dimanche 1 décembre 2013

L'amant marié 5/5

V

Sanglée dans son éternelle sortie-de-bain, Ulrike était assise sur le canapé de cuir du salon, Europe ronronnant sur ses genoux, tandis qu’elle lui caressait distraitement la tête.
C’était presque un matin comme tous les autres, les rituels n’ayant pas lieu d’être abolis. Du moins pas encore. Ceci aussi dépendrait de la décision qu’elle devait prendre, de ce qu’elle dirait à Jochen lorsqu’il reviendrait inévitablement sur son départ annoncé du domicile conjugal et les conséquences qu’il croyait pouvoir en tirer la concernant.
Elle avait eu une mauvaise nuit, faite d’un sommeil agité, ce qui ne lui arrivait pourtant jamais ! Elle était habituée depuis quelque temps aux nuits courtes, mais celles-ci étaient toujours paisibles et réparatrices.
La veille, après le départ de Jochen, elle avait plongé dans un abîme d’expectative d’où elle ne parvenait pas à remonter. Tout se mélangeait dans sa tête, des sentiments les plus radicaux aux plus confus.
Même s’il avait prétendu le contraire, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir en partie responsable de la décision de son amant, et cela lui était fort désagréable.
Ils se retrouvaient très loin, soudain, de ce qui avait présidé au début de leur relation ; la simple envie de prendre du plaisir ensemble, sans complications. Ils ne s’étaient rien promis d’autre que du bon temps passé ensemble, une liaison sexuelle dans laquelle tous deux trouvaient leur compte. Il n’avait pas été question de sentiments au début, ceux-ci n’étaient venus que progressivement, sans pour autant impliquer une modification du projet de départ. Ulrike n’avait jamais envisagé Birgitt comme une rivale, ni que son mari pourrait s’en détacher au point de l’abandonner.
Cet abandon signifiait-il que Jochen envisageait de venir s’installer chez elle ? Or, de cela il ne pouvait être question. D’abord, l’appartement ne s’y prêtait pas, mais surtout elle ne le voulait pas. Elle plaçait sa propre autonomie au-dessus de toute autre considération. Cela ne voulait pas dire qu’elle n’aimait pas Jochen, mais elle ne voyait pas en quoi cet amour, aussi sincère fut-il, justifiait qu’elle aliène son confort patiemment construit autour d’une liberté totale.
Il fallait se rendre à l’évidence, elle n’avait choisi cet homme, n’avait poursuivi sa relation avec lui, que parce qu’il était marié, c’est-à-dire parce qu’il n’était pas libre et ne risquait pas d’envahir sa vie au-delà de l’espace qu’elle lui concédait. Mais pouvait-elle le lui expliquer de cette façon ? Ne risquait-elle pas de le perdre en agissant ainsi ? Cette dernière question la renvoyait à une autre réalité, qui était celle de la sincérité de l’amour qu’elle lui portait. C’était ce qui rendait les choses compliquées, car elle se trouvait soudain devant un choix cornélien auquel elle n’était pas préparée.
Depuis la veille, elle pesait tous les arguments qui se présentaient à elle, pour ou contre cette cohabitation, ce pas supplémentaire vers une relation de couple standardisée.
Elle vivait seule depuis trop longtemps pour ne pas considérer que l’arrivée de son amant serait une intrusion dans son univers, qui bousculerait trop radicalement ses habitudes. Partager ses sentiments et son corps ne posait aucun problème, en revanche ouvrir sa maison à l’autre, le laisser apporter ses affaires, envahir l’espace petit à petit avec ses objets et ses habitudes était loin d’être sans conséquences.
Accueillir Jochen à demeure, c’était envisager d’une manière ou d’une autre de rentrer dans le rang, de devoir tenir la maison, faire les courses, préparer les repas, s’occuper du ménage et du linge de l’autre… Son indépendance faisait qu’elle n’avait pas de programme précis ni d’horaires fixes, qu’un frigo vide ne la dérangeait pas et qu’au contraire elle aimait les repas improvisés à la dernière minute avec ce que les placards vidés recélaient de trésors oubliés.
Accueillir Jochen, c’était devoir prendre en compte ses goûts culinaires, ces préférences musicales, cinématographiques, télévisuelles. Ceci signifiait devoir abandonner une partie de ses propres goûts pour se mettre à son diapason en trouvant un compromis. Ce mot-là lui faisait peur, elle n’était pas persuadée d’être en âge de faire des compromis sur des habitudes ancrées en elle depuis toujours.
Si elle envisageait la situation de manière pragmatique, elle admettait qu’il pouvait y avoir aussi des avantages à cette cohabitation. Partager l’appartement, c’était également partager les frais et les charges qui s’y attachaient. Même si l’Allemagne affichait une certaine prospérité en Europe, elle savait bien tout ce que ce tableau idyllique cachait de faux-semblants et de précarité. Mais elle n’était pas vénale et la perspective d’une compensation financière, même bienvenue, ne lui paraissait pas le meilleur argument pour admettre cette cohabitation.
Le plus gros de son malaise venait de ce qu’elle se sentait au bord de craquer, de céder et de lui dire de venir s’installer là. Or, cette reddition ne lui était pas naturelle et elle savait la part d’ombre qui y entrait. C’est ce qu’elle refusait de tout son être. Ceci ressemblait trop à de l’apitoiement sur soi !
À l’approche de la cinquantaine, Ulrike entrevoyait que son pouvoir de séduction irait en diminuant et qu’elle risquait de se retrouver seule en refusant de se fixer. Seule, elle le serait indubitablement, n’ayant plus de famille proche, n’ayant jamais eu d’enfant. Lorsqu’elle envisageait la chose, elle ne pouvait que constater sa schizophrénie sur le sujet : toute sa vie elle avait recherché et milité pour cette solitude qui tout d’un coup lui apparaissait comme la pire des situations. Tout ceci n’avait pas de sens et générait en elle une angoisse qui la terrorisait.
La meilleure solution ne serait-elle pas que Jochen cherche un appartement, pourquoi pas à proximité, dans lequel il s’installe seul lui aussi ? Au plus profond, ce que souhaitait Ulrike était de ne rien changer à leur arrangement, de continuer à s’envoyer des messages matinaux et à se rencontrer quand leurs agendas le permettaient. Cela pourrait être plus souvent, puisque son amant n’aurait plus de vie familiale. Cette perspective lui souriait davantage qu’une vie à deux.

Elle en était là dans ses tergiversations, lorsqu’arriva le message de Jochen. Probablement le plus long qu’il lui eut écrit, comme s’il avait cherché à l’amadouer en essayant de la rejoindre sur le terrain des mots.
  • Bonjour mon amour.
  • J’espère que ta nuit a été bonne et que tu vas bien.
  • Je pense à toi et j’avoue que c’est une façon moins crue de dire que j’ai envie de toi. Bien sûr, cela ne se limite pas au sexe. Envie de toi, c’est aussi besoin de ta présence, que nos corps se frôlent, que leur chaleur se rejoignent tranquillement, chastement. Même si nous savons bien qu’à un moment nous irons vers autre chose qui n’est que le complément naturel de ce qui précède.
  • Je t’aime et te couvre de baisers à peine esquissés, comme une caresse affleurante dont on se demande si on ne l’a pas rêvée. Et non, tu n’auras pas rêvé puisque tu pourras encore sentir la tiédeur d’un souffle sur ta peau qui n’est pas un souvenir de la dernière rencontre, mais la promesse de la suivante…
  • Et si, moi, je n’ai pas rêvé non plus, alors nous ne serons plus jamais séparés, nous vivrons ensemble, heureux pour toujours.

S’il n’abordait pas de front la situation, le dernier paragraphe était sans ambiguïté, posant clairement la question à laquelle elle s’attendait et qui avait occupé son esprit toute la nuit.
Il avait brisé le rituel en envoyant ce message le premier, ne se contentant plus de répondre au sien. Il prenait l’initiative, cherchait à s’imposer. Si elle n’était pas directement formulée, il y avait bien là une injonction de sa part, qui mettait Ulrike au pied du mur, en demeure de lui répondre, c’est-à-dire d’accepter. C’était aussi habile que maladroit.
Ulrike jouait avec son smartphone, consciente qu’il fallait avancer, faire un pas dans un sens ou dans l’autre. Quelle que soit sa réponse, c’était un risque à prendre. Celui de se lancer dans l’inconnu d’une vie de couple, celui de perdre son amant en le décevant par un refus de donner plus que ce qu’ils s’étaient promis au départ. L’amour tout entier est une prise de risque, il n’y avait dans ce choix qu’un avatar supplémentaire dans l’histoire qu’ils vivaient depuis quatre ans.
Elle composa son message sans fébrilité, avec le calme qui caractérisait la femme de tête que tout le monde connaissait. Il était bref, allait droit à l’essentiel même s’il était aussi moins laconique que celui de la veille dans lequel elle lui disait « Viens ! ».
Quand il fut achevé, d’un pouce léger elle effleura la touche "envoyer". Il n’était plus temps pour le doute ou les remords, les dés étaient jetés. Ils étaient à un tournant de leur histoire…
 

Toulouse,
13 octobre — 26 novembre 2013

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