Il fut réveillé par un groupe assez bruyant qui paraissait avoir choisi l’aplomb de sa fenêtre comme point de ralliement. Les hommes avaient des voix de basse et les femmes piaillaient sur un registre aigu tout à fait désagréable. Il lui sembla que c’étaient là des personnes âgées.
Sa montre indiquait 9 h 30 ; il n’avait que le temps d’aller prendre son petit-déjeuner car le réceptionniste lui avait indiqué qu’on le servait seulement jusqu’à 10 h 00. Ayant dormi tout habillé en travers du lit, il ne lui restait qu’à se passer un gant d’eau froide sur le visage et se donner un coup de peigne. Il prendrait sa douche et se changerait en revenant. C’était une chance car il avait horreur d’être bousculé de bon matin.
Ce réveil tardif était la conséquence de la perte de son téléphone portable. Ce dernier était en effet programmé pour chaque jour de la semaine.
Le groupe du troisième âge n’était plus devant sa porte lorsqu’il était sorti de la chambre. Par chance, il n’était pas non plus dans la salle du petit-déjeuner mais il y avait manifestement passé un certain temps à en juger par la razzia opérée sur le buffet installé contre le mur du fond. C’était un phénomène auquel Frank était habitué : les vieux s’empiffrent à bouchées doubles ou triples, comme s’ils étaient pressés par le temps qu’il leur reste. Il y avait là une forme d’égoïsme qu’il ne supportait pas ; cette génération qui avait passé son temps à faire la leçon à la sienne pour finir par se comporter de façon plus détestable encore que celle qu’elle dénonçait alors. Ce n’était plus – ou très peu – les enfants affamés de la guerre, mais davantage les rejetons de la liberté individuelle et du manque de solidarité. Dans les restaurants ou les hôtels qu’il fréquentait tout au long de l’année Frank les avait bien observés, au point de les comparer à des vols de sauterelles dévastant les récoltes sur leur passage. Là où il était écrit « Buffet à volonté », ils lisaient « Pillage autorisé ». Un grand gâchis, à en juger par ce qui restait dans les assiettes pour nourrir la poubelle. On était bien loin de leur antienne favorite du temps où lui était enfant : « fini ton assiette ; pense aux petits chinois qui n’ont rien ! »
Il restait une table à côté de la baie vitrée, dressée pour une personne. Peut-être était-il le dernier client attendu pour la matinée ? Il fut surpris par la nappe et la serviette en tissu blanc immaculé et empesé, ainsi que par l’atmosphère générale de la salle. On était loin du « coupe-gorge » qu’il avait imaginé la veille, même si les réserves sur le confort de la chambre restaient valables.
— Bonjour, Monsieur Leishman, avez-vous passé une bonne nuit malgré l’orage ?
Le réceptionniste qui l’avait enregistré se tenait devant lui avec un franc sourire. Parler de la furie des éléments était habile, cela évitait de s’enquérir du ressenti du client sur la chambre.
— Merveilleusement ! J’en avais besoin et d’ailleurs j’ai failli manquer le petit-déjeuner, répondit-il en souriant.
C’était sincère. Il avait dormi d’un sommeil de plomb, sans rêve, sans s’obstiner à chercher à retrouver l’endroit où il avait égaré son smartphone comme il l’avait craint. Pas plus qu’il n’avait été hanté par l’atmosphère négative du lieu, telle qu’il l’avait ressentie en prenant possession de la chambre. Une crainte supplémentaire avait été de savoir que passé vingt-deux heures il n’y aurait plus de personnel dans l’établissement et qu’en cas de problème il faudrait appeler le portable dont le numéro se trouvait scotché sur le combiné du téléphone posé sur sa table de chevet, dont il n’avait pas eu la présence d’esprit de vérifier le bon fonctionnement.
Le jeune homme lui indiqua où trouver tout ce dont il avait besoin pour son petit-déjeuner, celui-ci étant en libre-service. Il reconnut qu’à cette heure tardive et après le passage d’un groupe visiblement affamé, il ne restait plus grand-chose sur la table du buffet, cependant on pourrait, s’il le désirait, lui mettre des viennoiseries au four, lui faire une omelette ou des œufs brouillés à sa convenance. Il répondit que ce n’était pas nécessaire et qu’il se débrouillerait très bien avec ce qui restait.
Le réceptionniste alla à la porte de communication avec la cuisine, la poussa à peine et lança : « Tu peux tout éteindre, le service est fini. Je te prépare un café ! »
Frank buvait le sien en y trempant la corne du dernier croissant. Il se sentait détendu, malgré le fait que le programme de sa journée de repos était compromis par la nécessité de partir à la recherche de son portable. À cette heure, déjà douché et habillé, il aurait dû se préparer à se rendre au haras non loin de chez lui pour deux heures de balade équestre. Un temps de rêverie qui était devenu une sorte de drogue, dont il ne pouvait se passer dans une sensation de manque à peine supportable. C’était quelque chose de très physique ; le contact de ses jambes enserrant les flancs de l’animal, la chaleur et parfois un frisson qui se communiquait… l’osmose et la confiance partagées. Il n’avait pas les mots pour exprimer ce sentiment de plénitude, cette impression d’une harmonie parfaite avec la nature environnante. C’était comme si le fait d’être assis sur le dos d’un cheval lui donnait une autre perspective sur son environnement. De fait, c’était bien, techniquement parlant, une manière de prendre de la hauteur.
L’homme qui était en cuisine avait rejoint le réceptionniste. Tous deux prenaient le café en discutant à voix basse, à l’écart. Ils devaient avoir sensiblement le même âge et leur langage corporel indiquait nettement qu’il s’agissait d’un couple. Sans doute étaient-ils les propriétaires du lieu, auquel ils espéraient donner un nouveau souffle. La qualité du petit-déjeuner et de l’accueil plaidait en leur faveur. Le fait de se souvenir du nom du client pour le saluer au matin était une attention qui, tout en ne coûtant rien, pouvait faire la différence avec un autre établissement.
Frank ne pouvait s’empêcher de ressentir un certain malaise lorsqu’il se trouvait en présence de « gays » ainsi qu’il convenait de les nommer désormais, bien loin des « pédés », « tarlouzes » et autres « tafioles » de son adolescence. Ce n’était pas de l’homophobie ; il se moquait bien de qui faisait quoi avec qui en matière sexuelle et pensait que chacun trouve son plaisir où bon lui semble tant que cela se passe entre personnes consentantes. En fait, il ne pouvait se détacher d’une sorte de prévention à leur égard parce qu’était toujours présente en lui la blessure des sobriquets dont ses condisciples l’avaient affublé sans raison à un âge où lui-même était littéralement terrorisé par ses propres émois libidineux. S’il n’avait jamais fantasmé que sur les filles, les autres paraissaient vouloir l’assigner à toute force à une sexualité qui ne le tentait pas. Il lui en restait cette infirmité qu’était une incapacité sévère à s’ouvrir à ceux qui avaient choisi une autre voie. Il s’était ainsi sottement interdit certaines amitiés pourtant sans danger. Il en avait pleinement conscience mais ne pouvait aller contre cette prévention imbécile qui le mortifiait.
Il ne savait pas grand-chose de son père, qui était un homme très secret en dehors de ses colères éruptives, cependant il était certain qu’une orientation homosexuelle de son fils aurait été une erreur d’aiguillage impardonnable à ses yeux, propre faire dérailler le semblant d’unité familiale. La métaphore ferroviaire s’imposant dans le contexte.
Il avait vu des reportages télévisés, lu des articles de presse – souvent au début de l’été, au moment des Gay Prides, un marronnier comme l’étaient les Francs-maçons en septembre – qui montraient que les mères étaient plus enclines à accepter l’homosexualité de leur progéniture. Sans doute était-ce une question de rapport à la virilité, bien que deux hommes se lâchant dans un corps à corps amoureux ne soient pas en mal de virilité si l’on voulait bien y penser sereinement !
Son petit-déjeuner achevé, il avait demandé à celui que, par commodité, il persistait à nommer in petto « le réceptionniste » s’il lui était possible de consulter les Pages jaunes de l’annuaire du département. On lui proposa de faire la recherche sur Internet, plus fiable et plus rapide. Il lui suffisait d’indiquer le type ainsi que la raison sociale de l’établissement concerné.
Pendant qu’il avalait café, pain beurré, confiture et croissant, Frank avait reconstitué son parcours de la veille. S’il avait dans les dossiers conservés dans sa mallette les coordonnées de ses clients, en revanche il ne possédait pas celles du restaurant sur le port de Cap-Breton où il avait déjeuné. Il s’était accordé un extra et comme cela dépassait le cadre des notes de frais autorisés, il n’avait pas emporté l’addition. Or, il était quasiment certain que c’était là le lieu où il avait pu oublier son téléphone. Il se revoyait clairement le poser côté de lui sur la table juste avant de consulter le menu…
La salle du restaurant était vide à l’exception d’un couple et de leur jeune enfant lorsqu’il était entré et il n’était venu aucun autre client avant son départ. Il s’était souvent posé la question de la rentabilité de ces établissements dans les périodes creuses. Comment trois couverts adultes et un menu enfant peuvent-ils suffire à amortir les frais fixes ? Il n’était pas persuadé que le soir fut davantage propice, d’autant qu’en règle générale le prix des menus grimpait assez significativement.
Le couple et leur môme étaient installés près de la large fenêtre qui donnait sur le quai et les embarcations de pêche. Le gamin devait avoir une demi-douzaine d’années, les parents dans la trentaine mais l’homme plus proche de la décennie suivante alors que la femme sortait à peine de la précédente. Ils avaient commandé une sole meunière pour l’enfant et un plateau de fruits de mer pour eux, accompagné d’une bouteille de blanc sec.
Frank aimait observer le monde autour de lui, enregistrer des détails insignifiants pour le simple plaisir de participer à un tout, de ne pas rester centré sur sa propre vie. Il avait souri au regard gourmand du bambin quand son père lui avait servi un fond de verre de vin afin de le lui faire goûter. Le geste était naturel, il était donc facile d’imaginer que c’était une sorte de rituel ; une façon de lui former le goût en amont. La concentration avec laquelle l’enfant avait levé son verre, miré le contenu avant de le porter à son nez, puis à ses lèvres et d’en aspirer à peine un soupçon de liquide, les yeux brillants d’excitation disaient tout le sérieux apporté à la dégustation. « Trop bon ! » avait-il dit en tendant son verre dans l’espoir d’être resservi. Comme ce n’était pas le cas, sur l’invitation de ses parents à goûter certains fruits de mer de leur plateau, il avait délaissé la sole pour engloutir huîtres, bigorneaux, bulots et pince de crabe. Frank avait eu le plus grand mal à demeurer discret et ne pas éclater de rire devant ce spectacle. De son côté, il avait opté pour une daurade royale de toute beauté servie avec des pommes vapeur et accompagnée d’un ballon de blanc de la maison, avant – après une longue hésitation à se laisser tenter par deux boules de glace à la pistache qui représentaient pour lui le summum du parfum de son enfance, pourvu qu’elle soit du vert le plus chimique possible – d’enchaîner sur une Coupe colonel bien arrosée qui l’avait un peu anesthésié au point de ne pas se rendre compte qu’il oubliait son smartphone dissimulé sous la serviette froissée qu’il venait de poser sur la table avant de reculer sa chaise pour aller payer au comptoir.
De retour dans sa chambre, il avait allumé la télévision et sélectionné une chaîne d’information continue. Le son du poste était bridé de telle sorte qu’il n’en sorte qu’un vague murmure à peine audible. Mieux valait ne pas être malentendant, mais d’un autre côté c’était une bonne mesure pour éviter la surenchère des décibels d’une chambre à l’autre.
Tout en jetant un œil distrait sur l’écran, il s’était déshabillé pour aller sous la douche. Il n’y resta pas longtemps tant l’opération était périlleuse entre le pommeau qui ne tenait pas sur son support, les robinets qui fonctionnaient mal au point de ne pouvoir offrir une eau à température acceptable.
Ceint d’une serviette-éponge minimaliste, il s’allongeât sur le lit en regardant la télévision lui délivrer quelques brèves nouvelles du monde entre de longues pages de publicité. Il lui fallait tuer le temps avant de pouvoir appeler le restaurant afin de vérifier si son téléphone s’y trouvait bien comme il en avait l’intuition. Si tel était le cas, il pourrait s’habiller de façon décontractée, sinon il devrait enfiler son costume pour refaire la tournée de ses clients. Si l’habit ne fait pas le moine, sans doute contribue-t-il à asseoir une réputation et Frank pensait que le costume, dans ce qu’il avait de stricte, laissait voir chez lui la part de sérieux et de rigueur qu’il mettait dans son travail. Le débraillé de l’époque, observable jusque dans les plus hautes sphères de l’État ne lui convenait pas. Pourquoi courir après la Légion d’honneur quand on n’est pas capable de supporter une cravate ? se demandait-il souvent devant les images montrant ministres et président « en bras de chemise » comme aurait dit sa mère.
Sa communication téléphonique obtenue, ayant confirmation que l’on avait bien trouvé son smartphone en débarrassant sa table, il s’habilla d’un jean et d’un polo puis libéra la chambre en allant déposer sa clef à la réception et régler le supplément pour le téléphone.
Il déposa son sac de voyage ainsi que sa mallette d’échantillons dans le coffre de sa voiture, en profitant pour échanger ses chaussures de ville avec la paire de Converses qui s’y trouvait.
L’orage de la veille avait nettoyé le ciel qui était désormais sans nuage. Le soleil commençait à chauffer, annonçant une belle journée. S’il ne traînait pas en chemin, il lui resterait du temps pour aller « monter » un peu en milieu d’après-midi.
Il s’installa au volant, mit le contact et, tandis que le moteur chauffait, chercha un CD dans la boîte à gants. Il opta pour un vieil opus de Bruce Springsteen — High Hopes, de 2014 —, l’enclencha et prit la route…
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