Michelina le vit la première et ne put s’empêcher de marquer en même temps surprise et désapprobation. Pourtant, Angelo n’avait pas caché son désir de venir faire un saut le temps du week-end, mais elle avait espéré que ce n’étaient là que paroles en l’air.
À cet instant précis, Pepino était en train d’embobiner une bourgeoise en la persuadant qu’il lui fallait repartir avec une meule de 25 kg de parmesan là où un sachet de 250 g aurait suffi à son bonheur.
Pepino Cesare, l’homme dont elle partageait la vie depuis cinq ans. Bonimenteur de première, roi de l’esbroufe, prince de la carambouille qui vendait ce jour-là du « parmigiano reggiano » à la Foire internationale Paris et, quand celle-ci aurait fermé ses portes, irait vanter les mérites de la charcuterie sicilienne à Berlin ou ailleurs ; elle ne savait plus, ne cherchait plus à savoir tant elle se sentait usée par cette vie brouillonne dans laquelle il fallait avoir toujours un pied en l’air et une valise à la main.
Pepino méritait bien son prénom : petit, râblé, dont l’attitude vous restait souvent coincée en travers de la gorge. Il méritait tout autant son patronyme : Cesare, il l’était par la haute opinion qu’il avait de lui-même et le mépris dont il faisait preuve vis-à-vis d’autrui. Tout ceci n’était sans doute pas étranger au surnom dont ses amies l’avaient affublée, elle : Michelina Di Cesare… allusion directe à une célèbre femme brigand du Risorgimento morte à vingt-six ans, les armes à la main, avec le reste de la bande de Francesco Guerra. Elle ne se souvenait plus qui avait lancé cette absurdité ; était-ce Bruna ou Paola ? En tout cas l’une des deux sœurs intellos de son entourage, du moins de celui qu'elle possédait du temps où Pepino n’avait pas procédé au grand ménage. Seul comptant à ses yeux ses propres amis ; Michelina n’avait eu d’autre choix que de les adopter elle aussi et de couper les ponts avec les siens. Elle avait d’abord résisté bravement puis, lassée par des scènes de jalousie à répétition, avait fini par céder, ne voyant plus sa bande que rarement quand elle restait à Rome alors qu’il partait seul ici ou là, ou leur téléphonant en cachette de loin en loin le reste du temps. Bien sûr, si elle s’était avisée de lui en faire le reproche, il aurait écarté les mains comme le prêtre à la messe pour accueillir le Seigneur, en surjouant une parfaite innocence. La sincérité de façade était la base même de son métier, en même temps qu’une seconde nature.
— Ma è Angelo… Sei riuscito a venire, finalmente. È magnifico !
Pepino venait à son tour de repérer l’arrivant. Il ne restait plus à celui-ci que quelques pas pour atteindre le stand de « La Casa del vero parmigiano » et ses yeux semblaient traverser le petit homme trop volubile pour dévorer Michelina qui se tenait en retrait et observait la scène en se demandant quelle pouvait être la part de sincérité de chacun en cet instant.
Elle était perdue dans ses pensées, se débattant au milieu de sentiments aussi contradictoires qu'intenses : le désir de fuir tout ceci, la peur de se lancer dans le vide alors que la roue du temps poursuivait son œuvre, broyant le passé et l’avenir entre des meules implacables pour en faire la mauvaise huile du présent, au goût hésitant entre le trop jeune et le rance. Mouture funeste !
La rencontre de Pepino, cinq ans plus tôt, avait fait son malheur, il fallait bien l’admettre, mais le quitter n’était pas aussi simple qu’il y paraissait. Pourtant, pour elle, quitter des hommes ou être quittée par eux était une constante, le fil rouge d’une vie amoureuse tumultueuse autant que sincère.
Le nabot bedonnant ouvrait grands les bras pour accueillir l’arrivant. Comme ils étaient différents et mal assortis ces deux-là ! Le glaçon cherchant l’amitié du feu…
D’un côté, bras écartés, emphatique comme à son habitude, un Pepino court sur pattes, portant en avant un panettone de Noël en guise de ventre, qui semblait vouloir faire sauter les boutons de la veste de cuisinier dont il aimait s’affubler alors qu’il aurait été bien incapable de faire cuire un œuf à la coque – blanc dur, jaune chaud et coulant afin d'enrober les mouillettes beurrées – et dont les spaghettis tournaient invariablement à une espèce de colle pour papier peint ou affiches électorales. Il portait également un pantalon de coton à petits carreaux bleu-gris et blancs, ainsi que des sabots de plastique blanc pour compléter son personnage de grand chef pour dessin animé. Ne manquait qu’une toque qui n’aurait pourtant pas été superflue : ses cheveux étaient d’un noir corbeau dont la teinture mal appliquée lui tachait la peau en haut du front.
De l’autre côté, s’avançant dans l’allée bondée, Angelo… Taille élancée, visage mince et ovale surmonté d’une brosse légèrement grisonnante, vêtu d’un jean gris, d’une chemise à carreaux jaune et noire de style « bûcheron », une paire de bretelles apparente sous une veste de laine écru tricotée, des mocassins en daim. Sourire aux lèvres, œil vif. De beaux yeux noisette qui pouvaient parfois s’assombrir jusqu’au noir profond, mais cela Michelina ne s’en rendrait compte qu’un peu plus tard dans l’après-midi.
Pepino prenait Angelo par l’épaule et commençait à lui faire sa cour sans un regard pour les clients qui faisaient mine de s’intéresser à son étal. Elle trouvait cela pathétique. Son malaise s’accentuait. Elle flairait le piège et se demandait si Angelo était complice ou bien lui aussi victime de la manipulation.
Tous deux étaient veufs. Pepino avait épousé une grenouille de bénitiers, vendeuse ambulante de bondieuseries aux portes des églises, pour adeptes du tourisme cultuel dont Rome fait ses choux gras ; tandis qu’Angelo avait convolé avec une fleuriste tenant échoppe près de Roma Termini. La première n’avait pas hésité à cocufier Pepino avec des jeunes gens en mal de dépucelage et même, à en croire les mauvaises langues, avec quelques bonnes sœurs en goguette ; tandis que la seconde, raide comme la justice, était d’une frigidité totale. Après s’être donnée consciencieusement à son époux dans les premiers mois, elle avait très vite fait en sorte de décourager ses ardeurs, montrant un dédain, si ce n’est un dégoût, pour toutes autres tiges que celle de ses bouquets qui l'entraînèrent à la faillite peu de temps avant sa mort. Angelo avait pris l’habitude d’aller butiner d’autres pistils pour faire son miel et de rentrer le soir à la ruche assurer son rôle de mari réduit bien malgré lui au minimum. Quant à Pepino, il n’avait jamais rien su des incartades de sa moitié, jusqu’à ce qu’une mauvaise maladie l’emporte. Le ton pressant sur lequel le médecin lui avait enjoint de faire certaines analyses sanguines l’avait brusquement dessillé.
De son côté, Michelina avait eu la vie asexuelle bien remplie d’une jeune fille délurée, puis d’une femme mûrissante. Elle avait cherché l’amour dans trop de lits pour le trouver, ne lui laissant jamais le temps d’éclore et se développer. Certains en avaient conclu qu’elle était volage – ils le disaient moins élégamment –, d’autres qu’elle était simplement incapable d’aimer quand il y en avait pour la trouver collante au point de la fuir de crainte de se retrouver englués dans une histoire dont ils ne voulaient pas. En vérité, sa vie avait été une succession de rendez-vous manqués dont le seul avantage était qu’elle avait vu du pays au gré de ses amants, de Palerme à Milan, Sanremo, Florence, Bologne, Bergame et autres lieux moins fameux. Mais elle n’avait rien eu à regretter jusqu’à sa rencontre avec un Pepino manipulateur, jaloux et tyrannique.
Par chance, elle avait eu le flair de ne pas vouloir l’épouser. Elle en était venue à penser que l’amour est une forme de purgatoire dont le mariage constitue le jugement dernier, qui peut tout aussi bien vous emporter au paradis ou vous précipiter en enfer. Si elle devait finir dans les chaudrons du diable, que ce soit après sa mort ; l’éternité moins une vie, c’était un bon compromis. Vision pessimiste qui l’avait néanmoins retenue au bord du précipice qui l’attendait.
Ils s’étaient rencontrés à Rome un soir glacial d’hiver et de cafard, autour du Colisée où elle suivait à sa manière, symboliquement, le chemin de croix. Lui, prétendait être sorti prendre l’air cinq minutes, le temps de griller une cigarette parce que ses perruches ne supportaient pas la fumée. Chacun marchant dans un sens opposé, ils s’étaient télescopés assez rudement. Il lui avait proposé de venir prendre un verre afin de se réchauffer et de lui pardonner cet incident regrettable. Parce que la situation l’amusait elle avait accepté, inconsciente du moindre danger.
Tandis qu’il leur préparait à chacun une grande tasse de verveine, elle s’était approchée de l’immense cage qui occupait une partie du salon et dans laquelle une nuée de perruches multicolores s’agitaient, visiblement dérangées dans leur repos par la brusque illumination de l’appartement.
Ils avaient discuté tout en buvant leur tisane brûlante. Pepino avait raconté son veuvage récent en faisant l’impasse sur la partie MST. Michelina avait dit deux mots de sa propre solitude et de ses craintes de l’avenir. Puis Pepino avait pris l’initiative, s’était lentement rapproché d’elle sur le canapé, avait posé une main sur son épaule, s’était enhardi à poser l’autre sur son genou droit en veillant à ce que ses doigts soient positionnés sur l’intérieur de la cuisse… Comme elle ne le repoussait pas, il avait collé sa bouche contre la sienne, sa langue se frayant un passage à travers ses lèvres tandis que ses doigts cherchaient d’autres lèvres plus bas.
Cette nuit-là, il lui avait fait l’amour pendant des heures, parfois avec brutalité, prenant à peine le temps de respirer entre deux assauts. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas connu un tel macho et elle avait été plus d’une fois à deux doigts de crier grâce. Ce n’est que deux ans plus tard qu’il lui avoua que cette première performance et quelques autres dans les semaines qui suivirent devaient énormément à des pilules bleues bien connues. Égal à lui-même, Pepino avait triché sur la marchandise dès le départ. Au naturel, il était sur la pente de l’impuissance, entre excès de table, de tabac et d’alcool. À quoi il fallait sans doute ajouter une absence d’efforts propre à ceux qui estiment avoir donné suffisamment dans la conquête et pouvoir se contenter du minimum pour entretenir une flamme de plus en plus vacillante.
Michelina avait pris son parti de la situation. Elle ne courrait pas après la performance et croyait avoir trouvé une certaine stabilité auprès d’un homme qui n’était pourtant rien moins que stable de par son métier autant que de caractère.
Elle ne lui avait rien caché de sa vie antérieure, de ses conquêtes et déceptions multiples, sans se rendre compte de l’impact de tels récits sur la jalousie maladive d’un tel homme.
Pour la première fois de sa vie, Pepino se surprit à douter progressivement de lui, de sa capacité à satisfaire et à retenir une femme qui avait tant de points de comparaisons à lui opposer. Il eut peur qu’elle le trompe comme sa femme l’avait fait, alors son cerveau malade échafauda un plan pour écarter le danger.
Pepino se dévoila progressivement, par allusions successives. C’était tellement inouï qu’il fallut un certain temps à Michelina pour comprendre où il cherchait à en venir. Elle fut même persuadée un temps d’avoir mal interprété ce qu’il voulait lui faire comprendre, au point de se juger sévèrement elle-même. Comment pouvait-elle envisager qu’il s’agissait d’accueillir quelqu’un d’autre dans le lit conjugal ? Quelle dépravée était-elle devenue !
Pourtant, rampant et visqueux comme le serpent, c’était bien à cela que pensait Pepino, ce à quoi il s’employait à travers une guerre d’usure face à la résistance offusquée de sa compagne. Il s’était persuadé qu’en choisissant lui-même les amants d’un soir de Michelina celle-ci n’aurait pas le loisir de partir en chasse de son côté. C’était absurde car le bon sens lui aurait facilement soufflé qu’elle n’avait guère de loisirs en dehors du temps qu’ils passaient ensemble. De plus, c’était mal connaître le caractère de probité qui était le sien. Pour elle, quels que soient ses problèmes, un couple était un couple.
Elle résista six mois et finit par consentir avec lassitude à ce qu’elle pensait être une expérience unique destinée à le rassurer une fois pour toutes. Raisonnement tout aussi absurde que celui qui avait présidé à l’obsession de Pepino. Une fois le doigt engagé dans l’engrenage, tout le corps fut happé. L’accord d’un soir prit valeur de loi universelle.
Ce fut un défilé d’hommes qu’il ramassait au hasard de ses tournées dans les bars. Quand il débarquait à l’appartement avec l’élu du soir, ils étaient déjà passablement éméchés l’un et l’autre, de sorte que les suites tenaient du pathétique autant que de l’écœurement.
Michelina décida très vite – trop tard aussi – que la coupe était pleine et qu’il était temps pour elle de partir. Bien sûr, ce n’était pas aussi simple à réaliser car elle n’avait nulle part où aller et se trouvait sans ressource depuis cinq ans qu’elle tenait sa maison et travaillait pour lui sur les foires sans la moindre rémunération.
C’est dans ce contexte que Pepino ramena Angelo à l’appartement, quelques mois plutôt. Intuitivement, ce soir-là elle sentit que les choses seraient différentes et qu’une dimension nouvelle venait d’apparaître dans le délire de Pepino. Jusqu’à présent, ce dernier s’était comporté en voyeur, assistant aux ébats, donnant des directives à chaque participant, s’énervant parfois d’impatience et – quand il y parvenait – se manuellisant jusqu’au plaisir. Enfin, si le plaisir consistait pour lui à une maigre traînée blanchâtre sur les draps rouges ou noirs qu’il affectionnait tant.
Dans ces moments-là, Michelina s’appliquait à s’absenter. Livrant son corps, elle cherchait à préserver son âme. Après la première expérience, elle avait tenté d’expliquer à son compagnon qu’elle n’avait eu d’autre raison pour céder que de lui donner satisfaction afin de tuer dans l’œuf un fantasme absurde et dégradant, bien décidée à ce qu'il n'y ait pas de seconde fois. Elle avait lu de mauvais articles dans les journaux féminins qui assuraient qu’un fantasme ne survit jamais à sa réalisation. Une sacrée foutaise qui lui avait coûté plus cher que le prix de ces torchons ineptes.
Si Michelina avait prêté davantage d’attention à la survenue d’Angelo le premier soir, elle aurait pu constater que ce dernier ne correspondait pas au casting habituel. Celui-ci n’était pas un bourrin en mal de saillie, il y avait une réticence à aller vers l’inéluctable – après tout n’était-ce pas l’objet du deal conclu avec Pepino ? – et une prévenance particulière dans les mots dont il accompagnait ses travaux d’approche. Celui-ci était différent des autres et plus encore déplacé qu’elle au sein de ce moment qu’il avait cru désirer. Cependant elle était fermée à tout ce qui pouvait venir de l’extérieur, uniquement concentrée sur son propre désir de fuite, la réalisation du projet d’évasion qui allait grandissant dans son esprit. Angelo était un anonyme parmi la dizaine d’autres qui l'avaient précédé ; il fallait qu’il en soit ainsi.
Pourtant, la suite devait prouver qu’elle se trompait puisque celui-ci fut réinvité. Toutefois, ces soirées-là se l’imitèrent à des dîners au cours desquels un Pepino survolté se mit en devoir de faire la roue au mieux de ce qu’un vieux paon miteux pouvait espérer. De son côté, il avait vu qu’Angelo était différent, qu’il y avait dans ses regards posés sur Michelina, ses gestes caressants pleins de retenue, une forme de désir plus amoureux que concupiscent. Plutôt que d’accroître sa jalousie exacerbée, cette découverte produisit chez Pepino une forme de convoitise nouvelle. C’était assez confus, mais il décida qu’il fallait faire en sorte que ces deux-là s’aiment, s’attachent l’un à l’autre afin que sa compagne ne le quitte pas comme elle en avait manifesté l’intention. À ses yeux, Angelo pouvait se révéler un élément essentiel de leur couple, un ciment qui l’empêcherait d’exploser.
Quant à elle, Michelina, qui subodorait la manœuvre perverse, se demanda si ne n’ajoutait pas à cela un désir trouble de la part d’un Pepino visiblement survolté. De spectateur passif d’ébats qu’il organisait et contrôlait, n’envisageait-il pas tout simplement de prendre une place physique entre les deux ? En d’autres termes, n’était-il pas en train de vouloir virer sa cuti pour remédier à son incapacité érectile grandissante ?
Michelina avait commencé à prospecter pour trouver un travail et un hébergement provisoire. La tournure des événements devenait chaque jour plus malsaine. À la fin avril, elle accompagnerait Pepino une dernière fois à Paris pour la Foire internationale et ferait ses bagages au retour. Quand Angelo avait parlé de passer leur rendre visite sur leur stand parce qu’il se trouverait justement dans la capitale française pour le week-end de la fermeture, elle avait cru qu’il s’agissait d’une parole en l’air.
À cet instant précis, Pepino était en train d’embobiner une bourgeoise en la persuadant qu’il lui fallait repartir avec une meule de 25 kg de parmesan là où un sachet de 250 g aurait suffi à son bonheur.
Pepino Cesare, l’homme dont elle partageait la vie depuis cinq ans. Bonimenteur de première, roi de l’esbroufe, prince de la carambouille qui vendait ce jour-là du « parmigiano reggiano » à la Foire internationale Paris et, quand celle-ci aurait fermé ses portes, irait vanter les mérites de la charcuterie sicilienne à Berlin ou ailleurs ; elle ne savait plus, ne cherchait plus à savoir tant elle se sentait usée par cette vie brouillonne dans laquelle il fallait avoir toujours un pied en l’air et une valise à la main.
Pepino méritait bien son prénom : petit, râblé, dont l’attitude vous restait souvent coincée en travers de la gorge. Il méritait tout autant son patronyme : Cesare, il l’était par la haute opinion qu’il avait de lui-même et le mépris dont il faisait preuve vis-à-vis d’autrui. Tout ceci n’était sans doute pas étranger au surnom dont ses amies l’avaient affublée, elle : Michelina Di Cesare… allusion directe à une célèbre femme brigand du Risorgimento morte à vingt-six ans, les armes à la main, avec le reste de la bande de Francesco Guerra. Elle ne se souvenait plus qui avait lancé cette absurdité ; était-ce Bruna ou Paola ? En tout cas l’une des deux sœurs intellos de son entourage, du moins de celui qu'elle possédait du temps où Pepino n’avait pas procédé au grand ménage. Seul comptant à ses yeux ses propres amis ; Michelina n’avait eu d’autre choix que de les adopter elle aussi et de couper les ponts avec les siens. Elle avait d’abord résisté bravement puis, lassée par des scènes de jalousie à répétition, avait fini par céder, ne voyant plus sa bande que rarement quand elle restait à Rome alors qu’il partait seul ici ou là, ou leur téléphonant en cachette de loin en loin le reste du temps. Bien sûr, si elle s’était avisée de lui en faire le reproche, il aurait écarté les mains comme le prêtre à la messe pour accueillir le Seigneur, en surjouant une parfaite innocence. La sincérité de façade était la base même de son métier, en même temps qu’une seconde nature.
— Ma è Angelo… Sei riuscito a venire, finalmente. È magnifico !
Pepino venait à son tour de repérer l’arrivant. Il ne restait plus à celui-ci que quelques pas pour atteindre le stand de « La Casa del vero parmigiano » et ses yeux semblaient traverser le petit homme trop volubile pour dévorer Michelina qui se tenait en retrait et observait la scène en se demandant quelle pouvait être la part de sincérité de chacun en cet instant.
Elle était perdue dans ses pensées, se débattant au milieu de sentiments aussi contradictoires qu'intenses : le désir de fuir tout ceci, la peur de se lancer dans le vide alors que la roue du temps poursuivait son œuvre, broyant le passé et l’avenir entre des meules implacables pour en faire la mauvaise huile du présent, au goût hésitant entre le trop jeune et le rance. Mouture funeste !
La rencontre de Pepino, cinq ans plus tôt, avait fait son malheur, il fallait bien l’admettre, mais le quitter n’était pas aussi simple qu’il y paraissait. Pourtant, pour elle, quitter des hommes ou être quittée par eux était une constante, le fil rouge d’une vie amoureuse tumultueuse autant que sincère.
Le nabot bedonnant ouvrait grands les bras pour accueillir l’arrivant. Comme ils étaient différents et mal assortis ces deux-là ! Le glaçon cherchant l’amitié du feu…
D’un côté, bras écartés, emphatique comme à son habitude, un Pepino court sur pattes, portant en avant un panettone de Noël en guise de ventre, qui semblait vouloir faire sauter les boutons de la veste de cuisinier dont il aimait s’affubler alors qu’il aurait été bien incapable de faire cuire un œuf à la coque – blanc dur, jaune chaud et coulant afin d'enrober les mouillettes beurrées – et dont les spaghettis tournaient invariablement à une espèce de colle pour papier peint ou affiches électorales. Il portait également un pantalon de coton à petits carreaux bleu-gris et blancs, ainsi que des sabots de plastique blanc pour compléter son personnage de grand chef pour dessin animé. Ne manquait qu’une toque qui n’aurait pourtant pas été superflue : ses cheveux étaient d’un noir corbeau dont la teinture mal appliquée lui tachait la peau en haut du front.
De l’autre côté, s’avançant dans l’allée bondée, Angelo… Taille élancée, visage mince et ovale surmonté d’une brosse légèrement grisonnante, vêtu d’un jean gris, d’une chemise à carreaux jaune et noire de style « bûcheron », une paire de bretelles apparente sous une veste de laine écru tricotée, des mocassins en daim. Sourire aux lèvres, œil vif. De beaux yeux noisette qui pouvaient parfois s’assombrir jusqu’au noir profond, mais cela Michelina ne s’en rendrait compte qu’un peu plus tard dans l’après-midi.
Pepino prenait Angelo par l’épaule et commençait à lui faire sa cour sans un regard pour les clients qui faisaient mine de s’intéresser à son étal. Elle trouvait cela pathétique. Son malaise s’accentuait. Elle flairait le piège et se demandait si Angelo était complice ou bien lui aussi victime de la manipulation.
Tous deux étaient veufs. Pepino avait épousé une grenouille de bénitiers, vendeuse ambulante de bondieuseries aux portes des églises, pour adeptes du tourisme cultuel dont Rome fait ses choux gras ; tandis qu’Angelo avait convolé avec une fleuriste tenant échoppe près de Roma Termini. La première n’avait pas hésité à cocufier Pepino avec des jeunes gens en mal de dépucelage et même, à en croire les mauvaises langues, avec quelques bonnes sœurs en goguette ; tandis que la seconde, raide comme la justice, était d’une frigidité totale. Après s’être donnée consciencieusement à son époux dans les premiers mois, elle avait très vite fait en sorte de décourager ses ardeurs, montrant un dédain, si ce n’est un dégoût, pour toutes autres tiges que celle de ses bouquets qui l'entraînèrent à la faillite peu de temps avant sa mort. Angelo avait pris l’habitude d’aller butiner d’autres pistils pour faire son miel et de rentrer le soir à la ruche assurer son rôle de mari réduit bien malgré lui au minimum. Quant à Pepino, il n’avait jamais rien su des incartades de sa moitié, jusqu’à ce qu’une mauvaise maladie l’emporte. Le ton pressant sur lequel le médecin lui avait enjoint de faire certaines analyses sanguines l’avait brusquement dessillé.
De son côté, Michelina avait eu la vie asexuelle bien remplie d’une jeune fille délurée, puis d’une femme mûrissante. Elle avait cherché l’amour dans trop de lits pour le trouver, ne lui laissant jamais le temps d’éclore et se développer. Certains en avaient conclu qu’elle était volage – ils le disaient moins élégamment –, d’autres qu’elle était simplement incapable d’aimer quand il y en avait pour la trouver collante au point de la fuir de crainte de se retrouver englués dans une histoire dont ils ne voulaient pas. En vérité, sa vie avait été une succession de rendez-vous manqués dont le seul avantage était qu’elle avait vu du pays au gré de ses amants, de Palerme à Milan, Sanremo, Florence, Bologne, Bergame et autres lieux moins fameux. Mais elle n’avait rien eu à regretter jusqu’à sa rencontre avec un Pepino manipulateur, jaloux et tyrannique.
Par chance, elle avait eu le flair de ne pas vouloir l’épouser. Elle en était venue à penser que l’amour est une forme de purgatoire dont le mariage constitue le jugement dernier, qui peut tout aussi bien vous emporter au paradis ou vous précipiter en enfer. Si elle devait finir dans les chaudrons du diable, que ce soit après sa mort ; l’éternité moins une vie, c’était un bon compromis. Vision pessimiste qui l’avait néanmoins retenue au bord du précipice qui l’attendait.
Ils s’étaient rencontrés à Rome un soir glacial d’hiver et de cafard, autour du Colisée où elle suivait à sa manière, symboliquement, le chemin de croix. Lui, prétendait être sorti prendre l’air cinq minutes, le temps de griller une cigarette parce que ses perruches ne supportaient pas la fumée. Chacun marchant dans un sens opposé, ils s’étaient télescopés assez rudement. Il lui avait proposé de venir prendre un verre afin de se réchauffer et de lui pardonner cet incident regrettable. Parce que la situation l’amusait elle avait accepté, inconsciente du moindre danger.
Tandis qu’il leur préparait à chacun une grande tasse de verveine, elle s’était approchée de l’immense cage qui occupait une partie du salon et dans laquelle une nuée de perruches multicolores s’agitaient, visiblement dérangées dans leur repos par la brusque illumination de l’appartement.
Ils avaient discuté tout en buvant leur tisane brûlante. Pepino avait raconté son veuvage récent en faisant l’impasse sur la partie MST. Michelina avait dit deux mots de sa propre solitude et de ses craintes de l’avenir. Puis Pepino avait pris l’initiative, s’était lentement rapproché d’elle sur le canapé, avait posé une main sur son épaule, s’était enhardi à poser l’autre sur son genou droit en veillant à ce que ses doigts soient positionnés sur l’intérieur de la cuisse… Comme elle ne le repoussait pas, il avait collé sa bouche contre la sienne, sa langue se frayant un passage à travers ses lèvres tandis que ses doigts cherchaient d’autres lèvres plus bas.
Cette nuit-là, il lui avait fait l’amour pendant des heures, parfois avec brutalité, prenant à peine le temps de respirer entre deux assauts. Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas connu un tel macho et elle avait été plus d’une fois à deux doigts de crier grâce. Ce n’est que deux ans plus tard qu’il lui avoua que cette première performance et quelques autres dans les semaines qui suivirent devaient énormément à des pilules bleues bien connues. Égal à lui-même, Pepino avait triché sur la marchandise dès le départ. Au naturel, il était sur la pente de l’impuissance, entre excès de table, de tabac et d’alcool. À quoi il fallait sans doute ajouter une absence d’efforts propre à ceux qui estiment avoir donné suffisamment dans la conquête et pouvoir se contenter du minimum pour entretenir une flamme de plus en plus vacillante.
Michelina avait pris son parti de la situation. Elle ne courrait pas après la performance et croyait avoir trouvé une certaine stabilité auprès d’un homme qui n’était pourtant rien moins que stable de par son métier autant que de caractère.
Elle ne lui avait rien caché de sa vie antérieure, de ses conquêtes et déceptions multiples, sans se rendre compte de l’impact de tels récits sur la jalousie maladive d’un tel homme.
Pour la première fois de sa vie, Pepino se surprit à douter progressivement de lui, de sa capacité à satisfaire et à retenir une femme qui avait tant de points de comparaisons à lui opposer. Il eut peur qu’elle le trompe comme sa femme l’avait fait, alors son cerveau malade échafauda un plan pour écarter le danger.
Pepino se dévoila progressivement, par allusions successives. C’était tellement inouï qu’il fallut un certain temps à Michelina pour comprendre où il cherchait à en venir. Elle fut même persuadée un temps d’avoir mal interprété ce qu’il voulait lui faire comprendre, au point de se juger sévèrement elle-même. Comment pouvait-elle envisager qu’il s’agissait d’accueillir quelqu’un d’autre dans le lit conjugal ? Quelle dépravée était-elle devenue !
Pourtant, rampant et visqueux comme le serpent, c’était bien à cela que pensait Pepino, ce à quoi il s’employait à travers une guerre d’usure face à la résistance offusquée de sa compagne. Il s’était persuadé qu’en choisissant lui-même les amants d’un soir de Michelina celle-ci n’aurait pas le loisir de partir en chasse de son côté. C’était absurde car le bon sens lui aurait facilement soufflé qu’elle n’avait guère de loisirs en dehors du temps qu’ils passaient ensemble. De plus, c’était mal connaître le caractère de probité qui était le sien. Pour elle, quels que soient ses problèmes, un couple était un couple.
Elle résista six mois et finit par consentir avec lassitude à ce qu’elle pensait être une expérience unique destinée à le rassurer une fois pour toutes. Raisonnement tout aussi absurde que celui qui avait présidé à l’obsession de Pepino. Une fois le doigt engagé dans l’engrenage, tout le corps fut happé. L’accord d’un soir prit valeur de loi universelle.
Ce fut un défilé d’hommes qu’il ramassait au hasard de ses tournées dans les bars. Quand il débarquait à l’appartement avec l’élu du soir, ils étaient déjà passablement éméchés l’un et l’autre, de sorte que les suites tenaient du pathétique autant que de l’écœurement.
Michelina décida très vite – trop tard aussi – que la coupe était pleine et qu’il était temps pour elle de partir. Bien sûr, ce n’était pas aussi simple à réaliser car elle n’avait nulle part où aller et se trouvait sans ressource depuis cinq ans qu’elle tenait sa maison et travaillait pour lui sur les foires sans la moindre rémunération.
C’est dans ce contexte que Pepino ramena Angelo à l’appartement, quelques mois plutôt. Intuitivement, ce soir-là elle sentit que les choses seraient différentes et qu’une dimension nouvelle venait d’apparaître dans le délire de Pepino. Jusqu’à présent, ce dernier s’était comporté en voyeur, assistant aux ébats, donnant des directives à chaque participant, s’énervant parfois d’impatience et – quand il y parvenait – se manuellisant jusqu’au plaisir. Enfin, si le plaisir consistait pour lui à une maigre traînée blanchâtre sur les draps rouges ou noirs qu’il affectionnait tant.
Dans ces moments-là, Michelina s’appliquait à s’absenter. Livrant son corps, elle cherchait à préserver son âme. Après la première expérience, elle avait tenté d’expliquer à son compagnon qu’elle n’avait eu d’autre raison pour céder que de lui donner satisfaction afin de tuer dans l’œuf un fantasme absurde et dégradant, bien décidée à ce qu'il n'y ait pas de seconde fois. Elle avait lu de mauvais articles dans les journaux féminins qui assuraient qu’un fantasme ne survit jamais à sa réalisation. Une sacrée foutaise qui lui avait coûté plus cher que le prix de ces torchons ineptes.
Si Michelina avait prêté davantage d’attention à la survenue d’Angelo le premier soir, elle aurait pu constater que ce dernier ne correspondait pas au casting habituel. Celui-ci n’était pas un bourrin en mal de saillie, il y avait une réticence à aller vers l’inéluctable – après tout n’était-ce pas l’objet du deal conclu avec Pepino ? – et une prévenance particulière dans les mots dont il accompagnait ses travaux d’approche. Celui-ci était différent des autres et plus encore déplacé qu’elle au sein de ce moment qu’il avait cru désirer. Cependant elle était fermée à tout ce qui pouvait venir de l’extérieur, uniquement concentrée sur son propre désir de fuite, la réalisation du projet d’évasion qui allait grandissant dans son esprit. Angelo était un anonyme parmi la dizaine d’autres qui l'avaient précédé ; il fallait qu’il en soit ainsi.
Pourtant, la suite devait prouver qu’elle se trompait puisque celui-ci fut réinvité. Toutefois, ces soirées-là se l’imitèrent à des dîners au cours desquels un Pepino survolté se mit en devoir de faire la roue au mieux de ce qu’un vieux paon miteux pouvait espérer. De son côté, il avait vu qu’Angelo était différent, qu’il y avait dans ses regards posés sur Michelina, ses gestes caressants pleins de retenue, une forme de désir plus amoureux que concupiscent. Plutôt que d’accroître sa jalousie exacerbée, cette découverte produisit chez Pepino une forme de convoitise nouvelle. C’était assez confus, mais il décida qu’il fallait faire en sorte que ces deux-là s’aiment, s’attachent l’un à l’autre afin que sa compagne ne le quitte pas comme elle en avait manifesté l’intention. À ses yeux, Angelo pouvait se révéler un élément essentiel de leur couple, un ciment qui l’empêcherait d’exploser.
Quant à elle, Michelina, qui subodorait la manœuvre perverse, se demanda si ne n’ajoutait pas à cela un désir trouble de la part d’un Pepino visiblement survolté. De spectateur passif d’ébats qu’il organisait et contrôlait, n’envisageait-il pas tout simplement de prendre une place physique entre les deux ? En d’autres termes, n’était-il pas en train de vouloir virer sa cuti pour remédier à son incapacité érectile grandissante ?
Michelina avait commencé à prospecter pour trouver un travail et un hébergement provisoire. La tournure des événements devenait chaque jour plus malsaine. À la fin avril, elle accompagnerait Pepino une dernière fois à Paris pour la Foire internationale et ferait ses bagages au retour. Quand Angelo avait parlé de passer leur rendre visite sur leur stand parce qu’il se trouverait justement dans la capitale française pour le week-end de la fermeture, elle avait cru qu’il s’agissait d’une parole en l’air.
*
Il était venu. Il était là et elle ne comprenait pas pourquoi. Après qui courait-il ?
— Hai pranzato, Angelo ? Non abbiamo avuto un minuto da questa mattina ! Michelina, accompagnalo…
Une fois de plus, Pepino voulait être le grand organisateur, les pousser à se retrouver en tête à tête pour mieux se connaître et s’apprécier.
— Io non ho fame, répliqua-t-elle d’un ton excédé.
— Non importa, gli farai compagnia !
Il y avait dans le ton de Pepino une jovialité toute commerciale. Il faisait l’article, sans que l’on puisse avec certitude déterminer auquel des deux il proposait l’autre. C’était en quelque sorte l’apogée de sa manipulation.
Angelo sauta sur l’occasion. Il annonça qu’il avait très faim et que la compagnie de Michelina lui serait d'autant plus précieuse dans la mesure où il ne parlait pas français, contrairement à elle qui le maîtrisait parfaitement. Disant cela, il la regardait avec dans les yeux une supplique pleine d’espoir. Elle décida de céder afin de clarifier la situation une fois pour toutes. Elle n’avait qu’un mot à dire pour résumer et clore cette longue séquence : « Basta ! »
S’éloignant de quelques allées, ils jetèrent leur dévolu sur un stand proposant des spécialités Gasconnes, parce qu'il disposait d’une sorte de comptoir où l’on pouvait les déguster sur place, juché sur de hauts tabourets. Angelo commanda une cuisse de confit de canard avec quelques frites et deux feuilles de salade. Michelina ne voulait toujours pas manger mais elle accepta un verre de vin rouge pour l’accompagner. Il aurait préféré une bière fraîche, cependant il savait les Français très chatouilleux sur les questions de table et d’adéquation entre plat et boisson.
Tandis qu’il attaquait son assiette, non sans quelques difficultés acrobatiques entre couverts en plastique et assiette du même type, il expliqua à Michelina que Pepino lui avait appris qu’elle comptait le quitter. Était-ce la vérité ?
— Sì, non lo sopporto più ! répondit-elle avec fougue.
Angelo ne cacha pas sa satisfaction. Le champ devenant libre, il se lança dans une déclaration un peu brouillonne, de laquelle il ressortait qu’il était venu Paris uniquement pour elle ; contrairement à ce qu’il avait laissé entendre, aucun rendez-vous ne l’avait amené ici. Qu’est-ce qu’un obscur comptable de la municipalité de Rome aurait bien pu avoir à faire en France, d’ailleurs…
Il lui dit qu’il ne pouvait détacher ses pensées d’elle à tout instant, qu’il avait bien conscience que leur rencontre avait été bizarre mais qu’il l’aimait et voulait tout reprendre zéro. Il avait pris une chambre dans un petit hôtel à Montmartre, pourquoi ne le rejoindrait-elle pas à la fermeture de la Foire, ils iraient dîner dans un vrai restaurant au pied du Sacré-Cœur – il avait repéré une petite place pleine de terrasses de restaurants au milieu de laquelle des peintre et des caricaturistes officiaient – et passeraient ensuite « Una vera notte d’amore. »
Michelina était abasourdie, partagée entre l’accent de sincérité d’Angelo et le soupçon que tout ceci ne soit qu’une machination téléguidée par un Pepino qui, elle n'en doutait pas, n’était pas décidé à lâcher prise. Elle répondit qu’il n’en était pas question, qu’elle ne pouvait pas agir ainsi. Elle devait d’abord partir, quitter Pepino avant d’envisager quoi que ce soit.
Bien qu’il fût dépité, Angelo répondit qu’il comprenait et espérait qu’elle lui laisserait une chance le moment venu. Il attendrait patiemment…
Toutefois, la patience n’était pas la qualité première d’Angelo. Dès qu’elle fut rentrée à Rome, il l’appela chaque jour sous différents prétextes quand il la croyait seule.
De son côté, Pepino poursuivait Angelo de ses assiduités faussement amicales. Il tentait de l’embarquer dans un plan qu’il pensait imparable : puisque Michelina lui reprochait de l’avoir plus ou moins prostituée, il fallait lui trouver un amant attitré. Pourquoi pas lui ? Ainsi, son couple serait préservé et leur amitié renforcée. Angelo avait du mal à en croire ses oreilles, cependant il comprenait mieux ce que Michelina avait tenté de lui dire à Paris au sujet de sa crainte que Pepino soit à la manœuvre derrière son arrivée inopinée et ses déclarations passionnées.
Ultime tentative, Pepino invita une de ses amies à venir séjourner une semaine chez eux. Sofia était « coache » en relations de couple. Cependant son expertise tenait essentiellement au fait qu’elle n’avait jamais su développer une relation amoureuse autre que virtuelle avec des étrangers résidant dans des pays lointains ou des prisonniers de Regina Cœli.
Enfin, Michelina trouva un travail de standardiste dans une clinique privée, prit un minuscule studio suffisant pour son maigre bagage et laissa Angelo venir à elle, l'apprivoiser progressivement. Tous deux décidèrent de cacher leur liaison naissante à Pepino, jusqu’au jour où ils emménagèrent ensemble.
Entre-temps, Pepino n’avait cessé de les appeler l’un et l’autre, prêchant le faux pour savoir le vrai – persuadé qu’ils s’étaient acoquinés dans son dos – et feignant les encourager à se lier l’un à l’autre. Sa folle jalousie poursuivait son œuvre dans un cerveau déjà malade.
— Hai pranzato, Angelo ? Non abbiamo avuto un minuto da questa mattina ! Michelina, accompagnalo…
Une fois de plus, Pepino voulait être le grand organisateur, les pousser à se retrouver en tête à tête pour mieux se connaître et s’apprécier.
— Io non ho fame, répliqua-t-elle d’un ton excédé.
— Non importa, gli farai compagnia !
Il y avait dans le ton de Pepino une jovialité toute commerciale. Il faisait l’article, sans que l’on puisse avec certitude déterminer auquel des deux il proposait l’autre. C’était en quelque sorte l’apogée de sa manipulation.
Angelo sauta sur l’occasion. Il annonça qu’il avait très faim et que la compagnie de Michelina lui serait d'autant plus précieuse dans la mesure où il ne parlait pas français, contrairement à elle qui le maîtrisait parfaitement. Disant cela, il la regardait avec dans les yeux une supplique pleine d’espoir. Elle décida de céder afin de clarifier la situation une fois pour toutes. Elle n’avait qu’un mot à dire pour résumer et clore cette longue séquence : « Basta ! »
S’éloignant de quelques allées, ils jetèrent leur dévolu sur un stand proposant des spécialités Gasconnes, parce qu'il disposait d’une sorte de comptoir où l’on pouvait les déguster sur place, juché sur de hauts tabourets. Angelo commanda une cuisse de confit de canard avec quelques frites et deux feuilles de salade. Michelina ne voulait toujours pas manger mais elle accepta un verre de vin rouge pour l’accompagner. Il aurait préféré une bière fraîche, cependant il savait les Français très chatouilleux sur les questions de table et d’adéquation entre plat et boisson.
Tandis qu’il attaquait son assiette, non sans quelques difficultés acrobatiques entre couverts en plastique et assiette du même type, il expliqua à Michelina que Pepino lui avait appris qu’elle comptait le quitter. Était-ce la vérité ?
— Sì, non lo sopporto più ! répondit-elle avec fougue.
Angelo ne cacha pas sa satisfaction. Le champ devenant libre, il se lança dans une déclaration un peu brouillonne, de laquelle il ressortait qu’il était venu Paris uniquement pour elle ; contrairement à ce qu’il avait laissé entendre, aucun rendez-vous ne l’avait amené ici. Qu’est-ce qu’un obscur comptable de la municipalité de Rome aurait bien pu avoir à faire en France, d’ailleurs…
Il lui dit qu’il ne pouvait détacher ses pensées d’elle à tout instant, qu’il avait bien conscience que leur rencontre avait été bizarre mais qu’il l’aimait et voulait tout reprendre zéro. Il avait pris une chambre dans un petit hôtel à Montmartre, pourquoi ne le rejoindrait-elle pas à la fermeture de la Foire, ils iraient dîner dans un vrai restaurant au pied du Sacré-Cœur – il avait repéré une petite place pleine de terrasses de restaurants au milieu de laquelle des peintre et des caricaturistes officiaient – et passeraient ensuite « Una vera notte d’amore. »
Michelina était abasourdie, partagée entre l’accent de sincérité d’Angelo et le soupçon que tout ceci ne soit qu’une machination téléguidée par un Pepino qui, elle n'en doutait pas, n’était pas décidé à lâcher prise. Elle répondit qu’il n’en était pas question, qu’elle ne pouvait pas agir ainsi. Elle devait d’abord partir, quitter Pepino avant d’envisager quoi que ce soit.
Bien qu’il fût dépité, Angelo répondit qu’il comprenait et espérait qu’elle lui laisserait une chance le moment venu. Il attendrait patiemment…
Toutefois, la patience n’était pas la qualité première d’Angelo. Dès qu’elle fut rentrée à Rome, il l’appela chaque jour sous différents prétextes quand il la croyait seule.
De son côté, Pepino poursuivait Angelo de ses assiduités faussement amicales. Il tentait de l’embarquer dans un plan qu’il pensait imparable : puisque Michelina lui reprochait de l’avoir plus ou moins prostituée, il fallait lui trouver un amant attitré. Pourquoi pas lui ? Ainsi, son couple serait préservé et leur amitié renforcée. Angelo avait du mal à en croire ses oreilles, cependant il comprenait mieux ce que Michelina avait tenté de lui dire à Paris au sujet de sa crainte que Pepino soit à la manœuvre derrière son arrivée inopinée et ses déclarations passionnées.
Ultime tentative, Pepino invita une de ses amies à venir séjourner une semaine chez eux. Sofia était « coache » en relations de couple. Cependant son expertise tenait essentiellement au fait qu’elle n’avait jamais su développer une relation amoureuse autre que virtuelle avec des étrangers résidant dans des pays lointains ou des prisonniers de Regina Cœli.
Enfin, Michelina trouva un travail de standardiste dans une clinique privée, prit un minuscule studio suffisant pour son maigre bagage et laissa Angelo venir à elle, l'apprivoiser progressivement. Tous deux décidèrent de cacher leur liaison naissante à Pepino, jusqu’au jour où ils emménagèrent ensemble.
Entre-temps, Pepino n’avait cessé de les appeler l’un et l’autre, prêchant le faux pour savoir le vrai – persuadé qu’ils s’étaient acoquinés dans son dos – et feignant les encourager à se lier l’un à l’autre. Sa folle jalousie poursuivait son œuvre dans un cerveau déjà malade.
*
Vingt ans plus tard, Michelina avait pris une trentaine de kilos, sa peau s’était ridée au niveau du visage, des mains, des bras, des pieds et des mollets – les cuisses et le ventre l’avaient suffisamment tendue pour donner le change –, ses cheveux devenaient de plus en plus blancs, ses gestes plus lents et mal assurés. Il lui semblait qu’Angelo, de son côté, n’avait pas bougé, simplement parce que les lunettes de l’amour offrent une correction à déprimer les opticiens.
Ils vivaient toujours dans le minuscule appartement qu’ils avaient trouvé à l’époque, sous les toits, dans un Testaccio qui avait pris de la valeur et devenait un quartier branché à la périphérie de Rome. Ils y attendaient paisiblement la retraite lorsque la pandémie de Covid s’était abattue sur la Chine avant de gagner l’Italie à brides abattues. Du côté de Bergame, on mourrait à une cadence telle que les enterrements n’étaient plus possibles, au point que l'on avait dû recourir à des crémations en expédiant les corps dans d’autres régions pour absorber le flux. Près de 800 morts entre le 1er mars et le 12 avril ! Alors qu’on s’apprêtait à aborder les premiers jours de mai, la situation semblait être désormais hors de contrôle et gagner l’ensemble du pays.
Pepino vivait toujours dans l’appartement de Monti, à deux pas du Colisée. Peut-être regrettait-il son choix d’avoir privilégié les foires internationales au détriment de sa clientèle italienne sur laquelle son cinéma avait moins d’emprise. Son SUV Chevrolet noir dans lequel il aimait à parader en se prenant pour un agent du FBI restait au garage. Il appelait de loin en loin, quémandant des nouvelles qu’au fond de lui il devait espérer sinon mauvaise, en tout cas moins bonnes que celles qu’on lui donnait. En vingt ans, il avait épuisé trois mariages aux divorces retentissants, mais il demeurait persuadé que ceux-ci s’étaient effondrés de la seule faute de conjointes systématiquement insatisfaites, quels que soient les sujets de discorde. Michelina répondait du bout des lèvres, refusant d’entrer dans les détails de leur vie heureuse et équilibrée. Elle n’éprouvait plus le moindre sentiment pour lui, si ce n’est une vague pitié. Pourtant, elle continuait à prendre ses appels car il lui semblait que c'était le seul moyen pour qu'il les laisse tranquilles ; vouloir rompre totalement les ponts était sans doute leur faire courir le risque qu'il s'accroche plus encore et les harcèle.
L’Italie avait peur, la France pérorait en répliquant que son système de santé la mettait à l’abri tandis que sa voisine, une fois de plus, était rattrapée par son laisser-aller habituel. La France, « fille aînée de l’Église », resterait éternellement jalouse de sa petite sœur héritière des joyaux de la famille…
C’était leur anniversaire. Celui du jour où ils avaient décidé d’aller plus loin, de faire route ensemble. Chaque jour, ils s'émerveillaient du bonheur qui leur avait échu en empruntant un chemin si tordu. Désormais, la route était toute droite. Reposante. Parce qu'ils savaient l'un comme l'autre que jamais ils ne laisserait qui que ce soit venir se mettre en travers de leur chemin. Il s'était trouvés pour ne plus se quitter.
Michelina avait préparé une surprise pour l’ange de sa vie. À midi, pour le déjeuner, elle lui servirait le repas dont il s’était régalé sous ses yeux vingt ans auparavant : une magnifique cuisse de confit de canard grillée, accompagnée de frites maison, de quelques feuilles de Romaine – la laitue étant à la salade ce que les œufs de lump sont au caviar – et d’une bouteille de Côtes de Saint-Mont rouge dénichée à prix d’or. Peut-être ne comprendrait-il pas l’allusion, mais c’était sans importance car, elle, saurait qu’il s’agissait de commémorer le jour qui avait changé leurs vies afin de n’en faire qu’une pour bien plus loin que l’éternité !
Ils vivaient toujours dans le minuscule appartement qu’ils avaient trouvé à l’époque, sous les toits, dans un Testaccio qui avait pris de la valeur et devenait un quartier branché à la périphérie de Rome. Ils y attendaient paisiblement la retraite lorsque la pandémie de Covid s’était abattue sur la Chine avant de gagner l’Italie à brides abattues. Du côté de Bergame, on mourrait à une cadence telle que les enterrements n’étaient plus possibles, au point que l'on avait dû recourir à des crémations en expédiant les corps dans d’autres régions pour absorber le flux. Près de 800 morts entre le 1er mars et le 12 avril ! Alors qu’on s’apprêtait à aborder les premiers jours de mai, la situation semblait être désormais hors de contrôle et gagner l’ensemble du pays.
Pepino vivait toujours dans l’appartement de Monti, à deux pas du Colisée. Peut-être regrettait-il son choix d’avoir privilégié les foires internationales au détriment de sa clientèle italienne sur laquelle son cinéma avait moins d’emprise. Son SUV Chevrolet noir dans lequel il aimait à parader en se prenant pour un agent du FBI restait au garage. Il appelait de loin en loin, quémandant des nouvelles qu’au fond de lui il devait espérer sinon mauvaise, en tout cas moins bonnes que celles qu’on lui donnait. En vingt ans, il avait épuisé trois mariages aux divorces retentissants, mais il demeurait persuadé que ceux-ci s’étaient effondrés de la seule faute de conjointes systématiquement insatisfaites, quels que soient les sujets de discorde. Michelina répondait du bout des lèvres, refusant d’entrer dans les détails de leur vie heureuse et équilibrée. Elle n’éprouvait plus le moindre sentiment pour lui, si ce n’est une vague pitié. Pourtant, elle continuait à prendre ses appels car il lui semblait que c'était le seul moyen pour qu'il les laisse tranquilles ; vouloir rompre totalement les ponts était sans doute leur faire courir le risque qu'il s'accroche plus encore et les harcèle.
L’Italie avait peur, la France pérorait en répliquant que son système de santé la mettait à l’abri tandis que sa voisine, une fois de plus, était rattrapée par son laisser-aller habituel. La France, « fille aînée de l’Église », resterait éternellement jalouse de sa petite sœur héritière des joyaux de la famille…
C’était leur anniversaire. Celui du jour où ils avaient décidé d’aller plus loin, de faire route ensemble. Chaque jour, ils s'émerveillaient du bonheur qui leur avait échu en empruntant un chemin si tordu. Désormais, la route était toute droite. Reposante. Parce qu'ils savaient l'un comme l'autre que jamais ils ne laisserait qui que ce soit venir se mettre en travers de leur chemin. Il s'était trouvés pour ne plus se quitter.
Michelina avait préparé une surprise pour l’ange de sa vie. À midi, pour le déjeuner, elle lui servirait le repas dont il s’était régalé sous ses yeux vingt ans auparavant : une magnifique cuisse de confit de canard grillée, accompagnée de frites maison, de quelques feuilles de Romaine – la laitue étant à la salade ce que les œufs de lump sont au caviar – et d’une bouteille de Côtes de Saint-Mont rouge dénichée à prix d’or. Peut-être ne comprendrait-il pas l’allusion, mais c’était sans importance car, elle, saurait qu’il s’agissait de commémorer le jour qui avait changé leurs vies afin de n’en faire qu’une pour bien plus loin que l’éternité !
Toulouse, 6-9 février 2021.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire