À Yves,
cette Fessée bien méritée !
cette Fessée bien méritée !
Il y avait ce bruit de cataracte dont il ne parvenait pas à définir la provenance, soit qu’il vint de la salle de bains où Yves était sous la douche, soit du dehors avec les trombes d’eaux qui s’abattaient sur le front de mer depuis un bon moment déjà. Le ciel était sombre, signe que cela allait durer encore quelque temps ; mais il savait d’expérience que le soleil arriverait derrière pour finir la journée. Il suffisait pour cela que les nuages accrochés au Teide veuillent bien pousser plus loin ou se vider de leur eau. S’il avait eu le courage de se relever sur un coude, il aurait pu voir au loin l’azur au-dessus de l’océan, par-delà la Playa San Telmo.
Michel gisait nu sur le lit dont les draps en désordre étaient repoussés au pied, les oreillers défoncés, le traversin tombé au sol… C’était comme une île déserte. Son île délicieuse des premiers instants après l’amour.
Ses fesses étaient rougies comme à la suite d’une exposition prolongée au soleil de midi, cuisantes et suavement endolories. Il se laissait aller à une douce rêverie, dans un état de semi-conscience, enregistrant vaguement les bruits, goûtant le mélange de parfums qui stagnait dans la pièce, où des fragrances sophistiquées d’eaux de toilettes se mêlaient à de plus subtils effluves de sueurs amoureuses et d’âcres senteurs de sperme.
Il était en totale pâmoison, délicieusement épuisé par cette intense activité sexuelle qui venait de prendre fin quelques minutes plus tôt et trouvait pour son partenaire sa conclusion sous la douche, tandis que de son côté il s’abandonnait mollement à une rêverie languide et bizarre dans laquelle se télescopaient des images du passé et d’autres encore si présentes.
Il imaginait son mari sous la douche ; l’eau ruisselant sur le torse encore robuste sur lequel l’âge n’avait pas fait de ravage, semé de poils où le poivre l’avait depuis longtemps cédé au sel, le ventre ferme, les bras musclés qui l’avaient étreint si fortement, les mains délicates qui l’avaient fessé si fermement…
Il repense à cet instant merveilleux où, tandis qu’ils se déshabillaient mutuellement, le poids des ans s’était évanoui comme s’il n’avait été que cailloux au fond de leurs poches ; à ces gestes d’amour sans cesse réinventés, d’une intensité intacte, comparable à celle du premier jour.
Il sent son sexe frémir. Aurait-il des velléités de redresser la tête, prêt à de nouveaux assauts ? Mais non, il ne faut pas rêver ; à quatre-vingt-quinze ans le cœur à ses raisons que le corps n’assume plus en continu. Il n’y a pas de regrets à avoir, il est comblé. Comment le dire autrement ? Son corps est rompu, il a l’impression de sentir chaque muscle, chacun de ses os qui ont été caressés, serrés, malaxés par les mains puissantes de son amour ; et puis cette sensation de le sentir encore en lui alors qu’il sait bien qu’il se trouve dans la salle de bains… « Mon Dieu, ne plus évoquer ce bonheur intense, sinon je vais me précipiter sous la douche pour le rejoindre ! » pense-t-il. Et cela fait un peu plus de quarante ans qu’il en va ainsi ; ces deux-là s’aiment d’un amour fusionnel qui a effacé tout ce qu’ils ont vécu avant leur rencontre et qui passerait pour une négation du mode de vie qui s’est imposé à eux pour le meilleur et loin du pire.
Avant de se connaître, chacun a eu une vie, un parcours initiatique, s’est construit dans l’attente de la rencontre qui changerait leur existence en la sublimant. Ils s’en sont ouverts sans tabou ni fausse pudeur dès les premiers temps, car il ne sert à rien de rougir d’un passé auquel on ne pourrait rien changer si tant est qu’on le veuille. Ils ont « jeté leur gourme » comme on le dit des garçons délurés avant de les voir rentrer dans le rang du mariage ; quoiqu’ils aient grandi à une époque où l’on eût présenté les choses avec moins d’indulgence s’agissait de parler de garçons qui ne s’étaient pas amusés avec des filles.
Yves avait fricoté avec ses deux cousins, dont l’aîné avait huit ans de plus que lui et dont le cadet était de son âge, quand il avait treize ans et passait ses vacances avec eux dans les Landes. Il aimait s’accrocher à l’aîné, à l’arrière de sa moto, pour aller s’amuser avec lui dans la forêt de pins ou bien entraîner le cadet dans les toilettes du cinéma. C’était un jeu permanent et innocent jusqu’à ce que sa tante entre dans la chambre et trouve les deux plus jeunes nus sur le lit, chacun avec le sexe de l’autre dans la bouche… Il s’était ensuivi un drame mémorable qui avait brisé la famille. Yves n’avait pas parlé de ce qu’il faisait avec l’aîné, ce qui n’eut pas manqué de démultiplier la déflagration puisqu’il y avait juridiquement viol sur mineur et que sa tante n’aurait pu lui faire porter le chapeau ainsi qu’elle s’était ingéniée à le faire, partant du principe que ses deux rejetons étaient de fervents catholiques, droits et purs, et que seul ce démon avait pu tenter de pervertir le plus jeune.
Yves vouait une haine inextinguible à sa tante, qu’il n’avait plus jamais nommée autrement que « la connasse », même par-delà la mort. Il se plaisait à penser que si l’aîné des deux cousins avait choisi une carrière de garde forestier, c’était en souvenir de leurs randonnées motocyclistes sur les sentiers écartés de la pinède… Comme une nostalgie d’un bonheur dont sa mère castratrice l’avait privé. Peut-être faisait-il parti de ces types mariés qui peuplent les saunas gays l’après-midi, quand leurs épouses les croient au travail, et en profitent pour se taper les jeunes étudiants qu’on attire ici en leur offrant la gratuité de l’entrée ?
La vérité est qu’il n’avait plus jamais eu de contacts avec les deux frères à qui l’on avait formellement interdit de le revoir ou même lui parler. Au fond de lui, il leur en voulait de ne l’avoir pas défendu, de n’avoir pas osé affronter leur mère pour la mettre devant la réalité : ils étaient tous trois consentants et aucun n’avait fait de mal à l’autre.
Les grands-parents avaient sermonné son père, prenant fait et cause pour leur fille contre leur fils. C’était logique : lui habitait loin, alors qu’elle était ici.
Il y eût quatre longues années pendant lesquelles Yves rongeât son frein, puis le jour de ses dix-huit ans il informa son père qu’il ne remettrait plus jamais les pieds chez ses grands-parents et ne voulait plus entendre parler d’eux. Sa sœur lui emboîta le pas. Ils dirent tous deux ce qu’ils avaient sur le cœur. Ce fut douloureux pour le père, qui comprit qu’il avait eu tort de ne pas prendre la défense de son fils.
La majorité donna une liberté nouvelle à Yves, lui permit de voyager et de faire des rencontres. De faire ses choix.
Il partit pour la Grande Canarie, attiré par la beauté de ses plages et la couleur de leurs eaux, il y découvrit l’attrait particulier des dunes où certains semblaient plus assidus qu’à la baignade. C’est ainsi qu’il fit la connaissance d’un groupe de jeunes Allemands avec qui il se lia d’amitié. Il leur rendit visite à Francfort. L’un d’eux était photographe et le convainquit de poser nu pour lui. Les photographies furent publiées dans une revue gay qui passait de mains en mains, l’été suivant, à Las Palmas et lui valurent un franc succès en même temps que quelques bonnes fortunes. Il fut invité à des fêtes particulières et se retrouva ainsi dans la piscine d’un crooner internationalement connu qui aurait bien aimé qu’il lui tende autre chose qu’un micro devant la bouche… Il n’avait pas conclu, la notoriété de ses prétendants ne lui tournait pas la tête, il se réservait de choisir à qui il voulait céder. C’était la même chose en France, où il se retrouvait souvent invité par un avocat qui organisait des partouzes de notables. Il était convoité de tous : charpenté et mince, une gueule d’ange exempt de toute confession, et surtout uniquement actif dans un milieu où la passivité semblait être la règle.
Il se détourna des Canaries au profit du Maghreb, fit des séjours à Agadir où la police montée faisait la chasse aux prostitués « importunant » les touristes. Ceux-ci lui proposèrent de lui faire visiter le Palais où se déroulaient la nuit des partouzes homosexuelles endiablées avec des personnages importants du régime, mais il eut l’intelligence de refuser en expliquant qu’il n’était qu’un touriste avide de sable chaud et de vagues rafraîchissantes ; soucieux de retrouver son épouse le soir.
Le Maroc fut un lieu de rencontres également pour lui. Il se lia avec des couples homos qui l’invitèrent à séjourner dans leur suite, le couvrant de cadeaux magnifiques, essentiellement composés de bijoux en or massif et de pierreries. Ce n’était pas à proprement parler de la prostitution, mais cela ouvrait certaines portes qu’il lui arriva de franchir par la suite davantage pour rire que par appât du gain.
Il écuma également les Clubs Med de l’Afrique noire avec sa sœur. Il eut une histoire avec un maître nageur qui oubliait souvent de surveiller le grand bain, où les femmes le dévoraient des yeux avec concupiscence, pour le rejoindre dans sa chambre afin de s’offrir entièrement à lui dans une furie de cris orgiaques. Yves l’avait surnommé « la cheminée », parce qu’il ne pensait qu’à se faire ramoner. Le garçon en question avait failli se faire renvoyer et il n’avait dû son salut qu’au témoignage de son amant qui avait prétendu l’avoir convoqué dans sa chambre afin de lui offrir un sac de voyage publicitaire.
Il se fit également remarquer un jour par un fou rire irrépressible devant un ministre de la Culture à qui un journaliste demandait de dire bonjour au micro et qui avait déclaré fièrement : « Bonjour, Micro ! » On aurait pu croire à une blague raciste, cependant l’anecdote était entièrement vraie et ne montrait que de la bêtise d’un homme ; qu’importe qu’il fût noir et ministre d’une culture dont il ne semblait pas déborder…
Parce que c’était l’insouciance du début des années quatre-vingt, ses amis Allemands moururent l’un après l’autre du fléau qui commençait à ravager la planète. Pour eux, le préservatif était affaire d’hétérosexuels, volonté de ne pas se retrouver père sur le coup d’un soir. Yves, quant à lui, avait eu la chance d’avoir un père qui avait eu l’intelligence de lui dire : « Quelle que soit ta sexualité, ne baise jamais sans capote. » Bien sûr, il ne pensait qu’à la syphilis, mais le conseil avait été le meilleur qu’il eût pu donner.
Un jour, lassé par la vie trépidante et futile des lieux de vacances, Yves avait découvert l’île de Tenerife. Fuyant le sud, trop touristique, il avait jeté son dévolu sur un petit port du nord dont il était littéralement tombé amoureux au point d’en faire son lieu unique de villégiature estivale pour les années qui suivirent jusqu’à sa retraite qui fût le moment de s’y fixer définitivement.
La trentaine venue, il s’était entiché d’un fleuriste avec lequel il s’était installé. Ils avaient vécu un peu plus de vingt ans ensemble. L’autre à ses crochets plutôt que l’inverse. Puis alors qu’ils entamaient leur vingt-deuxième année, il s’était fait mettre à la porte sans comprendre pourquoi. L’autre lui avait simplement dit : « Incompatibilité d’humeur » sans proposer de lui rembourser les sommes folles qu’il avait dépensées pour éponger des dettes qui n’étaient pas les siennes. Comme sa tante était devenue « la connasse », son ancien compagnon devint « l’autre pingouin » quand il avait à y faire allusion.
Le chemin de Michel était bien différent et l’on pourrait légitimement se demander comment ces deux destins s’étaient rejoints un jour.
Il n’avait pas eu le parcours de son mari. Si l’homosexualité de celui-ci avait été révélée dans le drame que l’on sait, il avait du moins eu la chance d’avoir des parents qui l’aimaient au point d’accepter tout ce qui pourrait faire le bonheur de leur fils. De tempérament méditerranéen, ils considéraient celui-ci comme la prunelle de leurs yeux et – n’ayons pas peur de la comparaison – la première merveille du monde. Pour Michel, c’était différent ; des neiges du Massif Central aux vents glacés du Cotentin, le tempérament familial était moins que tempéré et d’autant plus sur la question de la sexualité.
Le développement de l’homosexualité chez le jeune garçon s’était fait, sinon de façon honteuse, à tout le moins dans une totale dissimulation. Il avait su d’instinct que son père n’accepterait jamais « ça » sous son toit, qu’il y aurait des drames et que pour finir il se retrouverait à la rue, à jamais déshérité et coupé de sa famille.
L’enfant avait donc avancé aussi prudemment qu’il le pouvait sur une route pleine d’embûches. Quand il s’était mis à développer des sentiments amoureux et des pulsions physiques pour certains de ses camarades, à partir du collège, il s’était heurté à des refus qui n’étaient pas toujours gentils, comme si pour l’autre le simple fait de découvrir qu’il pouvait être l’objet de l’amour d’un garçon était assimilable à une agression sexuelle. Certains l’avaient repoussé physiquement et ne lui avaient plus jamais adressé la parole, d’autres avaient eu un mouvement de recul en déclarant : « T’es une pédale ? J’en reviens pas ! » et les pires n’avaient rien dit sur le moment, se réservant de diffuser l’information auprès de leurs copains afin que la rumeur s’installe et enfle dans tout l’établissement.
Ce bruit de fond était remonté aux oreilles de sa famille. Sa mère s’était fendue d’une lettre à la conseillère principale d’éducation, dans laquelle elle demandait comment on pouvait savoir à 13 ans ce que serait la sexualité d’un garçon et demandant que l’on calme les esprits.
Afin de donner le change, plutôt que de chercher à expliquer comment une telle rumeur avait pu éclater, le jeune adolescent s’en était sorti avec l’une des pirouettes dont il commençait à avoir le secret : « Comment pourrais-je être pédé un jour, je ne supporte déjà pas les suppositoires ! » On avait ri autour de la table et tenté d’oublier l’incident.
Michel n’avait que des petites-cousines, mais celles-ci avaient un cousin avec qui il fit connaissance lors des grandes vacances. Philippe était son aîné de cinq ans. Déjà bien formé et surtout bien informé des choses du sexe, il lui apprit d’autres jeux que ceux auxquels il était habitué. Ils s’enfermaient dans la chambre, mettaient un disque un peu fort, se jetaient sur le lit où ils se déshabillaient mutuellement. C’étaient des caresses un peu maladroites dans lesquelles se trouvaient mêlées l’excitation de la transgression et l’inquiétude d’être surpris. L’aîné dirigeait les opérations, se caressait puis prenait en main le membre dressé de son ami et donnait le rythme à ses deux mains en faisant en sorte que leurs jouissances soient concomitantes.
Parfois, il entraînait Michel jusqu’au bois de chênes. « Je l’emmène voir les lapins ! » criait-il à la cantonade en dévalant les escaliers. Et tandis qu’ils s’installaient dans la voiture, la voix des parents les rattrapait avec le même conseil : « Vous n’emmenez pas les chiens ! » Mais bien sûr, ce n’était pas à la chasse au lapin qu’ils allaient…
Tout cela n’avait été qu’un jeu initiatique, dans lequel n’était entré aucun sentiment. Pas une fois Philippe n’avait embrassé son compagnon, pris son sexe dans sa bouche ou tendu le sien, de même qu’il n’avait pas chercher à entrer en lui, se contentant de frotter son membre dressé entre ses fesses dans un mouvement de va-et-vient ascendant. Ils se perdirent de vue aussi soudainement qu’ils s’étaient connus, l’année où Philippe fut appelé sous les drapeaux. Puis il se maria et eux quelques enfants, un divorce et une vie minable.
Michel ne détestait pas les jeux du sexe, cependant il recherchait l’amour. Son rêve était au fond tout ce qu’il y a de plus simple : trouver le Prince charmant qui transformerait sa vie et qu’il suivrait jusqu’au bout du monde s’il le fallait. C’est dans ce contexte qu’apparut Vincent, météore assassin. Un premier et immense chagrin d’amour dont il lui fallut dix ans pour se remettre. Une décennie d’errances suicidaires. Entre vingt et trente ans, il n’y eut qu’une longue abstinence au niveau du sexe comme du cœur. C’était le début de l’épidémie de sida et cette interminable dépression qui le tenait éloigné de tout rapprochement charnel lui sauva probablement la vie.
Il avait traîné dans les boîtes gays, y avait sympathisé avec une faune multicolore et exubérante, où les travestis avaient peu à peu cédé la place à des drag-queens flamboyantes. Parmi elles, il lui était arrivé de discuter avec Josepha, qui annonçait à qui voulait l’entendre qu’un jour on entendrait parler d’elle et qu’elle serait célèbre. Elle avait tenu parole, devenant sinon le premier du moins l’un des premiers tueurs en série de l’hexagone, s’employant à assassiner les vieilles dames qu’elle ne deviendrait jamais…
Pour dire les choses le plus simplement possible, il eut l’impression pendant toutes ces années d’être une sorte de passager clandestin dans le tumulte de la vie qui l’entourait. Il abandonna ses études en grande partie parce qu’il ne supportait pas la foule des amphithéâtres et les bousculades dans les couloirs, mais aussi par désir d’indépendance. Partir de chez ses parents, c’était s’offrir une chance de pouvoir amener des garçons dans son lit, dans sa vie. Du moins était-ce un raisonnement théorique…
Le temps passait. Il venait d’accrocher la trentaine et le Prince charmant de ses rêves ne s’était toujours pas montré. Pour l’heure, il s’était entiché d’un jeune écervelé avec lequel il s’était associé pour monter une entreprise dans l’informatique. Bien entendu, l’autre était un pur hétéro multipliant les conquêtes féminines, bien qu’il entretînt avec lui un jeu de séduction extrêmement pervers auquel Michel ne demandait qu’à se laisser prendre, faute de mieux.
Non sans une certaine amertume, il se souvenait de tous les coups de cœur qu’il avait eu, enfant, pour ses petits camarades. Il revoyait jusqu’à leur t-shirt préféré, leur tignasse ébouriffée ou au contraire leur raie impeccable. Des prénoms fusaient de son inconscient, rappel de toutes ces occasions manquées, ces silences peureux de sa part qui le minaient au plus profond. Et si, bêtement, il avait ainsi laissé passer sa chance ? Cette peur immonde qui avait été la sienne, il la haïssait de tout son être, de toute son âme ; la peur d’être découvert et de devoir expliquer qu’il ne ressentait pas la moindre honte d’être une tapette et d’aimer les queues, de lorgner les bosses davantage que les creux…
Une première psychanalyse, menée avec un grand spécialiste de l’homosexualité, lui avait apporté pour toute réponse le fait qu’il était homophobe. C’était tellement sidérant qu’il n’avait su que répondre. Comment expliquer à quelqu’un qui a tant de certitudes et d’a priori, que ça le dérangeait moins d’être pédé que de devoir affronter le refus et la violence des autres ? Il avait mis fin à ces séances qui remuaient trop de choses en lui pour un résultat aussi navrant.
Et puis un jour, son associé lui avait mis sa petite-amie du moment entre les bras parce qu’il avait deux autres fers au feu, et surtout parce qu’il avait senti qu’il arriverait un moment où Michel ne se contenterait plus de cette parade amoureuse dans laquelle il était le seul pigeon.
La jeune fille le charma par sa volubilité, son exubérance et une réelle joie de vivre. Ils tissèrent des liens d’amitié sincères et solides, développèrent une réelle complicité. C’était une mangeuse d’hommes et savoir que son nouvel ami avait les mêmes centres d’intérêt qu’elle, en ce domaine n’était pas pour lui déplaire. Elle finit par se glisser dans son lit, pour une prestation tout à fait navrante de leur point de vue à chacun. C’était ainsi, on ne force pas sa nature. S’il l’aimait sincèrement, Michel ne la désirait pas. Loin de s’en offusquer, elle en conçut une sorte de soulagement : il n’y aurait pas de comportement de coq pour venir tout gâcher entre eux.
S’interrogeant mutuellement sur la vacuité de leurs vies sentimentales, sur ce à quoi ils tenaient l’un et l’autre – en l’occurrence avoir des enfants –, ils décidèrent de fonder la famille idéale et firent deux enfants à six ans d’intervalle.
Michel gisait nu sur le lit dont les draps en désordre étaient repoussés au pied, les oreillers défoncés, le traversin tombé au sol… C’était comme une île déserte. Son île délicieuse des premiers instants après l’amour.
Ses fesses étaient rougies comme à la suite d’une exposition prolongée au soleil de midi, cuisantes et suavement endolories. Il se laissait aller à une douce rêverie, dans un état de semi-conscience, enregistrant vaguement les bruits, goûtant le mélange de parfums qui stagnait dans la pièce, où des fragrances sophistiquées d’eaux de toilettes se mêlaient à de plus subtils effluves de sueurs amoureuses et d’âcres senteurs de sperme.
Il était en totale pâmoison, délicieusement épuisé par cette intense activité sexuelle qui venait de prendre fin quelques minutes plus tôt et trouvait pour son partenaire sa conclusion sous la douche, tandis que de son côté il s’abandonnait mollement à une rêverie languide et bizarre dans laquelle se télescopaient des images du passé et d’autres encore si présentes.
Il imaginait son mari sous la douche ; l’eau ruisselant sur le torse encore robuste sur lequel l’âge n’avait pas fait de ravage, semé de poils où le poivre l’avait depuis longtemps cédé au sel, le ventre ferme, les bras musclés qui l’avaient étreint si fortement, les mains délicates qui l’avaient fessé si fermement…
Il repense à cet instant merveilleux où, tandis qu’ils se déshabillaient mutuellement, le poids des ans s’était évanoui comme s’il n’avait été que cailloux au fond de leurs poches ; à ces gestes d’amour sans cesse réinventés, d’une intensité intacte, comparable à celle du premier jour.
Il sent son sexe frémir. Aurait-il des velléités de redresser la tête, prêt à de nouveaux assauts ? Mais non, il ne faut pas rêver ; à quatre-vingt-quinze ans le cœur à ses raisons que le corps n’assume plus en continu. Il n’y a pas de regrets à avoir, il est comblé. Comment le dire autrement ? Son corps est rompu, il a l’impression de sentir chaque muscle, chacun de ses os qui ont été caressés, serrés, malaxés par les mains puissantes de son amour ; et puis cette sensation de le sentir encore en lui alors qu’il sait bien qu’il se trouve dans la salle de bains… « Mon Dieu, ne plus évoquer ce bonheur intense, sinon je vais me précipiter sous la douche pour le rejoindre ! » pense-t-il. Et cela fait un peu plus de quarante ans qu’il en va ainsi ; ces deux-là s’aiment d’un amour fusionnel qui a effacé tout ce qu’ils ont vécu avant leur rencontre et qui passerait pour une négation du mode de vie qui s’est imposé à eux pour le meilleur et loin du pire.
Avant de se connaître, chacun a eu une vie, un parcours initiatique, s’est construit dans l’attente de la rencontre qui changerait leur existence en la sublimant. Ils s’en sont ouverts sans tabou ni fausse pudeur dès les premiers temps, car il ne sert à rien de rougir d’un passé auquel on ne pourrait rien changer si tant est qu’on le veuille. Ils ont « jeté leur gourme » comme on le dit des garçons délurés avant de les voir rentrer dans le rang du mariage ; quoiqu’ils aient grandi à une époque où l’on eût présenté les choses avec moins d’indulgence s’agissait de parler de garçons qui ne s’étaient pas amusés avec des filles.
Yves avait fricoté avec ses deux cousins, dont l’aîné avait huit ans de plus que lui et dont le cadet était de son âge, quand il avait treize ans et passait ses vacances avec eux dans les Landes. Il aimait s’accrocher à l’aîné, à l’arrière de sa moto, pour aller s’amuser avec lui dans la forêt de pins ou bien entraîner le cadet dans les toilettes du cinéma. C’était un jeu permanent et innocent jusqu’à ce que sa tante entre dans la chambre et trouve les deux plus jeunes nus sur le lit, chacun avec le sexe de l’autre dans la bouche… Il s’était ensuivi un drame mémorable qui avait brisé la famille. Yves n’avait pas parlé de ce qu’il faisait avec l’aîné, ce qui n’eut pas manqué de démultiplier la déflagration puisqu’il y avait juridiquement viol sur mineur et que sa tante n’aurait pu lui faire porter le chapeau ainsi qu’elle s’était ingéniée à le faire, partant du principe que ses deux rejetons étaient de fervents catholiques, droits et purs, et que seul ce démon avait pu tenter de pervertir le plus jeune.
Yves vouait une haine inextinguible à sa tante, qu’il n’avait plus jamais nommée autrement que « la connasse », même par-delà la mort. Il se plaisait à penser que si l’aîné des deux cousins avait choisi une carrière de garde forestier, c’était en souvenir de leurs randonnées motocyclistes sur les sentiers écartés de la pinède… Comme une nostalgie d’un bonheur dont sa mère castratrice l’avait privé. Peut-être faisait-il parti de ces types mariés qui peuplent les saunas gays l’après-midi, quand leurs épouses les croient au travail, et en profitent pour se taper les jeunes étudiants qu’on attire ici en leur offrant la gratuité de l’entrée ?
La vérité est qu’il n’avait plus jamais eu de contacts avec les deux frères à qui l’on avait formellement interdit de le revoir ou même lui parler. Au fond de lui, il leur en voulait de ne l’avoir pas défendu, de n’avoir pas osé affronter leur mère pour la mettre devant la réalité : ils étaient tous trois consentants et aucun n’avait fait de mal à l’autre.
Les grands-parents avaient sermonné son père, prenant fait et cause pour leur fille contre leur fils. C’était logique : lui habitait loin, alors qu’elle était ici.
Il y eût quatre longues années pendant lesquelles Yves rongeât son frein, puis le jour de ses dix-huit ans il informa son père qu’il ne remettrait plus jamais les pieds chez ses grands-parents et ne voulait plus entendre parler d’eux. Sa sœur lui emboîta le pas. Ils dirent tous deux ce qu’ils avaient sur le cœur. Ce fut douloureux pour le père, qui comprit qu’il avait eu tort de ne pas prendre la défense de son fils.
La majorité donna une liberté nouvelle à Yves, lui permit de voyager et de faire des rencontres. De faire ses choix.
Il partit pour la Grande Canarie, attiré par la beauté de ses plages et la couleur de leurs eaux, il y découvrit l’attrait particulier des dunes où certains semblaient plus assidus qu’à la baignade. C’est ainsi qu’il fit la connaissance d’un groupe de jeunes Allemands avec qui il se lia d’amitié. Il leur rendit visite à Francfort. L’un d’eux était photographe et le convainquit de poser nu pour lui. Les photographies furent publiées dans une revue gay qui passait de mains en mains, l’été suivant, à Las Palmas et lui valurent un franc succès en même temps que quelques bonnes fortunes. Il fut invité à des fêtes particulières et se retrouva ainsi dans la piscine d’un crooner internationalement connu qui aurait bien aimé qu’il lui tende autre chose qu’un micro devant la bouche… Il n’avait pas conclu, la notoriété de ses prétendants ne lui tournait pas la tête, il se réservait de choisir à qui il voulait céder. C’était la même chose en France, où il se retrouvait souvent invité par un avocat qui organisait des partouzes de notables. Il était convoité de tous : charpenté et mince, une gueule d’ange exempt de toute confession, et surtout uniquement actif dans un milieu où la passivité semblait être la règle.
Il se détourna des Canaries au profit du Maghreb, fit des séjours à Agadir où la police montée faisait la chasse aux prostitués « importunant » les touristes. Ceux-ci lui proposèrent de lui faire visiter le Palais où se déroulaient la nuit des partouzes homosexuelles endiablées avec des personnages importants du régime, mais il eut l’intelligence de refuser en expliquant qu’il n’était qu’un touriste avide de sable chaud et de vagues rafraîchissantes ; soucieux de retrouver son épouse le soir.
Le Maroc fut un lieu de rencontres également pour lui. Il se lia avec des couples homos qui l’invitèrent à séjourner dans leur suite, le couvrant de cadeaux magnifiques, essentiellement composés de bijoux en or massif et de pierreries. Ce n’était pas à proprement parler de la prostitution, mais cela ouvrait certaines portes qu’il lui arriva de franchir par la suite davantage pour rire que par appât du gain.
Il écuma également les Clubs Med de l’Afrique noire avec sa sœur. Il eut une histoire avec un maître nageur qui oubliait souvent de surveiller le grand bain, où les femmes le dévoraient des yeux avec concupiscence, pour le rejoindre dans sa chambre afin de s’offrir entièrement à lui dans une furie de cris orgiaques. Yves l’avait surnommé « la cheminée », parce qu’il ne pensait qu’à se faire ramoner. Le garçon en question avait failli se faire renvoyer et il n’avait dû son salut qu’au témoignage de son amant qui avait prétendu l’avoir convoqué dans sa chambre afin de lui offrir un sac de voyage publicitaire.
Il se fit également remarquer un jour par un fou rire irrépressible devant un ministre de la Culture à qui un journaliste demandait de dire bonjour au micro et qui avait déclaré fièrement : « Bonjour, Micro ! » On aurait pu croire à une blague raciste, cependant l’anecdote était entièrement vraie et ne montrait que de la bêtise d’un homme ; qu’importe qu’il fût noir et ministre d’une culture dont il ne semblait pas déborder…
Parce que c’était l’insouciance du début des années quatre-vingt, ses amis Allemands moururent l’un après l’autre du fléau qui commençait à ravager la planète. Pour eux, le préservatif était affaire d’hétérosexuels, volonté de ne pas se retrouver père sur le coup d’un soir. Yves, quant à lui, avait eu la chance d’avoir un père qui avait eu l’intelligence de lui dire : « Quelle que soit ta sexualité, ne baise jamais sans capote. » Bien sûr, il ne pensait qu’à la syphilis, mais le conseil avait été le meilleur qu’il eût pu donner.
Un jour, lassé par la vie trépidante et futile des lieux de vacances, Yves avait découvert l’île de Tenerife. Fuyant le sud, trop touristique, il avait jeté son dévolu sur un petit port du nord dont il était littéralement tombé amoureux au point d’en faire son lieu unique de villégiature estivale pour les années qui suivirent jusqu’à sa retraite qui fût le moment de s’y fixer définitivement.
La trentaine venue, il s’était entiché d’un fleuriste avec lequel il s’était installé. Ils avaient vécu un peu plus de vingt ans ensemble. L’autre à ses crochets plutôt que l’inverse. Puis alors qu’ils entamaient leur vingt-deuxième année, il s’était fait mettre à la porte sans comprendre pourquoi. L’autre lui avait simplement dit : « Incompatibilité d’humeur » sans proposer de lui rembourser les sommes folles qu’il avait dépensées pour éponger des dettes qui n’étaient pas les siennes. Comme sa tante était devenue « la connasse », son ancien compagnon devint « l’autre pingouin » quand il avait à y faire allusion.
Le chemin de Michel était bien différent et l’on pourrait légitimement se demander comment ces deux destins s’étaient rejoints un jour.
Il n’avait pas eu le parcours de son mari. Si l’homosexualité de celui-ci avait été révélée dans le drame que l’on sait, il avait du moins eu la chance d’avoir des parents qui l’aimaient au point d’accepter tout ce qui pourrait faire le bonheur de leur fils. De tempérament méditerranéen, ils considéraient celui-ci comme la prunelle de leurs yeux et – n’ayons pas peur de la comparaison – la première merveille du monde. Pour Michel, c’était différent ; des neiges du Massif Central aux vents glacés du Cotentin, le tempérament familial était moins que tempéré et d’autant plus sur la question de la sexualité.
Le développement de l’homosexualité chez le jeune garçon s’était fait, sinon de façon honteuse, à tout le moins dans une totale dissimulation. Il avait su d’instinct que son père n’accepterait jamais « ça » sous son toit, qu’il y aurait des drames et que pour finir il se retrouverait à la rue, à jamais déshérité et coupé de sa famille.
L’enfant avait donc avancé aussi prudemment qu’il le pouvait sur une route pleine d’embûches. Quand il s’était mis à développer des sentiments amoureux et des pulsions physiques pour certains de ses camarades, à partir du collège, il s’était heurté à des refus qui n’étaient pas toujours gentils, comme si pour l’autre le simple fait de découvrir qu’il pouvait être l’objet de l’amour d’un garçon était assimilable à une agression sexuelle. Certains l’avaient repoussé physiquement et ne lui avaient plus jamais adressé la parole, d’autres avaient eu un mouvement de recul en déclarant : « T’es une pédale ? J’en reviens pas ! » et les pires n’avaient rien dit sur le moment, se réservant de diffuser l’information auprès de leurs copains afin que la rumeur s’installe et enfle dans tout l’établissement.
Ce bruit de fond était remonté aux oreilles de sa famille. Sa mère s’était fendue d’une lettre à la conseillère principale d’éducation, dans laquelle elle demandait comment on pouvait savoir à 13 ans ce que serait la sexualité d’un garçon et demandant que l’on calme les esprits.
Afin de donner le change, plutôt que de chercher à expliquer comment une telle rumeur avait pu éclater, le jeune adolescent s’en était sorti avec l’une des pirouettes dont il commençait à avoir le secret : « Comment pourrais-je être pédé un jour, je ne supporte déjà pas les suppositoires ! » On avait ri autour de la table et tenté d’oublier l’incident.
Michel n’avait que des petites-cousines, mais celles-ci avaient un cousin avec qui il fit connaissance lors des grandes vacances. Philippe était son aîné de cinq ans. Déjà bien formé et surtout bien informé des choses du sexe, il lui apprit d’autres jeux que ceux auxquels il était habitué. Ils s’enfermaient dans la chambre, mettaient un disque un peu fort, se jetaient sur le lit où ils se déshabillaient mutuellement. C’étaient des caresses un peu maladroites dans lesquelles se trouvaient mêlées l’excitation de la transgression et l’inquiétude d’être surpris. L’aîné dirigeait les opérations, se caressait puis prenait en main le membre dressé de son ami et donnait le rythme à ses deux mains en faisant en sorte que leurs jouissances soient concomitantes.
Parfois, il entraînait Michel jusqu’au bois de chênes. « Je l’emmène voir les lapins ! » criait-il à la cantonade en dévalant les escaliers. Et tandis qu’ils s’installaient dans la voiture, la voix des parents les rattrapait avec le même conseil : « Vous n’emmenez pas les chiens ! » Mais bien sûr, ce n’était pas à la chasse au lapin qu’ils allaient…
Tout cela n’avait été qu’un jeu initiatique, dans lequel n’était entré aucun sentiment. Pas une fois Philippe n’avait embrassé son compagnon, pris son sexe dans sa bouche ou tendu le sien, de même qu’il n’avait pas chercher à entrer en lui, se contentant de frotter son membre dressé entre ses fesses dans un mouvement de va-et-vient ascendant. Ils se perdirent de vue aussi soudainement qu’ils s’étaient connus, l’année où Philippe fut appelé sous les drapeaux. Puis il se maria et eux quelques enfants, un divorce et une vie minable.
Michel ne détestait pas les jeux du sexe, cependant il recherchait l’amour. Son rêve était au fond tout ce qu’il y a de plus simple : trouver le Prince charmant qui transformerait sa vie et qu’il suivrait jusqu’au bout du monde s’il le fallait. C’est dans ce contexte qu’apparut Vincent, météore assassin. Un premier et immense chagrin d’amour dont il lui fallut dix ans pour se remettre. Une décennie d’errances suicidaires. Entre vingt et trente ans, il n’y eut qu’une longue abstinence au niveau du sexe comme du cœur. C’était le début de l’épidémie de sida et cette interminable dépression qui le tenait éloigné de tout rapprochement charnel lui sauva probablement la vie.
Il avait traîné dans les boîtes gays, y avait sympathisé avec une faune multicolore et exubérante, où les travestis avaient peu à peu cédé la place à des drag-queens flamboyantes. Parmi elles, il lui était arrivé de discuter avec Josepha, qui annonçait à qui voulait l’entendre qu’un jour on entendrait parler d’elle et qu’elle serait célèbre. Elle avait tenu parole, devenant sinon le premier du moins l’un des premiers tueurs en série de l’hexagone, s’employant à assassiner les vieilles dames qu’elle ne deviendrait jamais…
Pour dire les choses le plus simplement possible, il eut l’impression pendant toutes ces années d’être une sorte de passager clandestin dans le tumulte de la vie qui l’entourait. Il abandonna ses études en grande partie parce qu’il ne supportait pas la foule des amphithéâtres et les bousculades dans les couloirs, mais aussi par désir d’indépendance. Partir de chez ses parents, c’était s’offrir une chance de pouvoir amener des garçons dans son lit, dans sa vie. Du moins était-ce un raisonnement théorique…
Le temps passait. Il venait d’accrocher la trentaine et le Prince charmant de ses rêves ne s’était toujours pas montré. Pour l’heure, il s’était entiché d’un jeune écervelé avec lequel il s’était associé pour monter une entreprise dans l’informatique. Bien entendu, l’autre était un pur hétéro multipliant les conquêtes féminines, bien qu’il entretînt avec lui un jeu de séduction extrêmement pervers auquel Michel ne demandait qu’à se laisser prendre, faute de mieux.
Non sans une certaine amertume, il se souvenait de tous les coups de cœur qu’il avait eu, enfant, pour ses petits camarades. Il revoyait jusqu’à leur t-shirt préféré, leur tignasse ébouriffée ou au contraire leur raie impeccable. Des prénoms fusaient de son inconscient, rappel de toutes ces occasions manquées, ces silences peureux de sa part qui le minaient au plus profond. Et si, bêtement, il avait ainsi laissé passer sa chance ? Cette peur immonde qui avait été la sienne, il la haïssait de tout son être, de toute son âme ; la peur d’être découvert et de devoir expliquer qu’il ne ressentait pas la moindre honte d’être une tapette et d’aimer les queues, de lorgner les bosses davantage que les creux…
Une première psychanalyse, menée avec un grand spécialiste de l’homosexualité, lui avait apporté pour toute réponse le fait qu’il était homophobe. C’était tellement sidérant qu’il n’avait su que répondre. Comment expliquer à quelqu’un qui a tant de certitudes et d’a priori, que ça le dérangeait moins d’être pédé que de devoir affronter le refus et la violence des autres ? Il avait mis fin à ces séances qui remuaient trop de choses en lui pour un résultat aussi navrant.
Et puis un jour, son associé lui avait mis sa petite-amie du moment entre les bras parce qu’il avait deux autres fers au feu, et surtout parce qu’il avait senti qu’il arriverait un moment où Michel ne se contenterait plus de cette parade amoureuse dans laquelle il était le seul pigeon.
La jeune fille le charma par sa volubilité, son exubérance et une réelle joie de vivre. Ils tissèrent des liens d’amitié sincères et solides, développèrent une réelle complicité. C’était une mangeuse d’hommes et savoir que son nouvel ami avait les mêmes centres d’intérêt qu’elle, en ce domaine n’était pas pour lui déplaire. Elle finit par se glisser dans son lit, pour une prestation tout à fait navrante de leur point de vue à chacun. C’était ainsi, on ne force pas sa nature. S’il l’aimait sincèrement, Michel ne la désirait pas. Loin de s’en offusquer, elle en conçut une sorte de soulagement : il n’y aurait pas de comportement de coq pour venir tout gâcher entre eux.
S’interrogeant mutuellement sur la vacuité de leurs vies sentimentales, sur ce à quoi ils tenaient l’un et l’autre – en l’occurrence avoir des enfants –, ils décidèrent de fonder la famille idéale et firent deux enfants à six ans d’intervalle.
*
L’eau continuait à couler, dehors comme dans la salle de bains ; Michel bougea les membres inférieurs, ses bras restant emprisonnés sous les oreillers et le poids de sa tête. Sa jambe gauche rencontra le paddle, tandis que la droite effleurait le froid glacé de la paire de menottes en acier. Un peu plus loin devaient se trouver la cravache, le martinet à manche de bois jaune et un godemiché…
Le paddle, qu’ils avaient acquis dans la première décennie des années deux mille au Pabo, un sex-shop de Nieuwendijk à Amsterdam, consistait en deux épaisses lames de cuir dur reliées à un manche de même matière et servait aux adeptes du spanking, c’est-à-dire de la fessée. Dans l’une des lames était ajouré le mot « boy » qui venait s’inscrire dans la chair dès lors que la correction était administrée de bon cœur. Michel aimait l’idée que la traduction française du mot paddle fut « tapette », il y voyait une espièglerie sémantique.
Il n’avait jamais été un adepte des pratiques SM, leur trouvant un côté théâtral parfaitement ridicule à son goût, avec tout cet attirail de cuir ou de skaï luisant et les divers instruments de torture nickelés qui s’y attachaient. Et puis, il avait eu suffisamment à souffrir physiquement dans son enfance pour ne pas trouver quoi que ce fut de « sexy » à la chose. Quant à la fessée et au fouet, il avait eu à goûter plus d’une fois, quand il n’avait qu’une demi-douzaine d’années, aux coups de ceinture paternels pour ne pas en nourrir le moindre phantasme.
Son enfance avait aussi goûté du martinet. Un accessoire identique en tout point à celui-ci. Il se souvenait parfaitement l’avoir choisi lui-même, à l’époque, à l’étal d’un marchand forain sur le marché couvert de Malakoff, au milieu – ça ne s’invente pas – de jouets de toutes sortes pour petites filles et petits garçons. Peut-être n’avait-il pas eu conscience de la destination de l’instrument au moment de l’achat, mais il en avait très vite compris l’usage. Par vengeance, chaque fois qu’il en avait reçu un coup, il en avait arraché une lanière de cuir et, très vite, il n’était plus resté que le manche inutile orné d’une couronne de petits clous à tête noire arrondie.
La cravache avait été tout bonnement achetée dans un magasin d’articles de sport au moment des soldes où elle avait coûté cinq fois moins cher que dans une boutique spécialisée dans les gadgets érotiques tout en étant bien plus réaliste.
Les sex-toys avaient pris une plus grande place dans leurs jeux coquins au fur et à mesure de leur avancée en âge. Il y avait eu des godemichés de toutes sortes, des plus réalistes aux plus improbables, simples ou doubles. Il détestait leur dénomination anglaise « dildo » et trouvait plus poétique que l’espagnol leur ait donné le nom de « consolador ». C’était bien de cela qu’il s’agissait, se consoler d’une vigueur manquante… Quant à l’étymologie française, elle attestait d’un « godemichou » de bon aloi dès 1611 et l’une des hypothèses la rattachait au latin médiéval « Gaude mihi » dont la traduction était tout un programme : « réjouis-moi » !
Le bruit de cette eau qui coulait devenait sa madeleine de Proust, l’entraînant dans une rêverie anarchique où se télescopaient ses propres souvenirs et ceux que lui avait raconté Yves tout au long de ces quarante ans de vie commune, au point qu’ils étaient en quelque sorte devenus les siens.
Yves avait vécu vingt-deux ans avec son fleuriste, s’accrochant à une idée de bonheur qui ne reflétait en rien la réalité. L’autre n’était guère porté sur le sexe au départ et s’en détacha très vite de plus en plus jusqu’à un abandon total de la chose, tant et si bien qu’il arriva un moment où Yves fut contraint d’aller chercher ailleurs une satisfaction qu’on ne feignait même plus vouloir lui donner. Il ne le fit pas dans le dos de son compagnon, lui indiquant qu’il cesserait ses virées nocturnes à l’instant où il y aurait un retour à la normale dans son propre foyer, ce qui n’arriva jamais.
Pour ce qui est de Michel, il vécut pendant dix-huit ans avec sa femme et ses deux enfants. Les huit premières années, tel la légende de Montherlant écrivant Les Jeunes filles, sans jamais toucher ou se laisser toucher par un homme. Mais à la fin des années quatre-vingt-dix, les débats houleux autour du pacs le ramenèrent à sa propre réalité. Les discours de Christine Boutin – députée démocrate chrétienne totalement oubliée depuis mais passionaria de la cause homophobe à l’époque – lui firent comprendre que les insultes proférées s’adressaient à lui, quelle que soit sa condition de mari et de père de famille. Il était homosexuel, n’avait jamais été autre chose et ne cesserait jamais de l’être. D’ailleurs, lorsqu’il se promenait avec sa femme, celle-ci ne lui signalait-elle pas les plus beaux culs de garçons qu’elle voyait et, de son côté, lorsqu’ils simulaient une scène de ménage, ne concluait-il pas en déclarant « si c’est ça, je retourne chez les garçons » ?
Christine Boutin, bien involontairement comme on l’imagine, fut une révélation pour lui. Avec son épouse, il avaient voulu faire des enfants ensemble en s’aimant sincèrement d’un amour différent, c’était chose faite puisque le second venait de naître, il était temps de se poser à nouveau la question du prince charmant de ses rêves. Puisqu’ils ne s’étaient jamais rien caché, ils eurent une conversation sur le sujet et se mirent d’accord sur un nouveau mode de vie, sans bien savoir vers quoi ils s’engageaient.
Michel poursuivit sa quête d’un improbable chevalier servant. Il crut le trouver plus d’une fois. Allant de déception en déception, il découvrit à quarante ans passés une sexualité débridée de collégien, jetant tardivement sa gourme, multipliant les partenaires au point de pulvériser le record généralement attribué à un Georges Simenon friand de passes rapides… Il fréquenta les saunas, les sex-clubs et les backrooms, eut une longue liaison compliquée avec celui qu’il pensa être l’homme de sa vie avant d’être rejeté six ans plus tard, pensant que tout était désormais fini pour lui.
Lorsqu’il rencontra à nouveau ce qu’il pensait être l’amour d’un homme, il se laissa convaincre pas sa femme de tenter sa chance réellement, alors ils se séparèrent et il alla s’installer avec François. Ce fut un désastre dès les premières semaines, cependant il refusa de s’avouer vaincu et s’enferra dans une relation nocive durant un an et demi, avant de jeter l’éponge et d’emménager, seul, dans un petit studio, pensant que tout espoir de trouver l’Élu était définitivement vain. C’est à ce moment-là qu’Yves fit son apparition…
Le paddle, qu’ils avaient acquis dans la première décennie des années deux mille au Pabo, un sex-shop de Nieuwendijk à Amsterdam, consistait en deux épaisses lames de cuir dur reliées à un manche de même matière et servait aux adeptes du spanking, c’est-à-dire de la fessée. Dans l’une des lames était ajouré le mot « boy » qui venait s’inscrire dans la chair dès lors que la correction était administrée de bon cœur. Michel aimait l’idée que la traduction française du mot paddle fut « tapette », il y voyait une espièglerie sémantique.
Il n’avait jamais été un adepte des pratiques SM, leur trouvant un côté théâtral parfaitement ridicule à son goût, avec tout cet attirail de cuir ou de skaï luisant et les divers instruments de torture nickelés qui s’y attachaient. Et puis, il avait eu suffisamment à souffrir physiquement dans son enfance pour ne pas trouver quoi que ce fut de « sexy » à la chose. Quant à la fessée et au fouet, il avait eu à goûter plus d’une fois, quand il n’avait qu’une demi-douzaine d’années, aux coups de ceinture paternels pour ne pas en nourrir le moindre phantasme.
Son enfance avait aussi goûté du martinet. Un accessoire identique en tout point à celui-ci. Il se souvenait parfaitement l’avoir choisi lui-même, à l’époque, à l’étal d’un marchand forain sur le marché couvert de Malakoff, au milieu – ça ne s’invente pas – de jouets de toutes sortes pour petites filles et petits garçons. Peut-être n’avait-il pas eu conscience de la destination de l’instrument au moment de l’achat, mais il en avait très vite compris l’usage. Par vengeance, chaque fois qu’il en avait reçu un coup, il en avait arraché une lanière de cuir et, très vite, il n’était plus resté que le manche inutile orné d’une couronne de petits clous à tête noire arrondie.
La cravache avait été tout bonnement achetée dans un magasin d’articles de sport au moment des soldes où elle avait coûté cinq fois moins cher que dans une boutique spécialisée dans les gadgets érotiques tout en étant bien plus réaliste.
Les sex-toys avaient pris une plus grande place dans leurs jeux coquins au fur et à mesure de leur avancée en âge. Il y avait eu des godemichés de toutes sortes, des plus réalistes aux plus improbables, simples ou doubles. Il détestait leur dénomination anglaise « dildo » et trouvait plus poétique que l’espagnol leur ait donné le nom de « consolador ». C’était bien de cela qu’il s’agissait, se consoler d’une vigueur manquante… Quant à l’étymologie française, elle attestait d’un « godemichou » de bon aloi dès 1611 et l’une des hypothèses la rattachait au latin médiéval « Gaude mihi » dont la traduction était tout un programme : « réjouis-moi » !
Le bruit de cette eau qui coulait devenait sa madeleine de Proust, l’entraînant dans une rêverie anarchique où se télescopaient ses propres souvenirs et ceux que lui avait raconté Yves tout au long de ces quarante ans de vie commune, au point qu’ils étaient en quelque sorte devenus les siens.
Yves avait vécu vingt-deux ans avec son fleuriste, s’accrochant à une idée de bonheur qui ne reflétait en rien la réalité. L’autre n’était guère porté sur le sexe au départ et s’en détacha très vite de plus en plus jusqu’à un abandon total de la chose, tant et si bien qu’il arriva un moment où Yves fut contraint d’aller chercher ailleurs une satisfaction qu’on ne feignait même plus vouloir lui donner. Il ne le fit pas dans le dos de son compagnon, lui indiquant qu’il cesserait ses virées nocturnes à l’instant où il y aurait un retour à la normale dans son propre foyer, ce qui n’arriva jamais.
Pour ce qui est de Michel, il vécut pendant dix-huit ans avec sa femme et ses deux enfants. Les huit premières années, tel la légende de Montherlant écrivant Les Jeunes filles, sans jamais toucher ou se laisser toucher par un homme. Mais à la fin des années quatre-vingt-dix, les débats houleux autour du pacs le ramenèrent à sa propre réalité. Les discours de Christine Boutin – députée démocrate chrétienne totalement oubliée depuis mais passionaria de la cause homophobe à l’époque – lui firent comprendre que les insultes proférées s’adressaient à lui, quelle que soit sa condition de mari et de père de famille. Il était homosexuel, n’avait jamais été autre chose et ne cesserait jamais de l’être. D’ailleurs, lorsqu’il se promenait avec sa femme, celle-ci ne lui signalait-elle pas les plus beaux culs de garçons qu’elle voyait et, de son côté, lorsqu’ils simulaient une scène de ménage, ne concluait-il pas en déclarant « si c’est ça, je retourne chez les garçons » ?
Christine Boutin, bien involontairement comme on l’imagine, fut une révélation pour lui. Avec son épouse, il avaient voulu faire des enfants ensemble en s’aimant sincèrement d’un amour différent, c’était chose faite puisque le second venait de naître, il était temps de se poser à nouveau la question du prince charmant de ses rêves. Puisqu’ils ne s’étaient jamais rien caché, ils eurent une conversation sur le sujet et se mirent d’accord sur un nouveau mode de vie, sans bien savoir vers quoi ils s’engageaient.
Michel poursuivit sa quête d’un improbable chevalier servant. Il crut le trouver plus d’une fois. Allant de déception en déception, il découvrit à quarante ans passés une sexualité débridée de collégien, jetant tardivement sa gourme, multipliant les partenaires au point de pulvériser le record généralement attribué à un Georges Simenon friand de passes rapides… Il fréquenta les saunas, les sex-clubs et les backrooms, eut une longue liaison compliquée avec celui qu’il pensa être l’homme de sa vie avant d’être rejeté six ans plus tard, pensant que tout était désormais fini pour lui.
Lorsqu’il rencontra à nouveau ce qu’il pensait être l’amour d’un homme, il se laissa convaincre pas sa femme de tenter sa chance réellement, alors ils se séparèrent et il alla s’installer avec François. Ce fut un désastre dès les premières semaines, cependant il refusa de s’avouer vaincu et s’enferra dans une relation nocive durant un an et demi, avant de jeter l’éponge et d’emménager, seul, dans un petit studio, pensant que tout espoir de trouver l’Élu était définitivement vain. C’est à ce moment-là qu’Yves fit son apparition…
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