mercredi 4 avril 2018

Amsterdam-Centraal

Le Thalys venait de quitter la gare de Rotterdam. Dans un peu moins de quarante minutes ce serait la fin du voyage, avec un arrêt à mi-parcours à l’aéroport de Schiphol ; gare souterraine que Samuel connaissait bien pour y avoir pris souvent un de ces trains express jaunes et bleus pour gagner Amsterdam à sa descente d’avion.
Aujourd’hui, il avait préféré faire la totalité du voyage en train. Avoir devant lui près de trois heures et demie pour réfléchir tranquillement à la suite. Soucieux de son confort, il avait opté pour une place en première classe et ne le regrettait pas : personnel aimable et souriant, à l’écoute de la clientèle avec de petites attentions dignes d’un vol moyen courrier ; fauteuils confortables avec suffisamment d’espace pour ranger ses longues jambes encombrantes.
Au fond, Samuel n’aimait pas l’avion, bien qu’il le prît régulièrement. Assez pour savoir à quel point c’était inconfortable et la promiscuité insupportable. Sans parler des tracasseries procédurières mises en place dans les aéroports au nom d’une pseudo-nécessité de sécurité, ni du sentiment d’étouffement qui le saisissait à chaque fois, à peine installé sur son siège, sa ceinture bouchée.
Ce matin, au moment où il s’apprêtait à rejoindre son taxi pour la gare du Nord, Chiara lui avait dit qu’il trouverait l’appartement vide à son retour. Il n’avait pas très bien saisi si elle lui signifiait par là qu’elle le quittait ou s’il devait comprendre qu’elle emporterait le mobilier avec elle. C’était sans importance. Son propre déménagement n’en serait que facilité. Il n’allait pas se fâcher pour cela. Il était d’une humeur toujours égale, la colère était l’apanage de Chiara qui, souvent, s’emportait contre lui au point de lui jeter à la tête toutes sortes de choses, des mots les plus blessants, jusqu’aux objets qui se trouvaient à sa portée. Peut-être aurait-elle fini un jour par le frapper, qui sait ?

Dès le départ, les premiers mots que lui avait adressés la jeune femme, leur relation avait été véhémente.
C’était à Rome, piazza Navona, juste devant la fontaine des Quatre-Fleuves du Bernin. Ils marchaient chacun perdu dans ses pensées et s’étaient percutés un peu violemment. Le dossier qu’elle portait sous son bras était tombé, laissant s’éparpiller des feuilles gribouillées d’une écriture illisible. Il s’était penché pour l’aider à les ramasser tout en s’excusant pour cette maladresse et n’avait obtenu, à la fin de l’opération, qu’un tonitruant « Vaffanculo, stronzo ! » qui l’avait interloqué au point de lui ôter la moindre réplique.
Et le hasard avait voulu que quelques heures plus tard, cette même journée, il la retrouve plantée devant le comptoir d’accueil du grand hôtel où il officiait en tant que concierge.
Sans même lui jeter un regard, assez méprisante pour tout dire, elle avait demandé – ordonné serait plus juste – que l’on prévienne la chambre 407 que son rendez-vous était arrivé
— Qui dois-je annoncer ? avait-il demandé en s’emparant du combiné téléphonique.
— Moi ! avait-elle répondu sur le ton hautain dont elle semblait avoir l’habitude avec les domestiques ou les personnes qu’elle jugeait inférieures.
Samuel avait reposé le combiné, appuyé ses deux mains à plat sur le marbre rosé du comptoir d’accueil et lâché mezzo voce :
— Signorina, vous pouvez peut-être me dire d’aller me faire enculer sur la pizza Navona, mais ici vous n’accéderez aux étages et aux chambres qu’après vous être identifiée et avoir obtenu mon approbation.
Interloquée, elle avait enfin posé son regard sur lui. Narquois, il lui souriait de la façon la plus professionnelle qui soit. Elle fut tentée de lui présenter des excuses, mais comprit instantanément que ce n’était pas ce qu’il cherchait. Il voulait l’humilier, rien de plus, songeât-elle. Les gens sont ainsi faits qu’ils prêtent toujours aux autres leurs propres défauts…
— Chiara Lombardi, lâcha-t-elle.
Samuel avait sonné la 407 et indiqué qu’une demoiselle Lombardi avait demandé qu’on l’annonce. Il écouta la réponse, dit « Très bien » et raccrocha.
— Ces messieurs ne vont pas tarder à descendre, si vous voulez bien patienter quelques instants… lui dit-il en lui indiquant d’un geste amble le coin salon installé un peu plus loin dans l’immense hall de marbre, où quelques profonds fauteuils de cuir étaient disposés autour de tables basses immaculées.
S’il n’avait jamais vu la moindre photographie d’elle qui eût pu lui permettre de l’identifier, Samuel savait en revanche qui était Chiara Lombardi et l’influence qu’elle exerçait à Rome et dans toute l’Italie dans le domaine de la mode. Ses articles, plus souvent écrits au vitriol qu’à l’encre sympathique, faisaient et défaisaient les réputations dans le microcosme. C’était une peau de vache, mais force était d’admettre qu’elle n’était pas sans talent et que ses articles étaient Parmi les plus amusants de la presse féminine.

Ils s’étaient recroisés quelques semaines plus tard, dans un des restaurants les plus chics de Rome, où Samuel avait emmené sa mère qui était de passage pour quelques jours de vacances. Celle-ci aurait préféré une simple trattoria dans un quartier moins huppé, il en avait conscience, mais il avait voulu joindre l’utile à l’agréable en venant ici pour se rendre compte par lui-même de l’excellence de la maison avant de s’aviser de la conseiller aux clients de l’hôtel.
Elle l’avait salué de loin, avec une petite moue ironique et un coup d’œil narquois en direction de sa mère. Il n’y avait pas besoin d’être grand clerc pour comprendre ce que la robe sombre trop simple de sa convive avait de déplacé dans un tel lieu. Tout au moins pour quiconque attachait trop d’importance à l’aspect superficiel des choses.
— Ton amie à l’air charmante, observa sa mère avec sa gentillesse coutumière.
— Je peux t’assurer, maman, que cette femme est tout sauf charmante. Belle, sublime, pleine de classe et de talent, autoritaire, tyrannique… tout ce que tu voudras, mais charmante c’est impossible ! Il avait failli ajouter « désirable », mais s’était abstenu.

Et puis, un beau soir de l’hiver suivant elle était apparu devant sa banque d’accueil, dressée sur des chaussures à talon aiguille, moulée dans une somptueuse robe noire qui semblait cousue sur elle, une étole de vison jetée sur les épaules.
Elle s’était montrée aimable avec lui en lui demandant qu’il prévienne la personne qu’elle désirait rencontrer et si elle pouvait attendre dans le coin salon.
Tandis qu’elle s’y installait, il l’avait observée à la dérobée. Peut-être sa mère ne s’était-elle pas trompée, après tout ; cette jeune femme était effectivement charmante s’était-il dit.
Lorsqu’elle était sortie au bras de la personne qu’elle était venue chercher, il n’avait pu s’empêcher de dire platement : « Ci vediamo di nuovo, signorina. » Elle s’était retournée, avait souri et articulé deux mots muets qu’il avait très bien saisis malgré tout : « Ciao bello. »
Dès lors, le sort en était jeté. Pour le meilleur comme pour le pire. Deux jours plus tard, ils avaient entamé une liaison tumultueuse, formant un couple aussi improbable que ceux du feu et de l’eau, de l’huile et du vinaigre. À Rome, cela avait duré un an et demi pendant lesquels elle avait tout fait pour que Samuel trouve un poste à Paris où, disait-elle, se trouvait le vrai centre de la mode. Et elle voulait s’y introduire afin de poursuivre sa carrière en augmentant sa notoriété.
Samuel avait cédé à ce caprice. S’il avait toujours su qu’il ne resterait pas plus de deux ans en Italie, le choix initial de sa destination suivante n’était pourtant pas la France ; mais puis que Chiara le lui demandait…
Il y avait donc vécu deux ans, d’un amour toujours aussi tumultueux, d’une vie professionnelle qui les accaparait tous les deux et ne leur laissait que de rares heures de tête à tête, jusqu’à ce matin quand elle avait dit qu’il trouverait l’appartement vide à son retour.
 

* 

Ces deux heures quarante déjà écoulées avaient été l’occasion pour lui de repenser aux années enfuies qui l’avaient amené dans ce train…

Il arrivait à Samuel de douter que ce soit réellement une succession de hasards qui l’ait poussé à embrasser cette carrière de concierge. C’était oublier un peu vite que ses parents l’avaient été, eux aussi, même s’il n’avait que de lointains souvenirs de ce temps relativement bref dans sa vie et si, pour porter le même nom, il s’agissait d’un mètier bien différent de celui qu’il exerçait lui-même.
Il revoyait son père manipuler d’énormes containers noirs, semblables à d’immenses bassines, contenant les poubelles, qui pesaient très lourd même lorsqu’ils étaient vides ; sa mère monter le courrier dans les étages, deux fois par jour ; son père tondre les bandes de pelouse, balayer les feuilles en automnes ; sa mère astiquer les rampes d’escaliers… C’était à la fois présent et flou. Souvenirs du début de l’enfance, de détails du quotidien auxquels on ne prête guère attention tant on les imagine immuables et sans intérêt. Et puis un jour, il avait alors à peine six ans et venait d’entrer « à la grande école », on était venu le retirer de sa classe pour lui apprendre que son père était mort subitement, le nez dans ses poubelles qu’il était en train d’habiller de papier journal afin qu’elles soient plus faciles à nettoyer après le passage des éboueurs. Sa mère et lui n’avaient eu qu’une semaine pour rassembler leurs affaires et trouver un nouveau point de chute. La place de concierge était pour un couple, elle n’aurait pu s’en sortir toute seule. C’était sans doute vrai, de toute façon on ne lui avait pas donné la possibilité d’essayer de prouver le contraire.
Ils avaient donc quitté la petite résidence du quartier de l’Observatoire, les bâtiments de briques orangées, les grilles de fer forgé ceinturant le tout et donnant un sentiment de quiétude plus que de sécurité, car c’était un temps où l’on ne vivait pas dans une peur entretenue de tout ce qui pouvait venir de l’extérieur. Samuel revoit les lieux qui portaient le nom pompeux de « square », mais ne parvient plus à se rappeler la suite. Pour sa mère, les rares fois où elle en parlait, ce n’était plus que « là-bas ».
Quittant le XIVe arrondissement ou le XVe, ils avaient alors échoué rue Blomet, au sixième étage sans ascenseur, dans un appartement minuscule créé en réunissant deux chambres de bonnes. Une cuisine dans laquelle on ne tenait pas à deux, une pièce un peu plus grande qui servait de séjour et une petite chambre qu’ils avaient partagée pendant tant d’années, d’abord dans le même lit, puis dans deux lits convertibles séparés par un paravent qui n’était pas garant de beaucoup d’intimité. C’était sous les toits, avec des fenêtres mansardées qui donnaient une vue plongeante sur le petit jardin d’un couvent.
Samuel avait passé des heures à épier ce qui se passait dans ce carré de verdure, fasciné par ces jeunes filles voilées de blanc. C’était également un temps où porter un voile n’était pas considéré comme un attentat contre la République… À l’adolescence, il s’était caressé plus d’une fois, dissimulé derrière le rideau bien qu’il n’ait jamais vu l’une de ces filles lever la tête une seule seconde tout au long de ces années. C’était loin, il avait vite perdu le goût des bonnes sœurs et des vierges…
Sa mère avait gagné leur vie en faisant des ménages. Ce n’était ni la fortune, ni la misère. Une petite vie de petites gens honnêtes. Elle avait économisé chaque sou pour que son fils unique puisse faire des études et sortir de cette condition aussi étriquée que leur appartement.
Samuel avait eu très tôt une certaine idée de sa responsabilité vis-à-vis de sa mère. Peut-être était-ce en partie à cause de la mort de son père, le désir inconscient qu’elle ne soit pas déçue une fois de plus par un homme qu’elle aimait. Il s’était appliqué à l’école, se gardant des mauvaises fréquentations, restant sagement à la maison plutôt que d’aller courir les rues en attendant qu’elle rentre.
Comme ils n’avaient ni les moyens financiers ni la place d’avoir un téléviseur, il avait pris le goût de lire, dévorant tout ce qu’il trouvait, parfois même des ouvrages qui n’étaient pas de son âge et auxquels il ne comprenait pas tout. Cela avait développé sa curiosité, lui avait ouvert l’esprit sur le monde. Plus tard, il avait multiplié la capacité de voyager que lui offraient ses lectures en développant un goût prononcé et une facilité extraordinaire pour les langues. Sa mère s’était alors imaginé qu’il deviendrait professeur, ce serait une bonne place, bien payée, avec la sécurité de l’emploi et des vacances régulières. Tout ce qu’elle n’avait pas eu elle-même et qu’elle n’avait pu lui offrir autant qu’elle l’aurait souhaité.
Aux yeux de ses camarades de classe, Samuel était une énigme. D’abord parce qu’il était sans père. Celui-ci avait beau être mort, la situation ne leur en semblait pas moins irrégulière. Peut-être eût-ce été différent si sa mère s’était remariée, mais elle sembla tirer un trait sur sa propre vie au décès de son mari et ne plus devoir s’occuper que de son fils.

En obtenant un bac littéraire avec mention très bien, Samuel fit la fierté de sa mère et la rassura sur son avenir. Cependant, la voie travée vers l’Université et plus tard un poste d’enseignant ne lui disait rien. Il finit par la convaincre de le laisser intégrer l’école hôtelière. Il ne visait pas les cuisines, pour lesquelles il se savait n’avoir aucune disposition particulière, mais le service en salle. D’abord serveur, il gravirait les échelons et serait rapidement chef de rang dans une grande maison. Le fait de maîtriser déjà cinq langues vivantes – les deux mortes ne comptant pas, pensait-il à tort comme devait le prouver la suite des évènements – l’y aiderait.
Après l’école hôtelière, il avait été appelé sous les drapeaux. Après ses classes, l’Armée, sans doute avide d’utiliser pleinement les compétences de ses recrues, l’avait versé au Mess des officiers où il avait fini son temps en récurant d’énormes et lourds ustensiles en aluminium dans l’arrière-cuisine, sous les insultes d’un chef qui se pensait l’équivalent d’un Bocuse.
C’est le moment que choisit sa mère pour tomber malade. Un cancer du sein décelé par hasard à un moment où l’on ne parlait pas encore de dépistage systématique. Cela avait été long et douloureux, nécessitant une chirurgie mutilatrice que la patiente avait eu le plus grand mal à accepter psychologiquement.
Quand il avait été démobilisé, à moitié dégoûté de la restauration et désireux de venir en aide à sa mère, Samuel avait repris ses études de langue, intégrant la Fac et travaillant comme veilleur de nuit dans un petit hôtel afin de s’autofinancer. C’est là que le destin lui avait souri un soir de ras-le-bol…

Il devait être vingt-trois heures, assis derrière son comptoire, il était occupé à lire un livre sur son cours de travaux dirigés du lendemain. Le hall minuscule était plongé dans la pénombre et n’était éclairé que par la petite lampe posée près de lui qui diffusait à peine assez de lumière pour lui permettre de poursuivre sa lecture.
— Bonsoir, jeune homme, fit une voix au-dessus de lui. Mon secrétaire a dû réserver une chambre à mon intention, puis-je en avoir la clef, s’il vous plaît ?
Cette façon un peu précieuse de s’exprimer ne correspondait guère à celle de la clientèle habituelle. Il leva les yeux mais ne distingua qu’une silouhette massive qui semblait l’observer avec bonhomie.
— À quel nom ? s’enqui-t-il.
— Monseigneur D…
Pensant à une blague, il appuya sur le commutateur fixé au petit bureau pour éclairer le hall.
— Post tenebras lucem ! s’exclama, non sans ironie, l’homme qui lui faisait face.
Costume et chemise sombres, sa qualité d’ecclésiastique – outre le titre de « Monseigneur » qu’il avait utilisé – ne se devinait que par le col romain et la croix pectorale peu discrète qu’il arborait.
— Dum, aspicio ante Registe, répondit Samuel, passant au latin par bravade.
Et c’est ainsi qu’une langue morte, un soir de veille, força son destin.


* 

Le train entrait dans un tunnel. Ils arrivaient à Schiphol, aéroport gigantesque et déshumanisé que Samuel commençait à bien connaître depuis deux ans qu’il y passait un week-end sur deux. Cinquante-deux voyages rapides pour apprendre à connaître la ville dans ses moindres recoins et parfaire son apprentissage du néerlandais. On est perfectionniste ou on ne l’est pas…
Schiphol, c’était un labyrinthe de couloirs interminables certes dotés de quelques tapis roulants mais dont il était permis de se demander s’il était bien adapté à des personnes âgées ayant des difficultés à se mouvoir. C’était aussi un lieu bruyant en raison des haut-parleurs diffusant en boucle un avertissement à prendre garde de ne pas tomber à l’extrémité desdits tapis mécaniques. Bien que numérique, l’enregistrement semblait usé et débitait une bouillie de mots à peine compréhensibles dont la répétition devenait vite stressante.
Ici, on avait cherché à automatiser les choses le plus possible : retrait des cartes d’embarquement à des bornes, auto-enregistrement des bagages face à des machines dont les consignes semblaient parfois contradictoires ; et depuis quelques mois, passage de portillons automatiques pour l’accès à l’appareil sur présentation de la carte d’embarquement devant un lecteur laser. Les économies de personnel avaient ainsi abouti à un lieu froid et stressant. D’autant plus pour les voyageurs qui ne parlaient ni la langue du pays ni l’anglais.
Les critiques qu’il adressait à cet aéroport, il ne doutait pas de devoir les généraliser bientôt à tous les grands hubs. S’il reconnaissait ce qu’il pouvait parfois y avoir de pratique dans l’automatisation, il n’en regrettait pas moins la perte de contacts humains qu’elle engendrait.

Le train repart en direction d’Amsterdam. Encore vingt-deux minutes et ce sera le terminus de ce long voyage. Trois heures dix-sept contre une heure et quart en avion. Deux heures supplémentaires pour réfléchir à la situation et prendre une décision. Il serait plus juste de dire « confirmer », car il ne fait aucun doute dans son esprit que cette décision est déjà prise depuis longtemps. Deux ans d’investissement qui trouveront légitimement leur aboutissement en fin d’après-midi.
Deux ans. Le temps pour lui d’apprendre une nouvelle langue, de la maîtriser à la perfection, accent compris. Et cela faisait vingt ans qu’il agissait ainsi. Depuis cette conversation avec Monseigneur D.

Le cardinal avait poursuivi la conversation en latin afin de voir jusqu’où le jeune réceptionniste pourrait tenir sans flancher. Il avait été surpris et charmé par la facilité avec laquelle celui-ci parlait cette langue sans hésitation ni faute.
De son côté, Samuel s’était pris au jeu. Heureux, au fond, de trouver inopinément une occasion de pratiquer une langue apprise et perfectionnée entre le collège et le lycée sans autre but que de commenter des textes en vue d’un examen. Il y avait quelque chose de cocasse à échanger ainsi avec un prélat, lui qui à défaut de servir la messe avait servi le mess.
Il avait procédé à l’enregistrement du client, lui avait tendu la clef de la chambre en lui indiquant l’étage où elle se trouvait, faisant le tour du comptoir pour lui appeler l’ascenseur.
— Serait-il possible de se faire servir un verre de cognac ?
— Oui, mais il n’y a pas de service dans les chambres à cette heure-ci.
— Dans ce cas, je monte ma valise et je redescends. Si vous m’autorisez à vous en offrir un, nous le boirons ensemble.
Et quelques instants plus tard, ils avaient siroté chacun leur verre ballon généreusement rempli, discutant du métier de veilleur de nuit, de la passion de Samuel pour les langues et du fait qu’il s’apprêtait à abandonner ses rêves pour la sécurité d’un emploi de professeur d’anglais.
Monseigneur D. l’avait jaugé tout au long de leur échange, devinant le potentiel de ce jeune homme qui aurait pu avoir le monde comme terrain de jeu plutôt que de se retrouver coincé dans un établissement d’enseignement où il végéterait, ruminerait sur une décision certes louable mais totalement idiote.
Alors, il lui avait expliqué qu’il était très ami avec le propriétaire d’un grand hôtel de Monte Carlo, qui avait le plus grand mal à trouver du personnel d’accueil pratiquant autant de langue. Puisqu’il avait cette facilité à les apprendre, en maîtrisait déjà sept, et avait déjà une petite expérience à la réception d’un hôtel, pourquoi ne pas tenter sa chance là-bas ? Il lui donnerait volontiers une lettre de recommandation et appellerait son ami afin de s’assurer qu’il lui réserverait le meilleur accueil. Encore que cette dernière démarche fut inutile car il ne faudrait pas plus de temps à l’hôtelier, qu’il ne lui en avait fallu à lui, pour se rendre compte du potentiel du jeune homme !
Et c’est ainsi que Samuel avait mis fin à ses études officielles en langue étrangères, embrassant une carrière de réceptionniste puis de concierge arborant fièrement ses clefs d’or aux revers de ses uniformes.
Pour parfaire sa formation, il avait pris le pli de ne passer que deux ans dans chacun de ses postes, le temps pour lui de choisir une nouvelle destination et de mettre tout en œuvre pour atteindre son but. Il avait ainsi construit un réseau d’amitiés professionnelles qui étaient la base même de son métier. Quand un client désir l’impossible, il faut savoir qui contacter pour le lui obtenir dans les plus brefs délais.
Ce qui avait commencé à Monte Carlo s’était poursuivi à Genève, Munich, Londres, Malte, Athènes, Stockholm, Moscou, Rome et Paris. La prochaine étape, imminente, serait Amsterdam. Amsterdam où Chiara ne le suivrait pas, parce qu’elle avait voulu Paris pour la mode et qu’à ses yeux ce serait s’en éloigner. Pleine de colère, elle lui avait lancé:
— C’est quoi la mode à Amsterdam, aujourd’hui ? C & A ? On est loin de l’austère créativité des costumes immortalisés par les grands maîtres flamands comme Rembrandt, Vermeer, Steen ou Hals !
Il n’y avait aucun argument contre ça ; inutile de lui remontrer que la laitière de Vermeer avait quitté le grand siècle pour finir par se faire embaucher par un fabricant de yaourts du XXe…
À la vérité, Samuel n’avait jamais cru que sa relation avec Chiara serait durable. Il était même surpris de ce qu’elle n’avait pas pris fin plus tôt. Il n’avait été qu’une opportunité pour la carrière de la jeune arriviste, de dix ans sa cadette. Mais cela lui avait parfaitement convenu. Son enfance solitaire ne l’avait pas préparé à la vie de couple et moins encore à fonder une famille. Il y avait là moins d’égoïsme qu’une sorte d’infirmité.

Quant à sa mère, après d’interminables années de rémission, son cancer avait été déclaré définitivement guéri.
Il l’avait installé dans le Lubéron, achetant avec ses économies une petite maison à Joucas, dont les fenêtres à l’arrière donnaient, au loin, sur les collines rouges des ocres de Roussillon. Le village, construit sur une butte, dominait une plaine agricole qui changeait la vieille femme des murs qui l’avaient cernée la plus grande partie de sa vie dans la capitale.
Samuel choisissait maintenant des destinations qui lui permettaient de trouver facilement un vol direct pour Marseille afin de pouvoir accourir en cas de besoin. Après Amsterdam, ce serait Madrid et quand elle ne serait plus là il pourrait alors traverser les océans.


* 

Amsterdam-Centraal.
Le train s’était immobilisé sur le dernier quai, le plus proche de l’IJ. En descendant du wagon, il put apercevoir sur l’autre rive du lac le bâtiment carré de l’Adam Tower et les balançoires sur sa terrasse, qui permettaient aux adeptes de grands frissons de s’élancer dans le vide en dominant et contemplant la ville. C’étaient les balançoires les plus hautes d’Europe et il en coûtait une vingtaine d’euros pour s’y émerveiller. Un étage plus bas, il y avait le Moon, restaurant tournant panoramique au service rendu lent par l’heure nécessaire à la rotation complète de l’établissement, et prix excessifs pour une carte sans véritable intérêt. Un piège à touristes. Une partie du métier de Samuel était de savoir tout cela pour ne donner ensuite que des conseils avisés.
Il descendit l’escalier jusqu’au passage sous-terrain et tourna à droite pour gagner la sortie principale donnant sur la ville.
Il traversa Sint Nicholaasbrug, prit à droite sur Prins Hendrikkad, puis à gauche sur Martelaarsgracht pour descendre Nieuwezijds Voorburgwal et gagner le Ink Hotel où il avait réservé une chambre. Il y laissa sa petite valise ainsi que le costume soigneusement rangé dans sa housse de transport, demandant qu’on le lui défroisse pour le milieu de l’après-midi.
Il ressortit, prit à droite pour remonter jusqu’à Nieuwezijds Kolk, la petite place de l’Hôtel de Police, où il alla s’installer à l’Indian Tandoori Bites Restaurant pour déjeuner. Il était midi quinze, son premier rendez-vous n’était qu’à dix-sept heures trente. Après déjeuner, il irait se faire raser et rafraîchir la coiffure chez Nadir, à deux pas de là, puis il redescendrait en direction de la place du Dam et jetterait un œil à la Nouvelle Église d’Amsterdam, à l’angle de Mozes en Aäronstraat, dont l’exposition temporaire avait dû changer depuis son dernier voyage, si sa mémoire était bonne.
Il flânerait sur la place du Dam, au milieu des touristes et des camions à hot-dogs rouges et jaunes et irait ensuite faire les boutiques de la Kalverstraat qu’il descendrait jusqu’au fond, poursuivrait sur Amstel, passerait le Blauwbrug et pousserait jusqu’à l’Opéra. Il serait alors temps de regagner son hôtel afin de prendre une douche et se changer.
Les deux rendez-vous de la fin d’après-midi fixeraient définitivement son choix. C’était la première fois qu’il courrait deux lièvres en même temps, sans parvenir à se décider vraiment. Dans les deux cas, ce serait un nouveau challenge : soit intégrer le Park Plaza Victoria qui rouvrirait après une rénovation totale ; soit le Movenpick dont il faudrait essuyer les plâtres et qui était excentré, sur Piet Heinkade du côté de l’IJ. Dans les deux cas, il s’agirait dans un premier temps essentiellement d’un travail de coulisses, la préparation et la mise en place des équipes avant l’ouverture au public.
En début de soirée, il irait réfléchir à tout cela devant une pinte de bière à la terrasse du Grasshopper, d’où il pourrait observer le flot des badauds sur Damrak et ses boutiques colorées. Il aimait bien cette artère, c’est pourquoi son cœur penchait plutôt pour le Victoria qui se trouvait juste en haut, à l’extrémité, face à la gare.
Enfin, il essayerait d’appeler Chiara sur la ligne fixe de l’appartement. Elle ne répondrait pas et il laisserait sonner interminablement. Nul doute qu’en rentrant il trouverait un mot incendiaire de son voisin se plaignant qu’il ne débranche pas son téléphone lorsqu’il partait pour le week-end. Tout cela était sans importance, les plaintes du voisin comme le fait que la jeune femme ait mis sa menace à exécution.
Paris était déjà si loin de son esprit. Désormais, pour un temps, sa vie serait ici. Amsterdam-Centrum.
Chiara n’aurait donc été qu’une liaison un peu plus longue dans un continuum de conquêtes éphémères. Peut-être cette rupture était-elle une bonne chose, un juste rééquilibrage ? Samuel n’avait jamais rêvé sa vie autrement que seul. C’était moins de l’égoïsme qu’une incapacité à se projeter dans une vie de famille, avec femme et enfants, qu’il n’avait jamais connue. De plus, il s’était laissé happer par un métier qui, pour lui être tombé dessus par hasard, n’en était pas moins devenu le centre de son existence. Et si Chiara et lui avaient constitué ce couple improbable, chaotique, pendant quelques années, c’était aussi parce que la jeune femme était dans les mêmes dispositions que lui. D’ailleurs, ne le quittait-elle pas pour des raisons strictement professionnelles ? S’il avait consenti à rester à Paris, sans doute leur attelage eût-il perduré longtemps encore, cahin-caha, mais marchant au hasard sans but précis. Sa mère lui dirait sans doute un jour « mieux vaut bon divorce que mauvais mariage », en quoi elle aurait raison une fois de plus.

Aucun commentaire: