mercredi 27 novembre 2013

L'amant marié 1/5

I
 
Sanglée dans son épaisse sortie-de-bain en éponge écrue, Ulrike était assise sur le canapé de cuir du salon. Sur ses genoux, la chatte siamoise ronronnait tandis qu’elle lui grattouillait tendrement la tête.
Il était assez tôt, ce matin-là, mais cela faisait quelques jours que ses nuits s’écourtaient rapidement. Un cercle vicieux : une nuit incomplète entraînait une fatigue qui la faisait se coucher tôt, d’où un réveil anticipé qui entraînait à son tour un désir d’aller au lit de bonne heure…
C’était l’automne, le froid commençait à faire son apparition, Berlin frissonnait et elle plus encore. Une envie d’hiberner comme une vieille ourse la gagnait, ce qui était un comble au regard de ses insomnies grandissantes.
Europe ronronnait de plaisir tandis que, de l’index, elle lui caressait le sommet du crâne et descendait jusqu’au bout du nez.
C’était un matin comme tous les autres. Elle avait pris son petit-déjeuner et s’était installée sur le canapé, le temps de faire un câlin à ses chats tout en regardant à la télévision une chaîne d’informations en continu. Plus tard, elle passerait sous la douche, le jet d’eau froide fouetterait en même temps sa peau et ses sens, finissant de la tirer de la vague torpeur qui l’enveloppait encore. Ensuite, elle s’habillerait et gagnerait son bureau où se déroulerait une nouvelle journée de travail dans la monotonie d’un quotidien répétitif et sans possibilité de la moindre aspérité. C’est du moins ainsi qu’elle se représentait les choses, d’une façon totalement injuste au regard du métier qu’elle exerçait avec passion et qui ne lui laissait pas si souvent le loisir de rester plantée derrière son bureau.
Il est possible que ce soit le sentiment de nullité de ce train-train qui ait poussé Ulrike à chercher ailleurs un frisson propre à électriser à nouveau une vie en passe de se banaliser à l’extrême, au point de perdre tout sens ou tout intérêt.
À quarante-cinq ans, elle vivait seule avec ses chats. Ceux qui lui appartenaient officiellement et ceux qui, hantant les toits du quartier, ne dédaignaient pas venir se restaurer ou s’abreuver sur sa terrasse. Dans les moments de déprime, elle trouvait cela pathétique et éprouvait un malaise physique devant ce constat d’une vie sinon ratée, du moins sans grand intérêt. Fort heureusement, ces aigreurs d’âmes ne duraient jamais bien longtemps car son optimisme prenait le dessus. Un optimisme loin d’être naturel, pour tout dire plutôt récent, auquel s’attachait un prénom masculin…
Ulrike n’était pas à proprement parler amoureuse. Elle n’était pas certaine de savoir ce qu’était l’amour ni de l’avoir croisé un jour. Elle avait eu des aventures plus ou moins longues et intenses, cependant ce n’était pas une grande sentimentale. Elle préférait voir dans le rapprochement de deux êtres un appareillage dans lequel se mêlaient des intérêts divers, souvent sexuels, parfois pécuniaires.
Ulrike avait vu beaucoup de ses amies succomber aux sirènes de l’amour, avec plus ou moins de bonheur. Elle aurait juré que chacune d’elles avait avant tout couru pour fuir une possible solitude plutôt que pour réellement trouver une personne idéale avec laquelle rompre celle-ci. Or, Ulrike n’avait rien contre la solitude, bien au contraire. Il s’agissait pour elle d’un gage d’indépendance, la garantie d’une grande liberté qu’elle ne se sentait ni l’envie ni le courage d’abdiquer. Ses chats étaient déjà une sorte d’avant-goût du fardeau que serait de partager son territoire et sa vie avec un homme, cela lui suffisait amplement.
Europe en avait assez des câlins de sa maîtresse, elle s’étira longuement, se redressa sur les genoux de celle-ci et fit un bond pour gagner l’autre extrémité du canapé où elle se roula en boule sur son coussin préféré.
Il arrivait qu’Ulrike se sente flouée de devoir suspendre ainsi brutalement les caresses qu’elle prodiguait, pourtant elle sentait bien le parallèle qui pouvait exister entre l’indépendance de ses chats et la sienne propre. Combien d’hommes ne lui avaient-ils pas reproché cette distance presque dédaigneuse qu’elle parvenait à maintenir avec eux ? Aussi, Avec Jochen pensait-elle avoir trouvé la solution : elle le laissait imaginer que c’était lui qui dictait les règles et le rythme de leurs rencontres, qui imposait cette distance entre eux, dans l’espace et le temps. S’il avait soupçonné, ne serait-ce qu’un instant, qu’il était sa dupe, sans doute l’aurait-il très mal pris. Prendre un homme marié pour amant, c’était la certitude qu’il ne chercherait pas à s’incruster en même temps que le meilleur moyen d’éviter les reproches habituels sur votre manque de disponibilité. Plus besoin d’inventer des excuses pour refuser un rendez-vous, désormais c’était l’autre femme qui – sans même le savoir – régulait les rencontres du second couple de son mari. « L’emmerdeuse, ce n’est plus moi ! » aimait à répéter Ulrike, convaincue qu’il y avait là une vérité qui jouait nécessairement en sa faveur.
Europe ayant laissé place libre, c’était maintenant à l’autre minette de la maison de faire son apparition. Une chatte roux clair, un peu hirsute. Elle vint se frotter contre les jambes de sa maîtresse avant de s’éloigner vers l’extrémité du canapé où se trouvait Europe. Elle se dressa sur les pattes postérieures et commença à miauler rageusement contre la belle endormie.
— Ça suffit Merkel, laisse Europe en paix ! gronda Ulrike.
Elle avait trouvé plaisant de donner à cette chatte irascible, qu’il valait mieux caresser dans le sens du poil, le nom de la chancelière qu’elle ne portait pas dans son cœur. Le fait que cette dernière veuille en permanence régenter les faits et gestes d’Europe montrait que le nom qu’on lui avait attribué n’était pas si mal choisi que cela.
À contrecœur, Merkel sauta à son tour sur les genoux de sa maîtresse pour le câlin matinal. Celui-ci serait très court car l’animal était vite agacé d’être ainsi honteusement ébouriffé par des doigts distraits et un geste machinalement affectueux.
Ulrike regarda l’heure à la pendulette posée à côté du téléviseur. Celle-ci indiquait huit heures. La voie était libre…
Elle prit son smartphone qui traînait sur la table basse, à portée de sa main, bougeant à peine afin d’essayer de ne pas déranger la chatte rousse qui n’attendait que cela pour se carapater à nouveau à l’autre bout de l’appartement.
Jochen quittait le foyer conjugal chaque matin à sept heures quarante-cinq pour gagner son bureau. Elle lui laissait un quart d’heure de battement par sécurité, après quoi il était convenu qu’elle lui envoie un SMS, auquel il répondrait aussitôt. C’était leur rendez-vous quotidien. Souvent le seul de la journée, à moins qu’une opportunité se présente pour qu’ils puissent se voir à l’heure du déjeuner, euphémisme indiquant qu’ils se passeraient du repas et se consacreraient à des exercices plus physiques.
Dans les premiers temps de leur histoire, ces SMS étaient bien anodins, Ulrike pesant chaque mot avant de l’écrire pour être certaine qu’il n’y aurait pas de confusion sur le sens de ses propos. D’équivoque, il n’en était plus question désormais, car ses textes étaient beaucoup plus débridés, érotiques à la limite de la pornographie.
Suivant les jours et l’inspiration, elle composait son message lettre après lettre, veillant à l’accentuation et à la ponctuation comme si elle écrivait une lettre, ou bien elle dictait à l’appareil qui transcrivait plus ou moins fidèlement ses propos, l’obligeant alors à tout relire avec application pour veiller à ce que sa pensée ne soit pas déformée.
Elle s’astreignait à faire preuve d’imagination chaque matin, afin de briser la monotonie d’un exercice trop régulier. Parfois elle parvenait à se surprendre elle-même par la crudité de son propos ; il lui arrivait alors de se demander si une femme de son âge pouvait et devait écrire de telles choses à un homme ou à quiconque.
L’inspiration étant au rendez-vous ce matin-là, elle écrivit d’une traite quelques lignes osées qui mettraient certainement leur destinataire dans les meilleures conditions pour un rendez-vous rapide :
  • Bonjour mon amour.
  • J’espère que ta journée d’hier et ta nuit ont été bonnes.
  • Je traîne sur le canapé du salon en pensant à toi. Je suis en train d’imaginer tes mains, ta langue et ton sexe me caressant la peau, ta bouche mangeant la mienne, ta queue forçant mes lèvres avant d’aller tester un passage plus étroit qui ne demande qu’à s’ouvrir pour elle… Ces images sont si précises que je sens déjà des démangeaisons me venir dans les doigts !
  • Je t’aime très fort et te couvre de milliards de baisers torrides et de caresses enveloppantes.

Une fois le message envoyé, elle se dirigea vers la salle de bain sans attendre la réponse. Quelle que puisse être son impatience, elle savait le plaisir qu’elle pouvait tirer à retarder le moment de découvrir la réaction de son amant.

 

Jochen portait sa cinquantaine avec élégance, dissimulant un début d’embonpoint sous des vestes amples qu’il évitait de boutonner.
Il venait de quitter son appartement et remontait à pieds Georgenstraß en direction de la gare de Friedrichstraß où il prendrait son train.
Il espérait que le SMS d’Ulrike l’atteindrait avant de monter dans la rame car, alors, il lui faudrait attendre l’arrivée pour pouvoir en prendre connaissance. Les messages de sa maîtresse étaient de plus en plus exubérants et il ne tenait pas à ce que quelqu’un puisse les lire par-dessus son épaule, de même qu’il se méfiait des manifestations physiques intempestives que ceux-ci produisaient immanquablement sur lui.
Au début de leur liaison, leurs messages respectifs étaient hésitants, tâtonnants, chacun redoutant de donner à l’autre la sensation d’un attachement trop fort, d’aller trop vite dans une histoire qui n’en était pas vraiment une. Se jouaient-ils la comédie à ce moment-là ou s’étaient-ils piqués au jeu progressivement ? Le fait était que dorénavant Jochen attendait chaque matin, avec une impatience grandissante, le signal sonore de son portable signalant l’arrivée du SMS et que sa journée était mal engagée si celui-ci tardait ou ne venait pas, ce qui était tout à fait exceptionnel et ne pouvait qu’annoncer un problème grave.
Par mesure de sécurité, il effaçait les messages d’Ulrike chaque soir avant de regagner le domicile conjugal. Il les avait lus et relus à divers moments de la journée, apprenant par cœur les passages les plus chauds qui lui fouettaient les sens en lui rappelant les moments analogues vécus ensemble qu’ils décrivaient sans la moindre fausse pudeur.
Ulrike était pourtant une petite-bourgeoise bien élevée et d’un naturel plutôt réservé dans la vie courante, mais elle s’enflammait rapidement dès qu’il était question d’une certaine promiscuité sexuelle. Elle aimait faire l’amour et provoquer son amant avant leurs rencontres afin qu’il fût chauffé à blanc le moment venu.
Jochen n’avait jamais connu une telle femme. Avec elle, rien n’était jamais compliqué, de même qu’elle ne s’offusquait d’aucune demande ou proposition ; autant dire qu’elle était en cela à l’exact opposé de Birgitt. Mais Birgitt n’avait rien d’une maîtresse ni même d’une amante ; elle était la mère par excellence, respectable et irréprochable, attentionnée pour leurs trois enfants.
Le bruit du trafic avait couvert le bip du téléphone, il sentit cependant ce dernier vibrer dans la poche de son pantalon. Un coup d’œil à sa montre le rassura : il avait largement le temps de s’arrêter pour lire le précieux message.
Ce fut comme une bouffée de chaleur qui l’envahit. Il eut une fraction de seconde la tentation d’oublier son train et de poursuivre sa route jusque chez elle. Il avait encore en tête la fin de ce qu’elle lui disait la veille…
  • Mes doigts, ma bouche, mes lèvres, ma langue caressent tout ton corps afin de l’électriser et dans le but secret de faire se dresser cette partie de toi si délicieuse lorsqu’elle fond dans ma bouche…

Pas une seule fois Birgitt n’avait voulu poursuivre une fellation à son terme ; elle suçait du bout des lèvres, à regret, faisant une telle moue qu’il se sentait obligé d’abdiquer très vite. Au contraire, Ulrike ne boudait pas ce genre de plaisir et semblait même y prendre une grande partie du sien.
Jochen avait trompé sa femme très vite après leur mariage. Dès qu’elle était tombée enceinte de leur premier enfant. Cela avait eu lieu parce qu’elle se refusait à lui dans son état et qu’il avait des besoins que la seule masturbation ne parvenait pas à combler. Il avait donc cherché des partenaires occasionnelles qui ne fussent pas des professionnelles, afin de limiter les risques de maladies. Pendant ces neuf mois, il avait couché avec une demi-douzaine de femmes dont quelques-unes étaient des collègues de bureau. Quand Heinz était né, il avait espéré que Birgitt reviendrait à de meilleures dispositions, mais il était visible qu’elle n’avait pas les mêmes besoins que lui sur le plan sexuel. Il avait continué à l’aimer sincèrement, tout en décidant de mener une vie parallèle pour le reste. Les rares relations conjugales qu’on lui consentait avaient permis la naissance d’Hilde et enfin d’Andreas.
Mari et père attentionné, Jochen s’était attaché à n’avoir que des histoires sans lendemain afin de ne pas mettre en péril le bonheur de son foyer. Cela avait marché jusqu’à sa rencontre avec Ulrike, quatre ans plus tôt.
N’y tenant plus, Jochen pianota fébrilement sur le clavier de son téléphone portable. Il venait de prendre sa décision, puisqu’il ne pouvait se libérer immédiatement à cause d’une réunion importante qui l’attendait, ce serait pour ce soir !
  • Mon amour,
  • Tes mots mettent le feu en moi.
  • Je n’en peux plus d’attendre, j’ai envie de me jeter sur toi, de t’arracher tes foutus vêtements, de mordre tes seins, de manger ta bouche et de m’introduire en toi sauvagement.
  • Je veux que ce soit si intense que nous en ressortions brisés de fatigue, éperdus d’une jouissance extrême…
  • Je serai chez toi en fin d’après-midi si ça te convient. Nous en profiterons pour parler, après.

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