la téléphonie – lui permet de filtrer les appels qu’il reçoit. S’il ne reconnaît pas le numéro, il laisse la communication basculer sur le répondeur. Ceux qui ne laissent pas de message n’avaient rien d’essentiel à lui dire. Exit les démarcheurs qui s’obstinent à tenter leur chance aux heures des repas ou au moment du journal télévisé du soir. 
Il quitte son poste d’observation près de la fenêtre afin de regarder qui tente de le joindre. C’est Imrâne. Il décroche, plein d’espoir que celui-ci lui annonce que tout est rentré dans l’ordre, que sa femme va mieux. Hélas il n’en est rien. Celle-ci est morte au petit matin. Elle n’a pas supporté le décubitus ventral, cette position allongée sur le ventre qui est censée faciliter la respiration artificielle. 
Imrâne est effondré. Perdu. Comme souvent chez les machos, c’est la femme qui assurait tout. Le voici seul avec quatre enfants en bas âge. Le plus vieux n’a que huit ans ! 
Norbert lui dit quelques mots maladroits. Il sait que l’on ne peut rien faire ni dire pour apaiser le désarroi et le chagrin de quelqu’un qui vient de perdre un être cher, cependant il tente quelques phrases convenues, des promesses sincères mais pourtant creuses sur le fait qu’il ne le laissera pas tomber et l’aidera autant que possible dans ce moment douloureux. 
Comment aider cet homme qui se retrouve seul à devoir gérer sa progéniture ? Il n’a pas la moindre idée de la façon dont il pourrait s’y prendre. Qu’est-ce que c’est qu’un enfant ? Un petit d’Homme braillard au début, dont toutes les phrases semblent commencer en suite par « pourquoi » ; qui en grandissant finit par se foutre de vos explications et de vos conseils. Il ne sait pas comment les prendre, quel que soit leur âge. Il n’en a pas eu et à tout fait pour oublier les vingt premières années de sa vie. Non qu’elles aient été particulièrement malheureuses, mais parce qu’on décidait pour lui, lui imposait des choix contre lesquels il n’osait ou ne voulait se révolter, alors il manque d’expérience ou de repères en la matière tout autant, sinon plus, qu’Imrâne. 
 
Après avoir raccroché, Norbert regagne la fenêtre et retourne à sa contemplation morose de la ville devenue presque immobile. Le télétravail à lui aussi vidé les rues. C’est à la fois une bonne chose en ce sens qu’il n’y a plus d’embouteillages, de coups de freins secs suivis de Klaxons furieux aux heures de pointe, et c’est en même temps une absence de repère sonore dans la journée qui engendre chez lui une nostalgie qu’il n’eut pas cru possible. 
 
Ailleurs dans la maison, la radio qu’il n’a toujours pas éteinte diffuse maintenant la voix d’Édith Piaf qui ne regrette rien, rien de rien. Même s’il ne peut ni ne souhaite « repartir à zéro », il aime cette chanson qui lui parle un peu de lui à chaque fois qu’il l’écoute. Son credo est de ne rien regretter, d’accepter tout en bloc de la vie qu’il a menée, avec ses réussites et ses erreurs, ses joies et ses peines, ses bonheurs et ses malheurs. Une vie qu’il a voulue honnête en prenant soin, autant que possible, de ne jamais nuire à personne. Y est-il parvenu ? La réponse appartient aux autres, à ceux qui l’ont connu et côtoyé. Comment évaluer notre propre vie quand nous sommes à la fois juge et partie ? Tandis que, de loin en loin, les spectres masqués continuent de défiler dans la rue, qui d’un pas pressé de conquérant, qui d’un pas traînant de bagnard, il achève sa rêverie pour rejoindre la réalité immédiate. Aya est morte. Il lui faudra chercher quelqu’un. Ou bien se laisser mourir puisqu’il n’y a plus de vie possible. 
Toulouse, 15-28 février 2021

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