dimanche 17 décembre 2017

Quelque part, une guerre

Des immeubles, des hommes et des femmes effondrés. Au loin le bruit assourdissant des roquettes éclatant en gerbes de feu sur la ville. Une rue enfumée au milieu de laquelle gît un enfant, bras en croix, la tête éclatée, les viscères pourrissant au soleil…
L’œil de la caméra filme sans fin ces images effroyables, lourdes de honte, qui n’ont pas de sens. Au front du cadreur perlent d’énormes gouttes de sueur, mais est-ce la chaleur torride ou la peur d’une balle, d’une grenade perdue, qui les engendre ?
Les pleurs d’un enfant, sortant par le soupirail d’une cave devenue abri, résonnent comme un appel à la vie ; un désir de comprendre.
Une question : POURQUOI ?
Un bataillon d’adolescents portant chacun avec fierté un pistolet-mitrailleur visiblement trop lourd pour eux passe, venant d’une ruelle sur la droite. Ils chantent et sourient comme pour conjurer le sort, cacher leur peur d’être fauchés au détour d’une de ces voies étroites. Quel âge est le leur ? Qu’importe ! En tout cas, celui des jeux et de la vie !
Derrière le cadreur, un journaliste aux aguets donne des directives tout en pensant au commentaire qu’il lui faudra faire sur les images que prend son camarade. Appel à la paix sur fond de sang… Voilà qui devrait plaire au directeur de la chaîne, conforter les bonnes consciences entre deux spots publicitaires.
S’il n’y avait cette menace toujours présente d’une balle perdue qui à tout moment peut le faucher lui comme les autres, il serait entièrement détaché de ce problème qui n’est pas le sien. Il « couvre » l’événement sans avoir lui-même une opinion sur ce qui se passe devant ses yeux ; il a vu trop de morts déjà pour qu’un de plus l’amène à se poser des questions sur la tragédie qui l’entoure.
Au bout de la rue une roquette vient de tomber dans un fracas assourdissant, un morceau de la façade d’un immeuble se détache et tombe sur le groupe d’adolescents qui tournait à ce moment dans la petite rue sur la gauche, poursuivant leur patrouille. Des cris atroces sortent de la poussière qui monte maintenant des gravats recouvrant les corps ensevelis de ces enfants qui n’avaient pas marché assez vite. Une femme qui a tout vu est soudain la proie d’une violente crise d’hystérie. Le cadreur qui a filmé l’événement sans vraiment avoir conscience de ce qui arrivait sous ses yeux se mord les lèvres à force de mal au cœur ; l’énormité de la situation qui est la sienne lui apparaît… Il n’est plus qu’un doigt crispé sur le déclencheur de la caméra, comme ceux qu’il filme sont des doigts crispés sur la détente de leur arme.
Il y a quelques jours encore ce n’était plus la guerre et l’on a du mal à comprendre, accepter, qu’elle soit de nouveau revenue. Cela dure depuis des années, de violents embrasements entrecoupés de courtes périodes de calme.
Le pays s’ensanglante et s’écroule sans possibilité de croire en l’avenir… « Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l’épée et la plus riche et belle partie du monde bouleversée […] » écrivait Montaigne.
Il n’y a plus personne désormais pour prendre des bains de pieds le long de la plage, celle-ci est devenue le lieu de rendez-vous des tanks. Il n’y a que des hommes et des femmes armés, avec ou sans uniforme, pour parcourir la ville ; les uns à la recherche de la guerre, les autres à celle plus hypothétique de la paix, mais moyens et résultats sont les mêmes dans ce cercle infernal installé semble-t-il pour longtemps.
La poussière s’est dissipée et la caméra peut filmer ces corps émergeant à demi du tas de gravats détachés de l’immeuble qui autrefois avait dû être le théâtre du bonheur de nombreuses familles.
Le sang se déverse des multiples plaies lardant ces corps sans vie. Les survivants cherchent les blessés pour les évacuer et s’emparent des armes des morts avant d’abandonner ceux-ci qui se décomposeront rapidement, à l’image du cadavre de l’enfant un peu plus haut dans cette même rue.
Arrêt de l’image.


Le cadreur pose son matériel à terre et se laisse aller à rendre, cassé en deux, gémissant sous les spasmes. C’est là sa première guerre, les premières images « dures » qu’il filme. On n’aurait pas dû lui confier un tel travail, se dit son compagnon en détournant la tête, gêné par le spectacle de son confrère pas assez endurci, en même temps que par une sorte de sursaut de pudeur déplacé dans cette guerre. Un respect qu’il ne s’explique pas lui-même pour les sentiments de ce « bleu » qui de toute façon « s’y fera vite »… Il lui met la main sur l’épaule, dans un geste qu’il veut apaisant, l’aide à ramasser son matériel de prise de vue et l’entraîne. Ils n’ont que trop traîné dans le quartier, il leur faut aller voir ailleurs afin de pouvoir « rendre compte » dans leur reportage qui sera transmis tout à l’heure en direct dans le journal télévisé, par liaison satellite.
Ailleurs… Comme si cela pouvait être différent, les images à prendre plus supportables !
La guerre reste la guerre de quelque côté qu’on la regarde. Avec ses morts, ses victimes encore vivantes, ses souffrances et ses horreurs. Une ville en flamme reste un brasier, qu’on la regarde du nord ou du sud. Elle fait autant de brûlés vifs, de mutilés de toute sorte et de « sans-abri ». Si les gens d’ici ont su garder encore un peu d’optimisme, ce n’est pas au cœur de l’affrontement que l’on peut filmer les images qui en témoignent.
L’équipe de télévision s’éloigne, le cadreur est encore effondré et ne parle pas. Pour les autres, tout est différent ; il y a déjà bien longtemps qu’ils se connaissent et travaillent ensemble, sont envoyés aux quatre coins « chauds » de la planète. Ils peuvent faire des parallèles. Toutes les guerres se ressemblent au bout du compte. Aujourd’hui ici, hier les Malouines, le Tchad, le Liban, l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan, le Kossovo, la Tchétchénie, un autre jour Belfast, Londonderry, Dakar, Sarajevo…
Quelle différence ?
Dans la voiture, en rechargeant sa caméra afin d’être toujours prêt à saisir l’événement sur le vif, le cadreur se souvient de cette citation d’Anatole France inscrite au feutre noir sur le sac de toile kaki d’un de ses camarades de lycée : « La guerre est un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas »… C’était il y a des siècles semble-t-il, la guerre n’était qu’un mot pour eux. C’est devenu une réalité.
Il pense à sa femme et à ses enfants restés au pays. Et si cela leur arrivait, si soudain un conflit éclatait là-bas aussi ?
Le soleil est au zénith, les bombardements redoublent d’intensité. Les chars tiennent bon leurs positions et il n’est nul besoin d’être prophète pour comprendre que l’adversaire ne relâchera pas sa pression de sitôt.
Le soleil donne ici une teinte particulière aux couleurs et il y aurait de quoi faire, dans ce décor où est plantée la ville, les plus belles images d’une carrière de reporter ; mais comment tourner un film sur un paysage qui semble si paisible avec en bruit de fond le son de la canonnade, les cris d’agonie de centaines d’enfants, de femmes, d’hommes qui eux aussi eussent voulu goûter la saveur sans égale d’une vie paisible…
Malgré leur camouflage, jamais les engins de guerre ne pourront se fondre dans le paysage, ils sont visibles de partout, semblant revendiquer leur présence !


Moteur.
À nouveau la caméra enregistre, seul témoin pour rendre compte à des millions d’Hommes de ce qui se passe ici sous son œil unique et impassible. Sur le ventre du preneur de son, suspendu à son cou par une large lanière de toile, le magnétophone à bande est en marche. Micro au poing, le technicien suit le cadreur, enregistrant le bruit de fond pour les images et le commentaire que tout à l’heure il faudra faire pour justifier leur présence ici. Pourtant depuis des jours et des jours, ce sont les mêmes images, la même ambiance, les mêmes mots exprimant les mêmes désespoirs qu’ils fournissent à l’Europe sur cette partie du Monde. L’analyse politique peut changer d’heure en heure, mais les faits eux restent les mêmes, dans toute leur horreur…
Guerre de religion ?
Prétexte ! Déjà en 1750 Voltaire le dénonçait : « Ce sont des barbares sédentaires qui, du fond de leur cabinet, ordonnent, dans le temps de leur digestion, le massacre d’un million d’hommes, et qui ensuite en font remercier Dieu solennellement ».
La ville en ruine, des ombres furtives l’arme au poing qui se faufilent entre les immeubles écroulés, le soleil qui se reflète sur l’acier des armes… Flashs qui se suivent pour former le résumé d’une situation qui n’évolue pas. Film que des millions de gens verront à l’heure du repas, sans comprendre l’ampleur du désastre, trop occupés par la bonne cuisson de la viande. Un mot presque oublié ici.
Ce conflit est trop loin de l’Europe pour que celle-ci se sente concernée. Elle ne le serait que dans la mesure où il pourrait déborder sur elle, mais ce n’est pas le cas. Tout peut se poursuivre dans l’indifférence la plus totale. On oubliera vite ces images, comme on a oublié celles de la Pologne, du Salvador, de l’Irlande, du Liban, de l’Inde, de la Somalie, de l’Algérie et de tant d’autres parties du monde où des peuples s’affrontent dans des boucheries terribles…
Qui sait qu’il y a aujourd’hui cinquante et un conflits armés dans le monde, guerres, révolutions, affrontements ethniques… ?

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