Depuis le parking, il n’avait vu de l’endroit qu’une longue façade blanche sans fenêtre sur laquelle était peint en hautes lettres majuscules de couleur bleue le mot « MOTEL », percée d’un large porche sous lequel une flèche lumineuse de néon rouge indiquait « accueil. » Il s’engouffra sous ce passage qui lui permit de se mettre à l’abri quelques secondes.
Franchir le porche lui permit de découvrir que les bâtiments formaient un « U » majuscule autour d’une cour relativement étroite dans laquelle avait été creusée une piscine dans le prolongement d’une modeste terrasse sur laquelle étaient disposées une demi-douzaine de tables carrées en bois de teck ainsi qu’une vingtaine de chaises du même matériau. De chaque côté du bassin, des bacs en ciment contenaient arbustes et fleurs pour tenter de donner un peu de vie à l’endroit qui paraissait d’autant plus lugubre dans cette nuit d’apocalypse.
La réception était située dans la base du « U » qu’elle occupait pour moitié, le reste devant servir de réserve pour autant qu’il ait pu en juger au premier regard et au fait qu’il y avait une porte métallique encadrée de deux minuscules fenêtres munies chacune d’un unique barreau de fer forgé qui leur donnait un air de « meurtrière » digne d’un château fort.
La branche droite du « U » abritait la salle du petit-déjeuner, que l’on devinait derrière une large baie vitrée, ainsi qu’une minuscule cuisine et cinq chambres, tandis que la branche gauche en comportait neuf au-delà du porche.
Cette cour intérieure était chichement éclairée par les spots de faible intensité installés au-dessus de chaque porte de chambre. Les éclairs de l’orage chassaient à intervalles réguliers cette semi-pénombre pour donner naissance à des ombres inquiétantes ici ou là.
La Réception était spacieuse et froide dans sa modernité. Des murs au mobilier, un blanc clinique dominait que n’arrivaient pas à atténuer les quelques posters punaisés ici ou là.
Derrière un bureau surmonté d’une banque, un jeune homme d’une trentaine d’années avait les yeux rivés sur son écran d’ordinateur. Au bruit de la porte vitrée raclant légèrement le parquet flottant imitation bois cérusé, il releva la tête avec un sourire.
— Bonsoir, dit-il, que puis-je faire pour vous ?
— Vous reste-t-il une chambre pour la nuit ?
Il était rare qu’il eût à poser une telle question, tant il organisait habituellement sa vie, prévoyant longtemps à l’avance chaque détail de ses déplacements. Ce soir-là il lui semblait multiplier les exceptions, pour ne pas dire les « entorses » à sa règle. Cela ne le déstabilisait pas ; en quelque sorte c’était distrayant au cœur des éléments déchaînés qui avaient stoppé sa route.
Par chance, il restait une chambre libre. La numéro 1, qui se trouvait sur la gauche, juste après le porche. Le jeune homme précisa que l’établissement était en cours de rénovation et que, malheureusement, cette chambre-là n’avait encore fait l’objet de travaux, raison pour laquelle il lui ferait un rabais de 15 % si cela lui convenait. Comme tel était le cas, il dut donner sa carte bancaire afin de régler la chambre et le petit-déjeuner tandis que le réceptionniste enregistrait son identité sur l’ordinateur.
— Je m’appelle Frank Leishman, indiqua-t-il en épelant ses nom et prénom afin qu’il n’y ait pas d’erreur.
Il était Frank « sans c », comme Edgar Faure avait été Edgar « sans d ». Dans son cas, il s’agissait d’une erreur de l’officier d’état civil, ce qui avait profondément chagriné son père qui avait souhaité lui donner le prénom de son aïeul ; aussi, par dérision, l’avait-il surnommé « Sinatra. » Quant à son patronyme, celui-ci lui avait valu dès le collège et jusqu’à la fin du lycée des sobriquets infamants tels que « Suceur » ou « Lèche-queue » de la part de ses condisciples et dont seul l’anonymat des amphithéâtres de l’université l’avait libéré. Plus tard, il lui était arrivé de sentir une sorte de réticence de la part de collègues ou de clients qui avaient le plus grand mal à cacher une prévention antisémite et voyaient un signe de judéité dans son patronyme. Peut-être était-ce le cas à l’origine, mais pour autant qu’il le sache sa famille était plutôt issue de la religion réformée et venait du canton de Genève. C’était d’ailleurs sans la moindre importance puisque ni lui ni ses parents ne s’étaient à un quelconque moment sentis versés vers la moindre religion. Ce n’était pas de l’athéisme militant, pas davantage un renoncement mais simplement de l’indifférence.
À quelle époque ses ancêtres avaient-ils traversé la frontière pour faire souche dans le Bugey ? Tout cela se diluait dans le chaudron du temps passé et n’avait intéressé personne dans sa famille. Ses grands-parents paternels avaient vécu, étaient morts et enterrés à Belley tandis que son père s’était installé et marié à Lyon où lui-même avait vu le jour et passé la première moitié de sa vie dans une barre d’immeubles de la Part-Dieu.
Frank avait eu une enfance anodine, spectateur du couple que formaient ses parents, entre chien et chat, calme et tempêtes. Tous deux agents administratifs de la SNCF à quelques pas de leur domicile, sa mère avait fini par obtenir sa mutation à la gare de Perrache afin de s’éloigner de son mari une partie de la journée. Cela s’était avéré une sage décision car elle était montée en grade plus vite et plus haut que lui ; nul doute qu’il n’aurait pas apprécié qu’elle lui donne des ordres, même si par ailleurs il était content pour elle de ces promotions et de l’apport financier qu’elles représentaient pour le ménage. L’enfant avait eu conscience de tout cela très tôt mais s’était toujours tenu en retrait des conflits du couple, même s’il éprouvait une empathie en même temps qu’une affection particulière pour sa mère. Il craignait son père, dont les colères subites, froides ou éruptives, le saisissaient d’effroi au point de lui avoir fait prendre la résolution de n’avoir jamais d’enfants afin de ne pas leur imposer de telles scènes. Il en résultait aujourd’hui cette solitude ballottée d’hôtels en motels, de brasseries en restaurants de luxe. Autant de lieux qui ne comblaient jamais totalement ni pour longtemps le vide qu’il ressentait au fond de lui. Ses parents étaient morts dix ans plus tôt à quelques mois d’intervalle ; elle la première, suivie par son bourreau qui n’avait pas supporté d’être privé d’un souffre-douleur indispensable à son équilibre. Désormais, Frank était sans aucune famille, dernier rejeton d’un arbre généalogique mourant, ce qui lui convenait très bien. Non par égoïsme, mais parce qu’il avait fini par prendre son parti de la situation. Les aventures sans lendemain ou les liaisons distendues avaient l’heur de lui convenir. Il manquait de confiance en lui en dehors du boulot. Les repères lui avaient manqué pour lui permettre d’envisager ce que pouvait être un couple heureux.
Après s’être fait enregistrer et remettre sa clef, il était retourné à sa voiture afin de prendre son sac de voyage et sa mallette d’échantillons. C’est alors qu’il se rendit compte qu’il n’avait pas sur lui son téléphone portable et, après avoir vérifié, que celui-ci n’était pas non plus dans le véhicule. Comme il se souvenait avec certitude ne pas l’avoir sorti à l’auberge en début de soirée, il en conclut l’avoir oublié plus tôt dans la journée, probablement chez un client. Il en fut contrarié parce que cela l’obligerait à faire demi-tour le lendemain et perdre un temps précieux sur la journée de repos qu’il s’était promise.
Il revint vers sa chambre. Extérieurement, elle était identique aux treize autres : à gauche d’une porte en bois vaguement travaillée de moulures tarabiscotées, une large fenêtre à glissière occupait quasiment tout le mur, partant à un mètre du sol et s’élevant sur soixante-dix centimètres. Elle était munie intérieurement d’un store vénitien à lamelles métalliques. Au-dessus de la porte d’entrée, un minuscule auvent chichiteux abritait un spot au rayon lumineux minimaliste qui permettait à peine de trouver la serrure. Intérieurement on découvrait une pièce d’une douzaine de mètres carrés, meublée d’un étroit bureau sous la fenêtre, de deux lits à une place accolés l’un à l’autre et flanqués chacun d’une table de chevet en chaîne foncé de style « rustique » tel qu’on l’imaginait à la fin des années soixante-dix. Un petit téléviseur était fixé au mur face au lit et au fond on devinait un placard à deux portes coulissantes de contreplaqué dont l’une munie d’un miroir assez haut pour se voir « en pied », ainsi qu’une porte donnant sur une minuscule salle de bains comportant un lavabo, une douche et un w.-c.
Le temps de prendre possession des lieux et il verrait tout ce qu’il y avait là de délabré : le pommeau de la douche qui ne tenait pas droit sur son support, le robinet d’eau chaude du lavabo nécessitant une force surhumaine pour l’actionner et que l’on ne parvenait pas à fermer totalement, d’où un goutte-à-goutte lancinant, l’une des lampes de chevet – la plus proche du bureau qui était censée lui fournir l’éclairage – qui ne fonctionnait pas, le tube de néon du plafonnier qui grésillait et semblait vouloir faire du morse en éclairant la pièce. Frank, grand amateur de cinéma et de film d’angoisse se dit que l’endroit aurait semblé idéal à Alfred Hitchcock, Alexandre Aja ou M. Night Shyamalan. C’était glauque à souhait.
Il déposa la mallette d’échantillons sur le bureau et son sac de voyage sur le lit de droite, puis il s’allongea sur l’autre, légèrement en travers afin que ses souliers ne salissent pas le couvre-lit couleur marron-glacé. Le matelas était trop mou à son goût et les ressorts du sommier grinçaient au moindre mouvement. Pas de traversin mais un oreiller volumineux et ferme.
Dehors, l’orage ne se calmait pas. La pluie tombait dru et produisait un clapotis étrange à la surface de la piscine. Les éclairs zébraient la chambre d’une lumière intense à travers les lames du store qui ne parvenaient pas à fermer hermétiquement.
Il était contrarié par la perte de son smartphone, non qu’il eût des appels urgents à passer, mais parce que cela allait modifier ses plans pour le lendemain. Il allait devoir revenir sur ses pas dans l’espoir de le retrouver. D’ici-là, il lui fallait réfléchir, reconstituer sa journée, déterminer le dernier moment, dernier endroit où il se souvenait l’avoir eu en main, ce qui permettrait de circonscrire les recherches et de ne pas téléphoner à tous les clients qu’il avait visités.
Il espérait que ce n’était qu’un oubli et qu’on lui aurait mis l’objet de côté car si c’était une perte, celle-ci serait de taille. Cet appareil constituait son bureau mobile, il y avait tout là-dessus, depuis ses contacts, son agenda, ses notes de prospection, ses applications bancaires et toutes ces choses dématérialisées sans lesquelles plus personne ne saurait vivre. Comme tout un chacun, pressé par le temps et négligent, il ne faisait de sauvegarde que de loin en loin. Bien sûr, il aurait dû utiliser le « cloud », mais il manquait de confiance et refusait de stocker des données sur des serveurs lointains dont il n’avait pas la moindre idée d’où ils se trouvaient et de qui les contrôlaient. Cette soirée de déraison climatique ne plaidait-elle pas dans le sens de l’instabilité des « nuages » ?
Il s’endormit ainsi, en repensant à un orage de son adolescence, à quelques kilomètres d’ici. Cette année-là, son père avait entraîné la famille sur les routes de l’océan, « parce que la platitude de la Méditerranée m’exaspère » avait-il décrété. Ils étaient en route pour St-Jean de Luz lorsqu’ils s’étaient égarés. La tension entre ses parents, dans la voiture, lui avait fait craindre deux semaines de vacances abominables, cependant tout s’était bien passé. Comme si la furie de l’océan domptait celle du père.
Tandis que les adultes restaient échoués sur le sable au bout de la Grande plage, à la hauteur de la Digue aux chevaux, ni l’un ni l’autre ne se baignant, lui s’était initié à la planche à voile. Ces vacances-là l’avaient marqué. Il avait tout de suite aimé le Pays basque, son architecture, ses couleurs, son rythme de vie tellement diffèrent de celui qu’il connaissait à Lyon, les rouleaux de vagues, la cuisine pimentée.
À la mort de ses parents, sans plus d’attache familiale, il avait presque naturellement décidé de quitter le petit appartement qu’il louait dans le Carré royal à Lyon pour tenter sa chance sur la côte atlantique. Il avait trouvé une petite maison à Bassussarry, à l’intérieur des terres pour ne pas avoir l’inconvénient des bouchons générés par la proximité des plages comme à Biarritz, Bidart ou St-Jean, tout en étant proche d’un accès à l’autoroute.
Le seul point noir à cette transplantation était qu’il n’avait trouvé de travail que sur le secteur des Landes. Ce n’était pas loin mais il détestait ces longues routes droites et monotones bordées de pins à l’infini sur lesquelles il fallait garder ses phares allumés nuit et jour afin d’être vu des autres. Le Pays basque était moins plat et cela lui plaisait. Toutes proportions gardées, ces routes sinueuses aux paysages vallonnés lui rappelaient la montée vers le Bugey de son enfance, bien que La Rhune ne dépassât qu’à peine les 900 mètres d’altitude.
Il avait fait son nid ici, s’intégrant lentement et difficilement à une population autochtone fière et fermée à l’étranger. On naît Basusartar, on ne le devient pas ; tout comme on ne saurait devenir Basque même après des générations. Mais sa patience avait été un atout. Il menait une vie simple, tranquille, qui lui convenait parfaitement et lui avait permis de se fondre dans le paysage. Peut-être l’appelait-on « le Lyonnais » dans son dos, mais à défaut d’être un signe d’affection du moins était-ce avec une sorte d’indifférence bienveillante.
À défaut d’être pleinement heureux – pour autant que cela pouvait signifier quelque chose –, Frank avait passé un demi-siècle de vie sans véritable drame. Des parents qui se disputent régulièrement mais que seule la mort peut séparer, qui n’en a pas eu plus ou moins ? Il avait eu un chemin professionnel fluide, jalonné de promotions et de changements d’orientations volontaires toujours bénéfiques. Il avait connu des amours, aimé et été aimé en retour, et ne devait qu’à ses propres choix de n’en avoir sacralisé aucun par le mariage et la paternité.
C’était une vie simple et tranquille, sans histoire. Si quelqu’un avait eu l’idée saugrenue d’écrire sa biographie ou le court récit d’un épisode pris au hasard, il n’aurait eu rien à raconter et n’aurait pu qu’ennuyer le lecteur potentiel. Il savait tout cela et tout cela lui convenait parfaitement ainsi. Une vie sans histoire n’est pas nécessairement insipide, la régularité peut être une forme de confort tout à fait appréciable.
Il n’était même pas égoïste ; il aimait les gens et se montrait toujours disponible, serviable, prêt à venir en aide à qui en avait besoin. Amis comme inconnus. À défaut de véritablement croire en l’humanité, du moins espérait-il en elle. Tout cela était flou dans son esprit, cependant c’était un élan du cœur qui ne souffrait aucune restriction. N’étant pas idiot, il n’attendait rien en retour, ce qui lui permettait de n’être jamais déçu par quiconque.
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