La fatigue l’avait jeté là, à la nuit tombée, alors que ses yeux brûlants de fatigue n’étaient plus tout à fait capables de distinguer les contours de la route. Il n’était plus très sûr de savoir exactement à quel endroit il se trouvait. Quelque part entre Hossegor et Bayonne – certes ! – mais où exactement ?
Il se souvenait vaguement d’une route rectiligne entre deux villages, une montée assez abrupte dont le moteur puissant de sa limousine n’avait fait qu’une bouchée. Le ciel zébré d’éclairs, le bruit assourdissant du tonnerre lui faisant cortège.
Ce n’est qu’à la dernière seconde, parvenu en haut de la côte, dans un virage mal indiqué, qu’il avait repéré les deux enseignes lumineuses sur sa droite, l’une signalant le motel, l’autre une auberge. Il y avait là un parking assez vaste qui servait aux deux bâtiments qu’une allée non goudronnée séparait. Cela, bien sûr, il ne le vit qu’après avoir tourné pour prendre place sur le terre-plein quasiment vide parce que c’était un jour de semaine, tout comme il paraissait évident que par ici les affaires devaient mieux marcher le week-end. En tout cas hors saison comme c’était le cas ce soir-là.
Cet arrêt n’était pas prévu et la trentaine de kilomètres qu’il lui restait à parcourir pour arriver à destination n’aurait pas justifié la dépense d’un dîner et d’une chambre sur la route tout autre jour. Cependant, la fatigue, l’inconfort de la conduite sous cet orage apocalyptique, la pluie diluvienne qui brouillait le peu de visibilité dont ses yeux se sentaient encore capables, tout cela avait concouru à changer ses plans et faire basculer sa vie ; mais s’agissant de ce dernier point, il n’en prendrait conscience que bien plus tard…
Sortant de la limousine, il remonta sa veste sur sa tête afin de se protéger des trombes d’eau que versait le ciel déchaîné et couru vers l’auberge.
C’était un bâtiment assez bas, qui paraissait tassé sur lui-même. Probablement la dépendance d’une ancienne ferme disparue depuis longtemps, sans doute détruite pour les besoins du tracé de la route. L’entrée était une large porte à deux battants qui faisait songer à celle d’une étable ; elle était flanquée de part et d’autre par deux fenêtres étroites obturées par des rideaux en Vichy roses fanés qui laissaient deviner un éclairage intérieur tirant sur le jaune sans doute dans l’espoir de donner un sentiment d’intimité et d’accueil chaleureux. Il suffisait de passer la porte pour se rendre à l’évidence qu’on était loin du compte.
C’était une grande salle en profondeur, ce que la façade ne laissait pas présager. Il n’y avait pas de plafond et l’on pouvait voir les poutres grossières de la charpente ainsi que la volige sur laquelle étaient fixées les tuiles de la toiture. D’antiques lampes de fer-blanc pendaient à des fils électriques d’autrefois, gainés d’une sorte de tissus marronnasse. Les ampoules diffusaient effectivement une lumière jaune plutôt faible. Aux murs, de loin en loin, des appliques de bois surmontées d’abat-jour du même Vichy que les rideaux diffusaient un éclairage similaire. Une dizaine de tables carrées pouvant accueillir deux couverts chacune étaient disposées le long des murs et deux immenses tables de fermes avaient été mises bout à bout au centre, flanquées de part et d’autre de bancs incommodes qu’il fallait enjamber pour s’asseoir. Enfin, au fond il y avait un long bar rustique sur la gauche et un plus petit sur la droite, juste devant un four à bois manifestement destiné à la cuisson de pizzas. Entre les deux installations, une porte de style western devait donner sur les cuisines.
Quand il entra, une dizaine de personnes étaient assises à la grande table, devant divers apéritifs. Toutes se tournèrent vers lui pour le dévisager comme un intrus, sans un mot.
Derrière le comptoir principal, la patronne ne bougea pas et ne répondit pas à son salut. L’atmosphère était passablement désagréable et il n’aurait pas hésité à faire demi-tour s’il n’avait eu autant besoin d’un verre d’alcool pour se réchauffer avant de se sustenter.
Ce décor glauque et cet accueil glacial lui firent penser à l’ambiance d’un film de Quentin Tarantino. Ça n’était guère engageant mais il ne se voyait pas retourner affronter la pluie tout de suite, mieux valait faire face à cette hostilité palpable. D’ailleurs, le groupe s’était aussitôt détourné de lui pour reprendre sa conversation animée et bruyante, tandis que la tenancière lui lançait un regard interrogateur presque menaçant. « Pourvu que je ne sois pas tombé sur une nouvelle Auberge Rouge » pensa-t-il en réprimant un léger frisson.
— Il est possible de dîner, demanda-t-il d’une voix sonore qui lui sembla résonner bizarrement.
— C’est une auberge ici, répondit-elle, ça devrait pouvoir se faire. Prenez une table, je vous amène la carte.
Il prit la première table à gauche, la plus éloignée du groupe, et s’assit le dos à la fenêtre afin d’être vu du bar et de pouvoir faire signe à la femme en cas de besoin.
Celle-ci venait vers lui d’un pas traînant – au sens propre – dans des charentaises hors d’âge. C’était une vieille femme, qui avait soufflé depuis longtemps sept dizaines de bougies. Visiblement en surpoids, petite, voûtée, cheveux blanc sale plutôt que gris, visage fripé. Elle était vêtue comme les grands-mères de son enfance, d’une robe-tablier de nylon coloré enfilée sur une combinaison vaguement couleur chair dont on pouvait apercevoir une bretelle remontant au niveau du col. Par là-dessus, elle portait un tablier de sommelier noir brodé de rouge, vantant un vin du Pays basque, ce qui devait constituer une petite provocation en terre landaise.
Elle lui tendit un porte-menu qui avait « fait la guerre », aurait dit sa mère, dont les intercalaires de plastique avaient perdu de leur transparence.
Il est possible d’avoir un Americano ?
— Pas de ça ici, jeune homme. Vous voulez autre chose ?
— Que me proposez-vous ?
— Un Floc de Gascogne. C’est local. Et puisque je suis dans un bon jour, je vous laisse le choix entre le rouge et le blanc…
Il ne parvenait pas à savoir si elle se détendait ou se moquait ouvertement de lui, tant le ton était revêche. Pas véritablement agressif, mais tout de même un peu désagréable.
— Va pour le rouge, alors ! lança-t-il avec un sourire.
— Excellent choix, dit-elle. D’ailleurs, m’étonnerait qu’il reste du blanc… ajouta-t-elle avec un clin d’œil qui confirma pleinement qu’elle se moquait de lui.
La carte et les menus étaient rédigés à la main, d’une écriture à la fois appliquée et malhabile, puis ils avaient été photocopiés sur un papier ivoire qui les rendait sans doute moins lisibles sous la faible lumière jaune de l’endroit.
La cuisine que l’on servait ici était un mixte entre la tradition régionale et des spécialités italiennes cuites au four à bois : pizzas, cannellonis ou lasagnes de toutes sortes.
Il mit longtemps à faire son choix. Il savait qu’il lui fallait faire attention à son poids, que la tentation était grande de se laisser aller à une gourmandise naturelle – susceptible de virer à la gloutonnerie – afin de compenser la solitude d’une vie nomade et en même temps sédentaire au regard du temps passé derrière un volant. Bien que la vieille femme lui ait donné du « jeune homme », il était loin d’être dupe. Il n’allait pas tarder à aborder la cinquantaine ; s’il se laissait gagner par l’embonpoint, ce serait difficilement rattrapable.
Bien que le temps s’y prêtât, il écarta d’entrée la garbure car il en avait mangé une sublime la veille à midi dans une Table d’Hôtes où il avait ses habitudes près de l’Écomusée de Marquèze. Quant à la cuisse de confit de canard, il craignit qu’elle soit moins généreuse que celle de ce petit restaurant découvert récemment à Souston. Tenté par l’assiette landaise, sans doute plus légère, il se décida finalement pour le salmis de palombe, arrosé d’une demi-bouteille de Tursan rouge.
La patronne revenait vers lui de son pas glissé, tenant un petit plateau à deux mains, sur lequel étaient posés un mini-verre à apéritif rempli à ras bord de Floc et une coupelle dans laquelle se battait en duel un trio d’amuse-gueules.
— Voilà, jeune homme ! lança-t-elle, je vous ai mis quelques fritons de canard maison, c’est meilleur pour la santé que les olives et les cacahouètes.
Il la remercia d’un sourire en lui tendant le porte-menu pour lui montrer que son choix était fait et, tandis qu’elle sortait un carnet à duplicata et un crayon à papier de sa poche, il passa commande. Elle nota le tout en tirant légèrement la langue dans le coin droit et reparti vers la cuisine sans un mot. Il se dit que c’était un drôle de phénomène, au fond pas si méchante qu’elle voulait le faire croire.
Les fritons étaient à peine trop salés et le Floc aurait mérité d’être moins frais. Ce n’était là que des détails insignifiants, comme l’absence d’une cheminée dans la pièce où une grande flambée chaude et chantante n’aurait pas été de trop.
Tout en sirotant son apéritif, il s’enfonça dans ses pensées comme il avait pris le pli de le faire chaque fois – c’est-à-dire trop souvent – qu’il se retrouvait seul à une table de restaurant.
Dehors, le déluge semblait redoubler d’intensité. C’était une pluie battante qui tombait en oblique, poussée par des rafales de vent, et venait tambouriner aux vitres comme pour demander qu’on la laisse entrer. Ce bruit lancinant lui rappela une nuit identique de son enfance – non loin de là, à Vieux-Boucau – alors que son père s’était perdu dans les petites routes et avançait sans rien voir au-delà du capot de la voiture. Il était tard, ils avaient faim, ne trouvaient aucun endroit pour se restaurer et n’avaient pas non plus la moindre idée du lieu où ils pourraient dormir.
Assise à la place du mort, sa mère restait silencieuse, probablement boudeuse parce que le conducteur l’avait rembarrée plus tôt, alors qu’elle lui suggérait de demander son chemin à quelqu’un. « Et tu as vu qui que ce soit qui pourrait nous renseigner, toi ? » l’avait-il rabrouée avec la mauvaise foi qui la caractérisait car chacun savait qu’il mettait un point d’honneur à ne jamais avouer qu’il s’était perdu.
Assis à l’arrière, au milieu de la banquette afin de pouvoir scruter la route, lui aussi se taisait dans l’espoir de laisser passer l’orage. À tous les sens du terme. Les colères du père, les larmes contenues de sa mère, c’était un tandem qu’il ne connaissait que trop.
Guidés par des guirlandes d’ampoules multicolores aperçues au loin, ils avaient fini par atterrir dans une sorte de camping ou de centre de vacances dont le tenancier avait bien voulu leur venir en aide. Après leur avoir dit qu’ils ne trouveraient plus rien d’ouvert à cinquante kilomètres à la ronde, il les avait invités à se mettre à l’abri dans ce qui devait être le bâtiment d’accueil de l’endroit, qui comportait quelques tables et une buvette. Il leur proposa de leur faire une omelette et commença par leur servir un bol de soupe en sachet afin de les réchauffer. Lorsqu’ils eurent achevé de se sustenter, l’homme avait refusé de les laisser repartir dans cette mélasse et leur avait proposé de rester au chaud dans cette salle commune jusqu’au matin. Il était allé leur chercher des couvertures, puis avait éteint les lumières et gagné son logement. Ils avaient plus ou moins bien dormi, allongés sur des banquettes de skaï rouge, avant de repartir au petit matin lestés d’un bon petit-déjeuner. Ça restait pour lui un bon souvenir. Avant tout celui d’un geste de solidarité, mais certainement également celui d’une sorte d’aventure dans une vie normale qui en manquait singulièrement. Ce soir-là, leur sauveur ressemblait vaguement à Pierre Mirat, l’acteur qui se décarcassait dans les publicités pour une célèbre marque d’épices en pots ; rien à voir avec l’espèce de dragon qui venait de déposer devant lui un salmis de palombe tout droit sorti du micro-ondes et une demi-bouteille de vin déjà débouchée contrairement aux usages de la profession.
Il fut agréablement surpris par le salmis qu’accompagnaient des haricots blancs au jus, en même temps que séduit par le vin et dut reconnaître que la maison n’était pas une aussi mauvaise adresse qu’il l’avait d’abord pensé.
Son repas terminé, il était allé régler au comptoir. Après avoir félicité la vieille femme pour sa cuisine, il s’était enquis de savoir s’il trouverait une chambre libre au motel. Il pensait bêtement que les deux établissements n’en faisaient qu’un ou, à tout le moins, qu’ils appartenaient à la même famille.
— Il faut leur demander. On n’a rien à voir avec ces deux zozos ! le détrompa-t-elle en lui rendant la monnaie qu’il laissa dans la coupelle de plastique lie-de-vin, par habitude. Celle de ne pas encombrer et déformer ses poches.
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