PRÉFACE
Aussi loin que remonte ma mémoire, je retrouve en moi une grande propension à la rêverie, à la construction d’histoires imaginaires, de rêves dont chaque nouvelle nuit apportait un épisode supplémentaire. Je ne le ferai jamais, cependant je puis attester qu’il me serait encore possible d’écrire ces longues aventures nocturnes à épisodes, dont j’étais évidemment le héros et dans lesquelles se trouvaient les embryons de bien des caractères qui ont construit ma personnalité et ma vie. Je ne renie rien, cependant je veux garder ce secret comme un pacte tacite liant l’enfant que j’étais et l’adulte qu’il est devenu. J’ai l’intime conviction qu’il ne me pardonnerait pas cette indiscrétion, car ces aventures homériques et oniriques sont à jamais entre lui et moi.
De la rêverie – éveillée ou endormie – à l’écriture, il n’y avait qu’un pas. Je l’ai franchi, du moins ai-je tenté de le faire, au cours de ma treizième année. J’ai voulu écrire avant même d’être un lecteur, puis un lecteur assidu avant de devenir un lecteur boulimique. Ce premier écrit devait être une histoire policière, dont le titre était Le crime de Montargis. L’unique raison pour laquelle je cite cette tentative avortée, c’est qu’elle en dit long sur la genèse de mes futurs écrits. D’où vient l’inspiration, comment naît l’idée d’un récit, quel en est le déclencheur ? En l’occurrence, à l’époque ce fut un arrêt non prévu du train qui m’emmenait en Auvergne dans la petite gare de cette commune du Loiret dont je n’avais jamais entendu parler. Le train repartant, je regardais par la fenêtre ces petites maisons cossues, cette verdure paisible, et je me dis immédiatement qu’un tel calme endormi ne pouvait être réveillé que par un crime inexplicable… Le plus souvent, les nouvelles que l’on pourra lire ici sont nées de l’idée d’un titre ou d’un personnage. L’histoire n’est venue qu’après, elle en découlait presque naturellement. Ma participation à l’écriture a souvent été d’en brider le flux afin d’en maîtriser le style en évitant les scories de la facilité. Je ne connais pas le vertige de la page blanche, en revanche j’ai toujours redouté celui de la page noircie car si la première est pleine de promesses, la seconde ne les a pas toujours tenues !
Pourquoi écrit-on ? La réponse à cette question n’est pas simple. Cependant, une chose est certaine : écrire est une urgence impérative. Impossible de résister à cette impulsion qui vous fait parfois vous relever la nuit pour noter une idée, une phrase, la fulgurance d’un titre ou simplement un mot-clef. Il est au fond plus simple de dire pourquoi nous lisons ou devrions lire ; il suffit pour cela de suivre le conseil de Gustave Flaubert : « Ne lisez pas comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. » (Correspondance, 1887-1893). D’une certaine façon, on pourrait dire également « écrivez pour (sur)vivre », mais je crois que l’idée exprimée par Italo Svevo est la meilleure : « Écrivez, écrivez. Et vous réaliserez à quel point vous réussirez à vous voir en entier. » (La Conscience de Zeno, 1923)
Bien sûr, nous écrivons pour être lus, mais il me semble évident que nous le faisons en sachant pertinemment que nous serons notre premier lecteur. N’est-ce pas ce que suggère Jules Renard dans Poil de carotte, lorsque M. Lepic offre un cahier à son fils plutôt que le livre demandé, en lui expliquant qu’il n’a qu’à l’écrire lui-même et qu’il en tirera ainsi un double plaisir d’auteur et de lecteur ? Sage conseil au demeurant.
J’ai donc noirci des milliers de pages, usés des litres d’encre bleue ou noire, des kilomètres de rubans de machine à écrire, des dizaines de kilos de toner d’imprimante laser ; de nombreux cahiers à grands ou petits carreaux, des ramettes entières de papiers de toutes sortes et notamment d’un papier semi-transparents destiné à l’origine à emballer du poisson, que m’avait donné un commerçant que j’avais aidé à mettre en place son étal sur le marché de plein vent temporaire de Vanves (Hauts-de-Seine), installé sur le plateau le temps de la reconstruction du marché couvert… Sur ces pages un peu rudes, j’ai écrit mon premier court roman, Sur le chemin de la vie, une histoire d’orphelin en révolte contre les bonnes sœurs qui gouvernaient l’institution dans laquelle il était enfermé. C’était aussi l’histoire d’une amitié exclusive, d’une fraternité d’élection qui ne disait pas son nom. L’homosexualité était là, masquée mais bien présente. J’avais quinze ans, les mots me manquaient pour être plus clair, ou bien m’effrayaient-ils ? De cet œuvre, j’ai tiré un conte pour un devoir scolaire, La rose et l’œillet blanc, l’histoire de deux fleurs incompatibles forcées de vivre dans le même vase par une vieille baronne excentrique et dont l’une se suicide en sautant du récipient. Ma professeur de français m’a accusé de plagiat car elle avait trouvé la chose intéressante. Piqué au vif, je lui répondis que je m’étais autoplagié et que je lui en fournirai la preuve dès le lendemain lors d’un voyage scolaire à Cabourg : si je venais les mains vides, je serais un imbécile, sinon… Et de fait, le lendemain, ma professeur de sciences naturelles s’empara du manuscrit et dit à qui voulait l’entendre que j’avais à la fois de l’imagination et du style. Jusqu’à ma dernière année de collège, elle fut une lectrice attentive de mes petites tentatives littéraire.
Deux ou trois ans plus tard, j’écrivis un scénario. La cascade parlait de l’itinéraire d’un adolescent fugueur vers son suicide par noyade. L’histoire racontait son mal-être, mais n’en donnait pas les clefs. Une de mes camarades de classe à qui je l’avais passé le fit lire à un célèbre réalisateur de la télévision qui m’appela pour m’inviter à persévérer dans mon écriture, qu’elle était pleine de promesses. Ce fut un encouragement pour moi, parce qu’il avait pris le temps de me téléphoner plutôt que de me faire dire deux mots de sa lecture par celle qui lui avait transmis le manuscrit. Encore aujourd’hui, je ne pense pas que l’on décroche son téléphone pour parler à un adolescent inconnu par simple politesse.
Avant d’aller plus loin, je me dois de rendre grâce à tous ceux qui m’ont lu à l’époque et ont émis des avis constructifs afin de ne pas laisser fléchir ma motivation. Mon écriture était celle d’un analphabète total. Au bas mot, je devais faire un minimum de deux fautes d’orthographe par mots, bien que mon vocabulaire fût étendu. Pressé par l’urgence d’écrire, je ne me relisais pas et me laissais porter par l’idée que chacun comprendrait. La grande leçon à retenir de cela est qu’on n’acquière véritablement une langue dans toutes ses dimensions – orthographe, grammaire, syntaxe, style – que par la lecture. Il y a dans mes cartons une masse de tapuscrits que je suis incapable de relire tellement leur – absence d’– orthographe me hérisse, bien que pour rien au monde je ne me résoudrais à les détruire, sans doute par une sorte de superstition d’auteur !
Oh ! bien sûr tout n’est pas à sauver dans les pages écrites à ce moment-là. Mais il m’est impossible de renier des textes qui sont autant de jalons sur un parcours d’auteur et d’homme. Je me suis construit en tâtonnant, porté par mes coups de cœur, mes intuitions, mes illusions.
J’ai bien peur d’avoir cassé les oreilles de toute ma famille en tapant sur ma machine à écrire, interminablement, une feuille chassant l’autre. Quant à moi, à moitié sourd et un casque sur les oreilles dans lequel des cassettes audio diffusaient mes morceaux de musique préférés à un volume démesuré, je n’entendais rien d’autre que cette voix intérieure qui me dictait chaque phrase à un rythme effréné. Je n’avais d’autre talent que celui de dégrossir le roc dans lequel je trouverais un jour, avec un peu de chance et beaucoup de persévérance, des pépites à offrir à d’éventuels lecteurs. Il ne s’agit pas d’être modeste, mais d’être lucide.
Entre quinze et dix-huit ans, j’ai pondu des petits romans, une pièce de théâtre en un acte, une tentative autobiographique et quelques nouvelles. Parmi les romans : Il est trop tard, papa ! racontait la dérive d’un adolescent dans la drogue, en révolte contre son père patron de presse ; Les heures claires, mettaient en scène la fugue d’un adolescent parisien jusqu’aux confins du Québec où il tombait amoureux d’une jeune fille avant de la quitter sans explications pour poursuivre sa fuite en avant ; Le commando de la nuit était l’histoire d’un groupe de jeunes pensionnaires en révolte contre leur conseiller principal d’éducation, qui profitaient de virées nocturnes afin de mettre le souk dans leur bahut.
Je m’essayais au théâtre en écrivant Mais le doute subsiste, un acte et trois tableaux dans lesquels je mettais en scène une dernière conversation, juste avant son exécution, entre Caryl Chessman et Judith à qui il conseillait de l’oublier. J’avais été bouleversé par la lecture de Cellule 2455, couloir de la mort. À partir des Heures claires, je mettais en chantier une pièce en trois actes qui devint Malvina ou les heures claires, beaucoup plus tard.
J’étais adolescent, j’avais donc des idées bien arrêtées sur toutes choses. C’est pourquoi j’affirmais que la Nouvelle n’était pas un art mais une escroquerie, la simple incapacité pour un auteur de tenir la distance pour écrire un roman. J’en étais persuadé, parce que j’étais prolifique et n’avais rien compris au bonheur de la concision. Je pense que je me suis mis à écrire des nouvelles au moment où je suis devenu un taiseux. La première dont je veux me souvenir et à laquelle j’accorde une grande importance – il me faudrait la réécrire – s’intitulait L’attente. Il y était question d’une jeune fille livrée à elle-même dans ce que nous appelons aujourd’hui une « cité », s’occupant de ses frères aîné et cadet, ainsi que de son père, pendant que sa mère se mourrait d’un cancer à l’hôpital. Elle était amoureuse du meilleur copain de son frère aîné, mais entre les lignes on comprenait qu’elle était en concurrence avec son propre frère. Il y eut aussi Salomé, un texte dans lequel l’auteur se trouvait confronté à la matérialisation de l’héroïne du roman qu’il était en train d’écrire ; celle-ci le poursuivait de ses assiduités en lui démontrant, citation et références de pages à l’appui, que c’était lui qui l’avait ainsi convoquée à ses côtés. Il y eut aussi, ces années-là, Le cauchemar de la nuit, une nouvelle fantastique et violente ; Blanco, qui racontait l’errance d’un homme blanc dans Harlem et sa confrontation au racisme en tant que victime.
Puis, ce furent les années quatre-vingt. J’écrivis La nuit parnassienne, dans laquelle il était à nouveau question de suicide. Cette fois, c’était un homme qui avait perdu son boulot et ne voulait pas rentrer affronter le regard de sa femme et de ses enfants. Il était totalement dépassé par un monde en mouvement, de plus en plus robotisé, qu’il ne comprenait pas. D’une station de métro à l’autre, les portillons dans lesquels insérer son ticket n’étaient pas les mêmes et il ne parvenait pas à s’en dépêtrer. Il finissait par se jeter dans la Seine. En même temps que ce texte, j’ai écrit Compte à rebours, qui ouvre le présent recueil, et dans lequel je m’insurge contre le voyeurisme des badauds friands de sang et de cadavre au bord des routes.
En 1981, j’écrivis Je n’ai pas su garder mes quinze ans. Texte à jamais perdu, qui ferait probablement scandale aujourd’hui. C’était une longue lettre dans laquelle le narrateur d’une vingtaine d’années constatait que l’homme dont il était tombé amoureux ne pourrait jamais l’aimer en retour car c’était un pédophile et il était désormais trop vieux pour lui. Vincent a gardé ces quelques pages et m’a rejeté. Que dire de plus ?
Après un dernier roman, Ne pleure pas gamin… la vie ne vaut pas tes larmes ! qui racontait cette folle passion impossible entre deux hommes que l’âge séparait ; en 1982, je venais d’avoir vingt ans, je compris enfin que j’avais trop de projets de romans dans la tête pour pouvoir les mener tous à bien. Je changeais mon fusil d’épaule et visais la concision, l’écriture de nouvelles s’imposait comme une évidence. C’est cette même évidence qui m’amène aujourd’hui à titrer le recueil de ces nouvelles Petits romans avortés. Le lecteur est désormais éclairé sur ce titre ambigu.
J’ai choisi un classement chronologique. Cela permettra de se rendre compte de l’évolution de mon écriture, en même temps que du centre de mes préoccupations. Si l’amour reste un thème récurrent – sans doute principal – des variations essentielles viennent s’y adjoindre, qui tournent autour de la différence d’âge (Lettre d’amour à Alejandra), de la guerre (Quelque part, une guerre), la vieillesse (La glycine ; Tante Chochotte ; Comment j’ai tué mon père), la maladie (Fièvres), la culpabilité (Nous qui survivons), la disparition (Un jour que c’était la nuit), la mort (La poussière et la cendre), le paradis (Pari perdu), le viol meurtrier (Moïra au petit matin), la fuite en avant (Encore un matin), le burn-out (La femme aux deux montres), la sortie de l’enfance (Trois saisons), la violence (À toute fin), le non dit (Le vol des éphémères), les préjugés (La Sortie des écoles). L’homosexualité est présente dans ces textes-là, sans en être nécessairement un élément déterminent. En revanche, pour d’autres elle en est l’essentiel…
Je ne suis pas un écrivain homosexuel. M’alignant sur la définition d’Yves Navarre, je me revendique comme « écrivain et homosexuel ». La nuance est de taille, bien que je reconnaisse par ailleurs un engagement – d’aucuns parleraient d’un militantisme – évident dans certains de mes écrits, qu’il s’agisse de la violence homophobe (Nous n’irons plus au bois ; Vu du ciel), des débats sur le mariage gay (Féminin intempestif), de l’initiation à une sexualité différente (Le garçon roux), du coming out (Un objet de scandale), de l’outing (Si, c’est un homme), du sida (Désespoir du peintre ; Nous qui survivons ; L’appréhension), de la drague en plein air (Des hommes ensevelis tout droit contre des arbres). Mais il n’y a pas que du tragique autour de l’homosexualité, c’est pourquoi certaines de ces nouvelles sont avant tout des histoires d’amour dont les complications sont les mêmes que pour tous les couples (Cœurs de Lyon ; Un arbre en automne ; L’amant marié ; L’éthique du mensonge).
Cependant, si ce sont souvent des sujets graves qu’il me plaît d’aborder, comme l’explosion d’une usine chimique à Toulouse en 2001 (Matin de septembre), les attouchements sexuels dans une classe de neige (Drôle de berceuse), je ne déteste pas non plus en traiter certains de façon plus légère (Fin tragique à la comédie de mes jours ; Amstredam-Centraal) ou en m’attachant à un fond historique (Avec vue sur la vie). J’ai aimé brocarder un peu le monde de la voyance et de l’ésotérisme (Vision nocturne ; Le Bal des crédules) et me suis essayé à des textes plus lestes dont je veux croire que l’érotisme ne frôle pas la pornographie (Effeuillage ; Tu ; La fessée).
Enfin, bien qu’on puisse les lire indépendamment, Le garçon roux, Moïra au petit matin et Encore un matin forment un triptyque dont les personnages ont – volontairement ou non – une incidence sur la vie des autres à un moment.
De la rêverie – éveillée ou endormie – à l’écriture, il n’y avait qu’un pas. Je l’ai franchi, du moins ai-je tenté de le faire, au cours de ma treizième année. J’ai voulu écrire avant même d’être un lecteur, puis un lecteur assidu avant de devenir un lecteur boulimique. Ce premier écrit devait être une histoire policière, dont le titre était Le crime de Montargis. L’unique raison pour laquelle je cite cette tentative avortée, c’est qu’elle en dit long sur la genèse de mes futurs écrits. D’où vient l’inspiration, comment naît l’idée d’un récit, quel en est le déclencheur ? En l’occurrence, à l’époque ce fut un arrêt non prévu du train qui m’emmenait en Auvergne dans la petite gare de cette commune du Loiret dont je n’avais jamais entendu parler. Le train repartant, je regardais par la fenêtre ces petites maisons cossues, cette verdure paisible, et je me dis immédiatement qu’un tel calme endormi ne pouvait être réveillé que par un crime inexplicable… Le plus souvent, les nouvelles que l’on pourra lire ici sont nées de l’idée d’un titre ou d’un personnage. L’histoire n’est venue qu’après, elle en découlait presque naturellement. Ma participation à l’écriture a souvent été d’en brider le flux afin d’en maîtriser le style en évitant les scories de la facilité. Je ne connais pas le vertige de la page blanche, en revanche j’ai toujours redouté celui de la page noircie car si la première est pleine de promesses, la seconde ne les a pas toujours tenues !
Pourquoi écrit-on ? La réponse à cette question n’est pas simple. Cependant, une chose est certaine : écrire est une urgence impérative. Impossible de résister à cette impulsion qui vous fait parfois vous relever la nuit pour noter une idée, une phrase, la fulgurance d’un titre ou simplement un mot-clef. Il est au fond plus simple de dire pourquoi nous lisons ou devrions lire ; il suffit pour cela de suivre le conseil de Gustave Flaubert : « Ne lisez pas comme les enfants lisent, pour vous amuser, ni comme les ambitieux lisent, pour vous instruire. Non. Lisez pour vivre. » (Correspondance, 1887-1893). D’une certaine façon, on pourrait dire également « écrivez pour (sur)vivre », mais je crois que l’idée exprimée par Italo Svevo est la meilleure : « Écrivez, écrivez. Et vous réaliserez à quel point vous réussirez à vous voir en entier. » (La Conscience de Zeno, 1923)
Bien sûr, nous écrivons pour être lus, mais il me semble évident que nous le faisons en sachant pertinemment que nous serons notre premier lecteur. N’est-ce pas ce que suggère Jules Renard dans Poil de carotte, lorsque M. Lepic offre un cahier à son fils plutôt que le livre demandé, en lui expliquant qu’il n’a qu’à l’écrire lui-même et qu’il en tirera ainsi un double plaisir d’auteur et de lecteur ? Sage conseil au demeurant.
J’ai donc noirci des milliers de pages, usés des litres d’encre bleue ou noire, des kilomètres de rubans de machine à écrire, des dizaines de kilos de toner d’imprimante laser ; de nombreux cahiers à grands ou petits carreaux, des ramettes entières de papiers de toutes sortes et notamment d’un papier semi-transparents destiné à l’origine à emballer du poisson, que m’avait donné un commerçant que j’avais aidé à mettre en place son étal sur le marché de plein vent temporaire de Vanves (Hauts-de-Seine), installé sur le plateau le temps de la reconstruction du marché couvert… Sur ces pages un peu rudes, j’ai écrit mon premier court roman, Sur le chemin de la vie, une histoire d’orphelin en révolte contre les bonnes sœurs qui gouvernaient l’institution dans laquelle il était enfermé. C’était aussi l’histoire d’une amitié exclusive, d’une fraternité d’élection qui ne disait pas son nom. L’homosexualité était là, masquée mais bien présente. J’avais quinze ans, les mots me manquaient pour être plus clair, ou bien m’effrayaient-ils ? De cet œuvre, j’ai tiré un conte pour un devoir scolaire, La rose et l’œillet blanc, l’histoire de deux fleurs incompatibles forcées de vivre dans le même vase par une vieille baronne excentrique et dont l’une se suicide en sautant du récipient. Ma professeur de français m’a accusé de plagiat car elle avait trouvé la chose intéressante. Piqué au vif, je lui répondis que je m’étais autoplagié et que je lui en fournirai la preuve dès le lendemain lors d’un voyage scolaire à Cabourg : si je venais les mains vides, je serais un imbécile, sinon… Et de fait, le lendemain, ma professeur de sciences naturelles s’empara du manuscrit et dit à qui voulait l’entendre que j’avais à la fois de l’imagination et du style. Jusqu’à ma dernière année de collège, elle fut une lectrice attentive de mes petites tentatives littéraire.
Deux ou trois ans plus tard, j’écrivis un scénario. La cascade parlait de l’itinéraire d’un adolescent fugueur vers son suicide par noyade. L’histoire racontait son mal-être, mais n’en donnait pas les clefs. Une de mes camarades de classe à qui je l’avais passé le fit lire à un célèbre réalisateur de la télévision qui m’appela pour m’inviter à persévérer dans mon écriture, qu’elle était pleine de promesses. Ce fut un encouragement pour moi, parce qu’il avait pris le temps de me téléphoner plutôt que de me faire dire deux mots de sa lecture par celle qui lui avait transmis le manuscrit. Encore aujourd’hui, je ne pense pas que l’on décroche son téléphone pour parler à un adolescent inconnu par simple politesse.
Avant d’aller plus loin, je me dois de rendre grâce à tous ceux qui m’ont lu à l’époque et ont émis des avis constructifs afin de ne pas laisser fléchir ma motivation. Mon écriture était celle d’un analphabète total. Au bas mot, je devais faire un minimum de deux fautes d’orthographe par mots, bien que mon vocabulaire fût étendu. Pressé par l’urgence d’écrire, je ne me relisais pas et me laissais porter par l’idée que chacun comprendrait. La grande leçon à retenir de cela est qu’on n’acquière véritablement une langue dans toutes ses dimensions – orthographe, grammaire, syntaxe, style – que par la lecture. Il y a dans mes cartons une masse de tapuscrits que je suis incapable de relire tellement leur – absence d’– orthographe me hérisse, bien que pour rien au monde je ne me résoudrais à les détruire, sans doute par une sorte de superstition d’auteur !
Oh ! bien sûr tout n’est pas à sauver dans les pages écrites à ce moment-là. Mais il m’est impossible de renier des textes qui sont autant de jalons sur un parcours d’auteur et d’homme. Je me suis construit en tâtonnant, porté par mes coups de cœur, mes intuitions, mes illusions.
J’ai bien peur d’avoir cassé les oreilles de toute ma famille en tapant sur ma machine à écrire, interminablement, une feuille chassant l’autre. Quant à moi, à moitié sourd et un casque sur les oreilles dans lequel des cassettes audio diffusaient mes morceaux de musique préférés à un volume démesuré, je n’entendais rien d’autre que cette voix intérieure qui me dictait chaque phrase à un rythme effréné. Je n’avais d’autre talent que celui de dégrossir le roc dans lequel je trouverais un jour, avec un peu de chance et beaucoup de persévérance, des pépites à offrir à d’éventuels lecteurs. Il ne s’agit pas d’être modeste, mais d’être lucide.
Entre quinze et dix-huit ans, j’ai pondu des petits romans, une pièce de théâtre en un acte, une tentative autobiographique et quelques nouvelles. Parmi les romans : Il est trop tard, papa ! racontait la dérive d’un adolescent dans la drogue, en révolte contre son père patron de presse ; Les heures claires, mettaient en scène la fugue d’un adolescent parisien jusqu’aux confins du Québec où il tombait amoureux d’une jeune fille avant de la quitter sans explications pour poursuivre sa fuite en avant ; Le commando de la nuit était l’histoire d’un groupe de jeunes pensionnaires en révolte contre leur conseiller principal d’éducation, qui profitaient de virées nocturnes afin de mettre le souk dans leur bahut.
Je m’essayais au théâtre en écrivant Mais le doute subsiste, un acte et trois tableaux dans lesquels je mettais en scène une dernière conversation, juste avant son exécution, entre Caryl Chessman et Judith à qui il conseillait de l’oublier. J’avais été bouleversé par la lecture de Cellule 2455, couloir de la mort. À partir des Heures claires, je mettais en chantier une pièce en trois actes qui devint Malvina ou les heures claires, beaucoup plus tard.
J’étais adolescent, j’avais donc des idées bien arrêtées sur toutes choses. C’est pourquoi j’affirmais que la Nouvelle n’était pas un art mais une escroquerie, la simple incapacité pour un auteur de tenir la distance pour écrire un roman. J’en étais persuadé, parce que j’étais prolifique et n’avais rien compris au bonheur de la concision. Je pense que je me suis mis à écrire des nouvelles au moment où je suis devenu un taiseux. La première dont je veux me souvenir et à laquelle j’accorde une grande importance – il me faudrait la réécrire – s’intitulait L’attente. Il y était question d’une jeune fille livrée à elle-même dans ce que nous appelons aujourd’hui une « cité », s’occupant de ses frères aîné et cadet, ainsi que de son père, pendant que sa mère se mourrait d’un cancer à l’hôpital. Elle était amoureuse du meilleur copain de son frère aîné, mais entre les lignes on comprenait qu’elle était en concurrence avec son propre frère. Il y eut aussi Salomé, un texte dans lequel l’auteur se trouvait confronté à la matérialisation de l’héroïne du roman qu’il était en train d’écrire ; celle-ci le poursuivait de ses assiduités en lui démontrant, citation et références de pages à l’appui, que c’était lui qui l’avait ainsi convoquée à ses côtés. Il y eut aussi, ces années-là, Le cauchemar de la nuit, une nouvelle fantastique et violente ; Blanco, qui racontait l’errance d’un homme blanc dans Harlem et sa confrontation au racisme en tant que victime.
Puis, ce furent les années quatre-vingt. J’écrivis La nuit parnassienne, dans laquelle il était à nouveau question de suicide. Cette fois, c’était un homme qui avait perdu son boulot et ne voulait pas rentrer affronter le regard de sa femme et de ses enfants. Il était totalement dépassé par un monde en mouvement, de plus en plus robotisé, qu’il ne comprenait pas. D’une station de métro à l’autre, les portillons dans lesquels insérer son ticket n’étaient pas les mêmes et il ne parvenait pas à s’en dépêtrer. Il finissait par se jeter dans la Seine. En même temps que ce texte, j’ai écrit Compte à rebours, qui ouvre le présent recueil, et dans lequel je m’insurge contre le voyeurisme des badauds friands de sang et de cadavre au bord des routes.
En 1981, j’écrivis Je n’ai pas su garder mes quinze ans. Texte à jamais perdu, qui ferait probablement scandale aujourd’hui. C’était une longue lettre dans laquelle le narrateur d’une vingtaine d’années constatait que l’homme dont il était tombé amoureux ne pourrait jamais l’aimer en retour car c’était un pédophile et il était désormais trop vieux pour lui. Vincent a gardé ces quelques pages et m’a rejeté. Que dire de plus ?
Après un dernier roman, Ne pleure pas gamin… la vie ne vaut pas tes larmes ! qui racontait cette folle passion impossible entre deux hommes que l’âge séparait ; en 1982, je venais d’avoir vingt ans, je compris enfin que j’avais trop de projets de romans dans la tête pour pouvoir les mener tous à bien. Je changeais mon fusil d’épaule et visais la concision, l’écriture de nouvelles s’imposait comme une évidence. C’est cette même évidence qui m’amène aujourd’hui à titrer le recueil de ces nouvelles Petits romans avortés. Le lecteur est désormais éclairé sur ce titre ambigu.
J’ai choisi un classement chronologique. Cela permettra de se rendre compte de l’évolution de mon écriture, en même temps que du centre de mes préoccupations. Si l’amour reste un thème récurrent – sans doute principal – des variations essentielles viennent s’y adjoindre, qui tournent autour de la différence d’âge (Lettre d’amour à Alejandra), de la guerre (Quelque part, une guerre), la vieillesse (La glycine ; Tante Chochotte ; Comment j’ai tué mon père), la maladie (Fièvres), la culpabilité (Nous qui survivons), la disparition (Un jour que c’était la nuit), la mort (La poussière et la cendre), le paradis (Pari perdu), le viol meurtrier (Moïra au petit matin), la fuite en avant (Encore un matin), le burn-out (La femme aux deux montres), la sortie de l’enfance (Trois saisons), la violence (À toute fin), le non dit (Le vol des éphémères), les préjugés (La Sortie des écoles). L’homosexualité est présente dans ces textes-là, sans en être nécessairement un élément déterminent. En revanche, pour d’autres elle en est l’essentiel…
Je ne suis pas un écrivain homosexuel. M’alignant sur la définition d’Yves Navarre, je me revendique comme « écrivain et homosexuel ». La nuance est de taille, bien que je reconnaisse par ailleurs un engagement – d’aucuns parleraient d’un militantisme – évident dans certains de mes écrits, qu’il s’agisse de la violence homophobe (Nous n’irons plus au bois ; Vu du ciel), des débats sur le mariage gay (Féminin intempestif), de l’initiation à une sexualité différente (Le garçon roux), du coming out (Un objet de scandale), de l’outing (Si, c’est un homme), du sida (Désespoir du peintre ; Nous qui survivons ; L’appréhension), de la drague en plein air (Des hommes ensevelis tout droit contre des arbres). Mais il n’y a pas que du tragique autour de l’homosexualité, c’est pourquoi certaines de ces nouvelles sont avant tout des histoires d’amour dont les complications sont les mêmes que pour tous les couples (Cœurs de Lyon ; Un arbre en automne ; L’amant marié ; L’éthique du mensonge).
Cependant, si ce sont souvent des sujets graves qu’il me plaît d’aborder, comme l’explosion d’une usine chimique à Toulouse en 2001 (Matin de septembre), les attouchements sexuels dans une classe de neige (Drôle de berceuse), je ne déteste pas non plus en traiter certains de façon plus légère (Fin tragique à la comédie de mes jours ; Amstredam-Centraal) ou en m’attachant à un fond historique (Avec vue sur la vie). J’ai aimé brocarder un peu le monde de la voyance et de l’ésotérisme (Vision nocturne ; Le Bal des crédules) et me suis essayé à des textes plus lestes dont je veux croire que l’érotisme ne frôle pas la pornographie (Effeuillage ; Tu ; La fessée).
Enfin, bien qu’on puisse les lire indépendamment, Le garçon roux, Moïra au petit matin et Encore un matin forment un triptyque dont les personnages ont – volontairement ou non – une incidence sur la vie des autres à un moment.
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