Quelque part dans la maison, une radio diffuse une vieille chanson de Jacques Brel qui parle de « La pendule d'argent / Qui ronronne au salon, / Qui dit oui, qui dit non, / Qui dit "Je vous attends". »
Il y a bien longtemps que Norbert ne l’avait pas entendue. Elle lui rappelle un devoir de Français : « Choisissez une chanson d’un auteur-compositeur-interprète et démontrez la part "commerciale" contenue dans l’œuvre. » C’était un parti pris de son professeur, pour qui le succès se justifiait uniquement par le fait que l’auteur avait sacrifié l’art pur sur l’autel du business. Lui-même accompagnait ses poèmes au piano sur des airs de sa composition. Sans succès, puisqu’il se refusait aux compromis mercantiles.
Norbert avait choisi « Les vieux », de Brel, et avait mis un point d’honneur à démontrer qu’il n’y avait là aucune concession à quoi qui ne fut pas de l’art. C’était hors sujet, il le savait, mais ne supportait pas les diktats d’un professeur aigri de n’avoir pas "percé" en taquinant la muse. Il avait malgré tout obtenu la meilleure note de la classe, comme à l’accoutumée, avec une appréciation au stylo rouge précisant que ledit professeur avait bien saisi la part de provocation de l’élève mais que le devoir étant impeccable il lui était impossible de le "saquer" à la hauteur de son impertinence.
Il revoyait le petit homme, légèrement corpulent, vêtu été comme hiver d’un pantalon de velours côtelé de couleur sombre, d’une chemise blanche au col déboutonné sans cravate et d’un blouson de daim. Aux pieds, des mocassins de cuir marron. Quel que soit le temps, c’était son uniforme. En matière d’élégance comme en toute autre, il avait des idées bien arrêtées dont on ne l’aurait pas fait démordre.
Bien sûr, il était probablement mort depuis, dans la mesure où cela remontait à un peu plus de quarante ans et que, à l’époque, le type en question approchait de la retraite au pas de charge qui était habituellement le sien. Quel était son nom ? Il n’en est plus très sûr, mais il se souvient qu’il était composé de deux prénoms. Amédée Marcel, Aymé Michel, André Maurice ou quelque chose dans ce goût. En tout cas, sa mémoire a bien retenu les initiales A. M. Ce n’est d’ailleurs pas très difficile car, lorsqu’il voulait rétablir le calme dans la classe, il se raclait la gorge en produisant un borborygme qui ressemblait étrangement à « Aaaaa-aimmme ».
La mémoire qui nous joue souvent de mauvais tours pour les choses essentielles a tendance à emmagasiner des futilités de cet ordre qui prennent finalement une place considérable.
Norbert regarde par la fenêtre, dans la rue les gens qui passent, tristes sous leur masque. Cela fait près d’un an que l’on ne croise plus ni sourire ni sale gueule sur la voie publique. Certes, il se satisfait aisément de l’absence des secondes mais regrette – ô combien – les premiers.
Étrange association d’idées ; il revoit son père se moquant de lui, figé devant une araignée, lorsqu’il était enfant. « C’est la petite bête qui va manger la grosse ! » disait-il en riant. S’il était encore de ce monde, sans doute rirait-il moins devant la réalisation de sa prophétie ; la bête microscopique est en train de dévorer les obèses parmi tant d’autres.
La maison est à peine en retrait de la rue. Du perron jusqu’au portillon de fer forgé qui lui fait face, encadré d’un muret surmonté d’une sorte de grille maniérée en béton armé, il y a 2,5 mètres à tout casser, sur la largeur de la façade. Contre le muret, une bande de terre retenue par des briques plantées en biseau l’une contre l’autre, dans laquelle sont plantés des arbustes et plantes grasses qui ne nécessitent pas d’entretien particulier. Au centre du petit espace, sur la gauche, un marronnier moribond qui a longtemps coupé la lumière de la chambre du bas devenue bureau il y a des années. À droite, un yucca posé là pour qu’il crève et qui a pris racine, s’est développé démesurément. De chaque côté du perron, une bande de terre en demi-lune dans lesquelles ont poussé à gauche un cotonéaster taillé en boule et, à droite, un lilas mauve rachitique dont on se demande où il trouve la force de tirer chaque année de magnifiques grappes de fleurs. Entre ces bandes de terre, comme du perron jusqu’au portillon, du gravier afin d’éviter le ridicule d’une tonte périodique.
La maison est encaissée entre deux immeubles bas pour cause de servitude au niveau du Plan d’occupation des sols. De nombreux promoteurs louchent sur cette enclave qui possède un potentiel propre à les enrichir. Il y a là de quoi faire un petit collectif de studios pour étudiants, bien placé, à cinq minutes de marche d’une station de métro qui dessert les facs et l’IUT.
Norbert a passé toute sa vie dans cette maison devenue trop grande pour lui. Huit pièces de 16 m2 réparties sur deux étages et complétées par un sous-sol et des combles sur toute la surface.
Désormais, il ne vit plus qu’au rez-de-chaussée. Là où ses parents étaient installés. La maison avait été surélevée pour lui, dans l’espoir qu’il y emménagerait avec femme et enfants. Il y avait passé des années, jusqu’à leur mort, seul. Aucune femme n’était venue seconder ses parents dans l’entretien des lieux, aucun enfant n’avait fait résonner les pièces vides de ses rires joyeux. Lui ne regrettait rien, mais il savait que cela avait constitué une souffrance réelle pour eux. Une femme de ménage avait pris le relais à la mort de sa mère, deux jours par semaine, un pour le rez-de-chaussée, l’autre pour l’étage. Une Marocaine qui l’avait pris sous son aile et lui amenait régulièrement des plats de chez elle ; des soupes aux pois chiches, lentilles, bœuf et tomates – harira – en hiver, des tajines en été, des pâtisseries dégoulinantes de miel pour le ramadan. Elle se sentait ici chez elle et le houspillait quand il avait tendance à « traîner dans ses pattes. » Le ménage n’était pas toujours impeccable, mais il n’était pas regardant sur la chose du moment qu’elle ne venait pas déplacer ses dossiers sur le bureau et mettre le "souk" dans son "bordel organisé."
Aya ne viendra pas cette semaine et Dieu seul sait quand et s’il la reverra. Imrâne a appelé il y a quatre jours pour dire que Aya toussait beaucoup, qu’elle avait une forte fièvre, perdu le goût et l’odorat. Il avait mis un soin superstitieux à ne pas prononcer le nom du virus terrifiant comme si cela pouvait la protéger d’une forme grave de la maladie. Et puis, hier matin, Imrâne a rappelé pour dire que sa femme a été hospitalisée la veille au soir et qu’il a fallu la mettre en réanimation au cours de la nuit. Bien sûr, elle n’a pas cinquante ans, mais elle porte sur les hanches et le ventre les souvenirs de grossesses multiples, or chacun sait parfaitement qu’en bon français médical contemporain cela signifie « comorbidité. »
— Avant que l’ambulance l’emporte, elle m’a dit de vous appeler pour vous conseiller d’appeler le docteur et de faire un test. Elle est terrifiée à l’idée de vous avoir contaminé, lui a dit Imrâne sur un ton larmoyant.
— Inch’Allah ! C’est le mektoub… a-t-il répondu en espérant que son interlocuteur ne prendrait pas en mauvaise part l’emploi de ces deux tournures arabes. Elles faisaient partie intégrante de son vocabulaire depuis des décennies et s’étaient imposées à lui comme une alternative à l’interpellation de son propre dieu, une manière d’éviter le blasphème et de respecter le Commandement : « Tu n’invoqueras pas en vain le nom du Seigneur » (Exode 20.7) bien qu’il eût conscience dès le début que la base commune des trois religions monothéistes ne plaidât guère en faveur d’un raisonnement aussi spécieux.
Il s’inquiète pour Aya. Il l’aime bien, s’y est attaché au fil des années. Ses grands-parents auraient parlé de « la bonne », ses parents auraient dit « la femme de ménage », des contemporains hypocrites diraient « l’aide ménagère » et lui refuse, réfute tout cela en bloc. Elle est Aya, simplement. Une amie qui lui rend service et qu’il rémunère en retour comme l’on procède à un troc. L’idée d’une hiérarchie entre les êtres humains lui est proprement insupportable. En quoi sa retraite confortable le rendrait-elle supérieur à cette femme ou à quiconque ?
Le fait que la jeune femme – elle a tout de même vingt ans de moins que lui – s’inquiète de l’avoir contaminé ne dit-il pas quelque chose du lien sincère qu’il y a entre eux, de cette sorte d’amitié qui ne dit pas son nom ? Tant d’autres se seraient tus par crainte de s’avouer malades, accréditant l’idée qu’il y a là une faute de leur part. On reconnaît bien cette tentation du secret dans les communiqués de presse annonçant le décès de tel ou tel, qui se sentent obligés de préciser qu’il n’y a pas de rapport avec l’épidémie. On se retrouve plongés au milieu des années quatre-vingt du siècle dernier, quand les familles refusaient d’admettre que leur proche avait pu être victime du sida. Il y a du pathétique à vouloir nier une réalité dont nous ne sommes pas comptables et contre laquelle nous ne pouvons rien. Chacun ne peut jouer la partie qu’avec les cartes qui lui ont été distribuées.
La pandémie de sida a imposé le préservatif aux hommes ; celle de Covid, le masque pour tous. C’est une protection indispensable dans les deux cas, mais dont l’efficacité n’est pourtant pas totale, ne serait-ce que par l’incapacité de certains à ajuster l’un ou l’autre comme il se doit.
Replongeant dans ses souvenirs, il revoit Philippe B., son condisciple au collège – ils étaient en sixième – qui se baladait en permanence avec dans son portefeuille une "capote" comme il disait. Norbert ne savait pas ce que c’était, n’en avait même jamais entendu parler. De même qu’il ne comprenait pas pourquoi ses copains s’esclaffaient au mot "jute" qui n’était pour lui qu’une toile grossière dans laquelle on cousait des sacs de grains. Le sexe le taraudait moins que les autres à cette époque et il devait rester une "oie blanche" sur ce sujet bien des années encore, avant de se rattraper largement.
Latex sur la queue, papier tissé sur le museau… quelle sera la prochaine étape, la combinaison intégrale pour spécialiste Ebola ? Déjà, depuis quelques semaines, on parle de jeter aux ordures les masques "faits maison" dans un premier temps, puis les "chirurgicaux" au profit des FFP2 qui vous font un bec de canard et une gueule de connard ! Il s’emporte parce qu’il n’a jamais aimé les déguisements et parce que tout ce cirque lui paraît absurde plus qu’autre chose. Certains médecins français n’emboîtent-ils pas la course de leurs collègues canadiens vers l’absurdie en préconisant le port du masque lors des rapports intimes !
Norbert est dépressif. Il le sait. Ce n’est pas nouveau, mais cela s’aggrave chaque jour davantage. Il tourne dans la maison tel un fauve en cage. Il rugit contre la radio ou la télévision lorsqu’il entend « toute cette clique » – ce sont ses mots –, ces empêcheurs de vivre en rond qui terrorisent la population sans lui apporter le moindre début de solution, le plus petit espoir d’un retour à la normale. S’il pouvait les écorcher d’un coup de griffes, il le ferait volontiers, bien qu’il ait été un pacifiste convaincu tout au long de sa vie. Soixante-deux ans de gentillesse jetés aux orties d’une politique de santé brouillonne autant qu’inefficace.
Il ne doit pas s’énerver, il le sait. Deux infarctus en trois ans, c’est ce qui s’appelle un sérieux coup de semonce. Les probabilités pour que le prochain lui soit fatal sont grandes. « Comorbidité » ainsi que tout le monde dit désormais, se gargarisant d’un mot savant qu’il a fallu apprendre et comprendre. Nul doute que Aya a pensé à cette situation en demandant à son mari de le contacter. Elle a tendance à le couver comme s’il était son propre père. Celui-ci étant encore en vie par ailleurs, mais si loin, du côté d’Essaouira.
Norbert connaît l’état de son cœur, l’épée de Damoclès qui plane au-dessus, prête à trancher le fil fragile qui lui permet de continuer à battre à un rythme sous haute surveillance. Cependant, une idée s’est imposée à lui ces dernières semaines : le Covid le tuera avant la prochaine attaque cardiaque. Toutefois, dans son esprit, « le Covid » désigne moins le virus lui-même que le climat morbide dont l’ont entouré médecins, journalistes et politiques. Tous ceux qui ont anéanti l’idée même d’avenir en égrainant, jour après jour, les "chiffres" – en réalité, il faudrait remontrer à ces incultes qu’il s’agit de "nombres" au-delà de deux chiffres… ceux des nouveaux cas, des hospitalisations, des entrées en réanimation, des morts. Trop rarement, ils dénombrent les guérisons, ce qui porterait à l’optimisme. Ils disent aussi ceux qui ont quitté les services de Réanimation, sans toutefois préciser si c’est pour une autre chambre ou pour la morgue. Tout le problème vient de là, à son avis : le pays est tenu en mains par une bande de technocrates qui ne sont capables de gérer que les abstractions. Il n’y a plus la moindre humanité. Quand ils disent « 437 morts en 24 heures », c’est creux dans leur esprit incapable de visualiser ne serait-ce qu’un de ses cadavres et sa famille éplorée, désemparée.
Il comprend qu’il faut savoir se protéger, se blinder pour avancer. Mais quand l’armure est trop lourde, quand aucune respiration n’est possible dessous, on reste figé sur place ou l’on s’écroule.
« Si mon temps m’était compté, qu’en ferai-je ? » Cette question, Norbert se l’est posée plusieurs fois au cours de sa vie. Notamment au sortir de ses deux infarctus. Aujourd’hui, l’annonce de l’entrée en réanimation de Aya et sa possible contamination, l’amènent à se la reposer. Cependant, il n’est plus aussi simple d’y répondre car la liste est longue des envies pourtant élémentaires qu’il n’est plus possible de satisfaire : aller prendre un verre avec un vieux copain dans leur café préféré, déjeuner dans ce restaurant sympathique où il avait ses habitudes, aller draguer une dernière fois en boîte pour le plaisir d’un ultime "râteau", voir un film intimiste au cinéma d’Art & Essai (intimiste en raison de la salle de projection quasi-vide), assister à la représentation d’une pièce en tournée provinciale, aller à la salle de sport même si c’est plus pour jouir de l’esthétique de corps jeunes qui n’ont pas encore abdiqué devant l’âge… toutes ces choses que le gouvernement qualifie de « non essentielles » et qui pourtant le sont à ses yeux. En d’autres termes, il veut vivre. Ni survivre ni vivoter mais vivre. Comme avant, même avec quelques adaptations. Ce qu’il endure depuis des mois lui est une souffrance intolérable.
Sans doute ne devrait-il pas se plaindre dans la mesure où l’étau a été desserré depuis le début de la pandémie, à l’époque où tout le monde ou presque était assigné à résidence toute la journée, ne pouvant sortir que pour faire des courses, aller chez le médecin ou promener le chien. Même marcher pour entretenir sa forme était limité à une heure dans un rayon de 1 km. Sans parler de la fermeture des églises qui l’avait contraint à assister à la messe télévisée, situation qui l’avait renvoyé douloureusement au temps de ses hospitalisations et séjours en maison de convalescence.
Aujourd’hui, plus de « confinement » comme ils ont appelé cela, mais un couvre-feu à 18 heures et la fermeture des magasins non alimentaires dans les galléries marchandes. Cette situation grotesque lui fait penser – toutes choses étant égales par ailleurs – à l’URSS de son enfance, que l’on raillait pour ses interminables files d’attente et ses libertés étouffées. Au moins aura-t-il assez vécu pour voir que le capitalisme libéral n’aboutit pas ailleurs que le communisme totalitaire !
Poussée d’adrénaline. Le voici qui s’énerve encore. Ses coups de gueule sont semblables aux mouvements de bras désordonnés de quelqu’un qui se noie. Et c’est bien ainsi qu’il ressent les choses : il est en train de se noyer, submergé par les vagues successives de néant qui viennent battre ses rêves d’une vie simple et tranquille ; de cette existence dont il est privé depuis des mois, sans pouvoir oser imaginer que cet état de siège aura une fin ou qu’il sera encore là pour la voir.
Norbert se demande si toutes ces pensées ne font pas de lui un égoïste. Le fait qu’il se soit retrouvé seul dimanche, pour la Saint Valentin, sans personne à appeler ou pour l’appeler ne corrobore-t-il pas cette idée ?
L’égoïsme est une notion sans cesse mise en avant par les prêcheurs du Covid. Ceux qui rechignent à se faire vacciner par crainte d’une technique nouvelle sont des égoïstes, tout comme ceux qui suffoquent sous le masque ou réclament de retrouver une vie qui mérite d’être vécue. Bref, tous ceux qui ne se plient pas entièrement aux diktats de la position dominante sont des égoïstes et il ne faudrait pas qu’ils s’avisent de dénoncer la forte dose d’égoïsme qui dicte le discours officiel. Les médecins réclament un nouveau confinement avec l’arrière-pensée d’éviter la saturation des hôpitaux et le gouvernement est prêt à les suivre au final – tout en feignant ne pas le vouloir – afin de n’avoir pas à mettre plus de moyens au service des soignants. De même, tous ceux qui réclament un « passeport vaccinal » qui permettrait d’avoir accès aux cafés, restaurants, salles de spectacle, alors même que toute la population n’a pas eu la possibilité d’avoir accès au vaccin ; n’y a-t-il pas plus belle preuve d’égoïsme ? D’abord moi et tant pis pour les autres… tout cela sent le fumier à plein nez, si fort que l’odeur traverse les masques. « Chacun voit midi à sa porte », chronique d’un égoïsme ordinaire universellement partagé. La sagesse populaire n’insiste-t-elle pas pour dire que « les conseilleurs ne sont pas les payeurs » ?
Il se tient droit, debout derrière la fenêtre du bureau, continuant à observer la rue. De temps à autre, il voit venir des gens sans masque, d’autres qui le portent sous le nez ou carrément sur le menton. Il ne sait pas s’il doit approuver ces attitudes résistantes ou si elles l’horripilent. Il a beau détester cet accessoire venu d’Asie avec le virus, avoir le plus grand mal à le supporter, il n’en reste pas moins légaliste. Puisqu’il passe outre sa claustrophobie et ses problèmes respiratoires, pourquoi tout le monde n’en fait-il pas autant ? Il ne lui viendrait pas à l’idée de les taxer d’égoïsme à son tour, les choses sont plus complexes que cela. De fait, il leur en veut – il les envie – de leur indépendance. Depuis toujours, restant sur le côté de la piste de danse, il a nourri un certain complexe, mélange d’admiration et d’agacement envieux, pour celles et ceux qui n’ont pas peur de braver le ridicule ou l’interdit. Il connaît ses limites – celles qu’il s’impose à lui-même – et n’hésite jamais à se juger sévèrement. Trop, probablement. Il ne s’aime pas, ne se supporte pas physiquement. Pourquoi, pour qu’elle faute originelle, Dieu lui a-t-il donné une âme bien trempée dans un corps aussi flasque, bien au-delà de l’insignifiant ?
« Si mon temps m’était compté… », pense-t-il encore sans oser poursuivre. Par crainte d’aligner des banalités, d’enfiler des futilités. Pourtant, d’une certaine façon, vouloir remplir un temps limité dont on ne connaît pas l’étendue, n’est-ce pas faire des choix significatifs qui vont droit à l’essentiel, en tout cas à la quintessence de ce qui nous semble vital – quel meilleur mot trouver ?
Il voudrait pouvoir voyager encore, en France comme à l’étranger, franchir ces frontières closes qui l’emprisonnent. Tant de lieux à revoir, tant d’autres à découvrir !
Par où commencer ? Dublin, peut-être. Parce que c’est un si bon souvenir, mais aussi pour le dépaysement au sens premier de changer de pays. Bien sûr, il y aurait l’Allemagne, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, l’Italie… L’Irlande est un bon choix, ne serait-ce que pour cette guerre de religion encore toute fraîche, qui s’est terminée il y a un peu moins de vingt-cinq ans. Des frères qui s’entre-tuent pour un Père que chacun veut honorer à sa façon en finissant par oublier qu’ils ont le même. Pour être réductrice, l’explication n’est pas moins vraie.
La cathédrale St-Patrick, dans laquelle il faut payer avant de pouvoir prier. Ses longues travées de bancs – plutôt des stèles ? – de bois ciré dont certaines bénéficient de somptueux coussins pourpres… le cul des bigotes et des bigots est si fragile ! Le parc qui la jouxte, avec ses pelouses taillées en brosse, ses allées ratissées, ses arbres trop jeunes pour dire une continuité dans le temps. De St-Patrick, il n’a ramené qu’une casquette en patchwork de tissus gris et marron. Les marchands du Temple avaient chassé Dieu et son fils.
Dublin, c’est pour lui l’Hôtel Fitzwilliam, chambre exécutive au premier étage, juste au-dessus de la marquise, donnant sur St Stephen’s Green, ses canards et ses cygnes. C’est également ses déambulations dans Gratton Street et le restaurant The Bailey, à l’angle de Duke Street où il s’est régalé de Fish and Chips et de tourte aux rognons. C’est bien sûr les balades dans la ville, le quartier de Temple Bar, la remontée vers l’hôtel par College Street, puis ce délicieux cannoli à la pistache acheté dans cette minuscule boutique sur Dame Street…
Après Dublin, il y aurait l’Espagne qui a eu l’air de le rejeter. D’abord à Madrid où la cathédrale était fermée pour travaux il y a une quinzaine d’années et qu’il n’a pas eu l’occasion de revoir depuis ; ensuite sur l’île de Tenerife où la basilique de la Candelaria était fermée à son premier passage parce que Dieu ne reçoit que de 15 heures à 19 heures 30 le lundi ; pour finir Saint-Jacques-de-Compostelle où la cathédrale était également en travaux et la façade bardée d’échafaudages hideux.
À la Candelaria, il avait pu retourner à plusieurs reprises vénérer la Vierge noire qui semblait être une petite femme rabougrie, perdue en hauteur au centre du retable, croulant sous le poids de son manteau de pourpre et d’or, mais il était surtout tombé amoureux, là-bas, du plus beau et réaliste Christ en croix qu’il eut jamais vu et devant qui il ne manquait jamais de s’incliner en priant avec une ferveur peu coutumière.
À Santiago, nonobstant les travaux en cours, il avait pu pénétrer dans l’édifice et s’émerveiller des richesses qu’il contient, quoique les statues du chœur et le retable aient été empaquetés grossièrement afin de les protéger. Il avait été frappé par la disposition des confessionnaux. On aurait dit de minuscules kiosques à journaux devant lesquels les pénitents s’agenouillaient face au prêtre, sans grillage ni rideau, à la vue de tous. Confession publique à mi-voix.
Le centre historique de Santiago reste pour lui un mystère. Ceinturé de boulevards à circulation dense, il est du matin au soir d’un calme et d’une sérénité de cloître. C’est là une expérience vivifiante et régénérante pour qui, comme lui, ne supporte pas la diarrhée verbale d’un monde qui n’a pourtant rien à dire d’essentiel. Et puis, pourquoi ne pas confesser son péché de gourmandise avec ces deux shots de Licor de hierbas offerts par le restaurateur à la fin d’une paella délicieuse et solitaire, dans une salle vide ?
La gourmandise, c’est aussi ce kougelhopf glacé et flambé au Pilier des Anges, à deux pas de la cathédrale de Strasbourg. Rue Mercière, comme à Lyon où il ne s’est pas seulement régalé l’âme à Notre-Dame de Fourvière.
Il y a tant d’endroits et de choses à revoir et à découvrir. Si le temps lui était compté, encore lui faudrait-il connaître la durée de ce sursis pour faire des choix judicieux. Bien sûr, il y aurait la possibilité de la fuite en avant, la découverte de tout ce qu’il n’a pas déjà vu ou fait, mais à quoi bon se constituer de nouveaux souvenirs dont il sait par avance qu’il ne profitera pour ainsi dire pas.
Revoir Lourdes est une évidence en ce jour de la sainte Bernadette Soubirous. Lourdes qu’il a vu tant de fois avec toujours le même bonheur intime au milieu d’une foule si dense. Mais aussi Lisieux et Note-Dame-de-la-Garde à Marseille. Le lien entre ces trois-là, c’est la beauté des mosaïques.
Il voudrait s’incliner à nouveau devant les reliquaires, au fond de cryptes dans lesquelles on n’a souvent que le temps de s’arrêter quelques secondes, pressé par les suivants. Pas de prière possible, juste un recueillement passager. N’est-ce pas la même chose si la ferveur y est ? À la liste déjà dressée, il ajoute Toulouse pour le Trésor de Saint-Sernin et le Palmier des Jacobins. Pas la cathédrale, qu’il trouve hideuse, sans cesse commencée, jamais achevée. Un assemblage de styles qui ne se complètent pas à son goût.
Il faudrait revoir des cloîtres, des abbayes cisterciennes, des temples protestants comme celui de La Rochelle ou l’Église de Marbre à Copenhague ; la vieille synagogue de Cavaillon devenue musée… Et bien sûr Rome, le Vatican, Saint-Louis-des-Français pour ses trois Caravage ou encore s’émerveiller à nouveau du bijou baroque qu’est St-Jean-Népomucène – autrement nommée Asamkirche en référence aux frères Asam qui l’ont édifiée – à Munich, sans parler de la magnifique chaire de chêne foncé dont les sculptures représentent la chute de l’humanité dans l’église Notre-Dame du Finistère de Bruxelles.
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