mercredi 6 juin 2018

La fessée 3/3

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En fond, en arrière-plan de ce bruit assourdissant de cataracte, Michel devine le ressac de l’océan, toute cette eau qui reflue avant de venir se briser à nouveau contre les rochers noirs et les piscines naturelles au pied de l’Ermita de San Telmo, la petite chapelle blanchie à la chaux, posée dans un jardinet entouré d’un muret tout aussi blanc protégeant des pelouses impeccablement taillées sur lesquelles étaient plantés des bananiers emblématiques de l’île, donnant de petits fruits verts – los plátanos del monasterio – dont la cuisine locale fait ses délices, notamment en les transformant en beignets généreusement flambés.
Les vagues claquent telles des coups de fouet, comme tout à l’heure la main d’Yves sur ses fesses, avec la même force, un rythme identique.
Le rituel de la fessée est né fortuitement, quarante ans plus tôt, d’une conversation au cours de laquelle ils avaient évoqué les désirs les plus bizarres exprimés par leurs amants de passage. Pour Yves, cela avait été la demande d’un de ses partenaires de se faire asperger d’urine jusque dans la bouche ; le type ayant fini par faire un malaise vagal à force d’excitation dans l’attente d’un jet qui ne viendrait pas. Quant à Michel, il avait commencé par raconter cette rencontre avec un jeune marocain d’une cité qui avait été tellement enchanté du moment qu’ils avaient passé ensemble qu’il lui avait proposé de lui présenter des copains moyennant une commission de 50 % sur l’argent qu’il se ferait en la circonstance. Cela le faisait encore beaucoup rire car s’il n’avait jamais envisagé de se convertir à la prostitution à quarante ans passés, il ne voyait pas pourquoi il aurait dû partager le fruit d’un tel labeur. Toutefois, la situation la plus bizarre à laquelle il avait dû faire face, c’était dans un sauna. Alors qu’il se reposait dans une cabine dont il n’avait pas fermé la porte au verrou, un jeune blondinet d’une vingtaine d’années était entré et lui avait demandé de lui donner une bonne fessée. Il avait refusé, en précisant que ce n’était pas son truc, qu’en outre il n’était pas violent et ne se voyait pas frapper un inconnu. L’autre avait insisté sur un ton plaintif, fait glisser la serviette qui lui ceignait les reins, et s’était allongé sur ses genoux. Michel avait tenté de s’exécuter, mû par une sorte de compassion devant le ton implorant du garçon. Il avait donné quelques claques légères et sans conviction sur les fesses rebondies qu’on lui présentait. L’autre lui avait dit d’y aller plus franchement, donnant des directives précises sur la force et le rythme qu’il fallait respecter afin que le sang afflue, que la peau rougisse sous la brûlure des coups et que le plaisir monte jusqu’à provoquer une érection qu’il n’aurait aucun mal à constater contre ses cuisses… Cependant, il s’était senti totalement ridicule dans cette situation et y avait mis fin rapidement, au grand dépit du quémandeur.
Par la suite, Michel s’était documenté sur la chose, poussé par un désir de comprendre ce qu’une telle pratique pouvait réellement apporter. Il avait ainsi appris que l’afflux de sang provoque une stimulation des zones érogènes nombreuses à cet endroit. En premier lieu, bien sûr l’anus qui est au plus proche, mais les coups portés irradient également vers le ventre et excitent les parties génitales par les vibrations subséquente.
— Mais, c’est là toute une théorie que je n’ai jamais testée, avait-il dit en conclusion.
Puis, il s’était agenouillé sur le lit et avait invité Yves à le fesser pour voir ce que cela donnerait. D’abord hésitant, par peur de lui faire mal, son compagnon avait pris de l’assurance et le résultat avait été un plaisir fulgurant. C’était ensuite devenu un jeu, comme une sorte de code rituel entre eux. Chaque matin, après la douche et avant de s’habiller pour le conduire au travail, comme ils n’avaient pas le temps de faire l’amour et ne voulaient pas bâcler les choses, Michel se mettait en position et recevait quelques coups bien calculés qui lui rougissaient, lui chauffaient et lui marquaient les fesses pour une bonne partie de la matinée. Une façon d’être encore ensemble après avoir déposé son compagnon au bureau, en quelque sorte.


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2022 fut une année cruciale.
Elle commença par la disparition d’Orphée, qui s’éteignit tranquillement au cours d’une nuit d’hiver rigoureux comme ils en connaissaient depuis presque une décennie. Ce fut une mort paisible pour elle et douloureuse pour ceux qui la découvrirent au matin.
Yves bénéficia un peu plus tard d’un plan de départ à la retraite anticipé, dans des conditions avantageuses qui furent la contrepartie de l’incurie de l’État qui n’avait pas prévu que la fermeture d’un organisme collecteur de cotisations sociales pour des raisons populistes entraînerait la suppression de près d’une dizaine de milliers de postes qui viendraient grossir les rangs d’un chômage déjà massif.
Michel divorça en quelques semaines, dans la même entente cordiale qui avait toujours présidé à ses rapports avec la mère de ses enfants. Elle fut d’ailleurs son témoin lors de son remariage avec Yves, aux Canaries, où ils avaient posé les jalons depuis des années pour que cela fût possible sans soulever de problèmes. À cette occasion, Michel laissa l’usage de son nom à son ex-femme et prit celui de son époux qui était à consonance espagnole et les aiderait à se fondre davantage dans leur nouvelle vie.
En mai, le président de la République sortant fut réélu sans problème, non par engouement particulier mais par manque d’alternative crédible. Cela ne lui porta pas chance, il fut victime d’un attentat terroriste quelques mois plus tard. On accusa l’extrême droite, puis les islamistes car Daech revendiqua la chose par bravade, mais l’enquête rondement menée démontra que les commanditaires étaient tout autres, ce qui provoqua un séisme sans précédent dans le pays.
Cependant, Yves et Michel avaient déjà quitté la France et s’étaient installés sur cette île où ils avaient préparé leur nid depuis des années. Ils commencèrent par y vivre un trimestre sur deux puis prolongèrent leurs séjours progressivement, jusqu’à vendre l’appartement qu’ils possédaient sur le continent.
L’adaptation se fit sans trop de peine. Ils parlaient tous deux un espagnol scolaire qu’ils avaient eu l’occasion de perfectionner lors de leurs différents séjours. Ainsi avaient-ils appris à se méfier des « faux amis » qui ont souvent tendance à se glisser dans la translation d’une langue à l’autre ; par exemple, si une serviette de table était bien una sevilleta, la serviette de plage était una toalla et une serviette en papier una toalla de papel ; de même qu’una cochina désignait quelqu’un de sale et non littéralement une cochonne… C’est sur le principe de ces « faux amis » qu’un président de la République française avait commis l’impair, lors d’une visite protocolaire en Scandinavie, de dire d’une Première Ministre qu’elle était delicious comme s’il se fût agi d’une glace à la vanille ou s’il l’avait goûtée physiquement.
Ils avaient choisi de vivre sur le Paseo de San Telmo, qui n’était certes pas l’endroit le plus calme mais bien le plus stratégique : à deux pas de la Plaza del Charco où ils allaient quotidiennement boire una cañita de Dorada, la bière du pays, en dégustant une assiette de gueldes ou de papas arrugadas, concluant parfois leurs agapes d’un chupito de ron miel ; à quelques centaines de mètres de la Calle de la verdad, venelle étroite bordée de restaurants familiaux dans lesquels on pouvait se régaler d’une véritable cuisine locale à base de conejo, de cabra, de chocos ; juste à côté de la Iglesia de Nuestra Señora de La Peña de Francia, où Yves aimait suivre l’office dominical dont la particularité était que le prêtre intégrait des prières et des psaumes en langue anglaise de sorte que les touristes s’y retrouvent un peu ; non loin également de la Iglesia de San Francisco dans laquelle se trouvait un tableau représentant La Virgen de Candelaria devant lequel il se recueillait régulièrement afin de prier pour le repos de ses morts et la poursuite de son bonheur sur cette terre ; à un jet de pierre du lago martianez, la piscine municipale d’eau de mer où ils aimaient se rendre et louer des chaises longues et un parasol quand ils ne se sentaient pas d’affronter les vagues de la Playa Jardin située à l’opposé, en contrebas du charmant petit cimetière où ils reposeraient un jour, et qui nécessitait une marche beaucoup plus longue.
Ils menaient une vie simple, recevant de temps à autre la visite d’amis ou de la famille. Un peu plus de trois heures de vol et une escale plus ou moins longue à Madrid dissuadait ceux qui auraient été tentés de s’incruster plus souvent. Et puis, le temps passant, les rangs des visiteurs s’étaient clairsemés. Quand on dépasse les quatre-vingt-dix printemps, le carnet d’adresses devient un carnet de gribouillis comme lorsque l’on apprenait à tenir un stylo dans nos premières années ; il n’y a plus guère que de longs traits noirs surchargés, là où avaient été calligraphiés les noms, adresses et numéros de téléphone des gens à qui l’on tenait. ¡ La vida es así !
Cela faisait maintenant trente-cinq ans qu’ils vivaient ici et rien au monde ne les en ferait repartir.


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Soudain, l’eau cessa son bruit infernal. Une brusque trouée dans les sombres nuages fit apparaître un rai de soleil qui vint illuminer la chambre comme sous l’effet d’un coup de projecteur, caressant au passage le corps nu et encore humide d’Yves qui arrivait de la salle de bains.
Les années n’avaient pratiquement pas eu de prise sur lui. Ses membres n’étaient qu’à peine déformés par l’arthrose qui le rongeait depuis son entrée au collège, quatre-vingts ans plus tôt. Seule sa pilosité brune avait abdiqué au profit d’un blanc intense qui se détachait des reflets cuivrés de sa peau gorgée de soleil et son crâne lisse ne nécessitait plus le moindre rasage. Il y eut une période où sa chevelure blanche immaculée ressemblait à celle de sa mère, que Michel lui avait enviée car cela avait été son phantasme depuis l’adolescence que de blanchir d’un coup, traversant ainsi le reste de sa vie. Pourtant, ses cheveux roux flamboyants n’avaient viré qu’au châtain clair, tandis que le reste de sa pilosité n’avait pas bougé d’un ton, restant résolument « poil de carotte ». Du temps où Yves avait encore cette crinière blanche qui le désolait, son mari le consolait en lui citant souvent Bocace : « La tête du poireau est blanche, mais la tige n’en est pas moins verte. » Tous deux constataient encore régulièrement, avec plaisir, qu’effectivement la verdeur de la tige ne faiblissait pas.
— Allez, à ton tour d’aller te doucher, tu sens le sperme comme une vielle folle… Sinon, je te donne une autre fessée, dit-il en riant.
Michel roula sur le lit pour lui présenter ses fesses encore rougies.
— ¡ Oh, sí, cariño, dame otra nalgada ¡ s’exclama-t-il d’un ton languide.
— ¡ Cochina ! répliqua Yves, tout en lui cinglant les fesses d’un léger coup de serviette humide.
Michel s’assit en tailleur sur le lit, le dos calé contre les oreillers. Il fit signe à son mari de venir près de lui, s’empara de la serviette et lui épongea le torse amoureusement. C’était ce genre de petites attentions qu’ils n’avaient jamais abdiqué entre eux, qui faisaient la force de leur amour. Ainsi, il n’y avait pas un repas pris ensemble sans que celui qui n’avait eu qu’à se mettre les pieds sous la table remercie l’autre pour l’excellence de sa cuisine. De même, quand l’un avait besoin de quoi que ce soit, sa demande était toujours accompagnée d’un « s’il te plaît » qui n’était pas qu’une simple formule de politesse mais davantage une invitation à partager l’action du demandeur. Car ils n’avaient rien fait d’autre, depuis cette lointaine brasserie parisienne, que de partager chaque chose, chaque instant, chaque bonheur et chaque peine, leur vie, leurs espoirs, leurs enthousiasmes jusque dans les plus petites choses, celles qui leur faisaient un peu oublier leur dégoût sans cesse grandissant pour un monde de plus en plus déshumanisé. « Désenchanté » comme l’avait chanté une grande fille rousse, il y avait des lustres de cela…
— T’ai-je bien fait voyager, mon amour ? demanda Yves tout en se tournant vers lui pour le regarder au fond des yeux.
— Plus encore que tu ne pourrais le croire ! Tanto en el espacio como en el tiempo. En los orígenes de alguna manera… répondit-t-il en mêlant langues maternelle et d’adoption comme il le faisait souvent dans l’intimité, par habitude, désir de n’oublier rien de ce qu’il devait à l’une comme à l’autre.


Tandis qu’Yves lui donnait une mémorable fessée, une heure plus tôt – alternant entre mains, paddle, cravache et martinet – et alors qu’il sentait la brûlure des coups lui rougir la peau comme jamais, Michel s’était revu à la communale, en seconde année de cours préparatoire. Sa « maîtresse » – ainsi nommait-on les institutrices en ce temps lointain – étant absente, on avait réparti les enfants dans les autres classes de tous niveaux. Pour sa part, il avait échoué dans celle de M. Van Uxem, un eurasien qui avait la réputation de terroriser ses élèves à grand renfort de punitions vexatoires. Ce n’était que pour la journée, mais aussi court fut-il, ce lapse de temps suffit pour que le drame éclate.
Michel n’aurait su préciser l’enchaînement des faits. Sans doute s’était-il montré trop bavard avec son compagnon de banc ? Peut-être avait-il été rappelé à l’ordre plus d’une fois ? Si tel était le cas, ça n’avait manifestement pas suffi puisqu’il s’était soudain retrouvé arraché à son siège et tiré par le bras sur l’estrade d’une main ferme, près du bureau du maître. Celui-ci avait dégagé sa chaise, la tirant au centre de l’estrade, y avait posé le pied gauche de façon à ce que sa jambe forme un angle parfait, fait basculer l’enfant en avant sur cette jambe, le maintenant fermement sous son bras gauche afin qu’il tînt la position tandis que de la main droite il faisait glisser son pantalon et son slip jusqu’aux genoux. Alors, il s’était mis à le fesser avec une force qui arracha un cri à l’enfant dans lequel la surprise le disputait à la douleur.
C’était un temps éloigné où l’instituteur était seul maître et juge de la discipline qu’il souhaitait faire régner dans sa classe. Où l’on aurait pu chanter les vers de Béranger sur Les révérends pères : « C’est nous qui fessons/Et qui refessons/Les jolis petits, les jolis garçons. »
La scène n’avait pas dû être de longue durée, même s’il y avait eu plus d’un coup de battoir assené sur ce jeune derrière ; mais si courte qu’elle fût, elle eut des conséquences imprévues.
Dans un premier temps, Michel s’était senti humilié et endolori. Puis sans bien comprendre ce qu’il se passait, il avait eu la sensation que son sexe devenait soudain dur comme du bois tandis qu’une vague de chaleur semblait parcourir son ventre et qu’un liquide tiède s’écoulait de sa « quéquette », puisque c’est le nom qu’avec ses petits camarades ils donnaient à leur sexe.
Il pensa confusément « j’ai pissé sur le maître ! » alors même que celui-ci le redressait brusquement à la verticale. Il n’eut que le temps de voir une infime traînée blanchâtre et visqueuse sur le pantalon de velours côtelé marron, qui n’avait rien à voir avec de l’urine et dont il n’avait pas la moindre idée de ce qu’elle pouvait être. Il reçut alors une gifle qui le projeta au bas de l’estrade, sans savoir qu’il venait de connaître son premier orgasme et qu’il le reproduirait inconsciemment bien plus tard, ce souvenir s’en étant perdu…
Toulouse, le 23 mai 2018

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