Pour Brigitte I.
Il n’y avait pas grand-chose dans les jouets de mon père, sauvés de l’incendie de la maison de Caen au moment des bombardements de la ville par les Anglais, en amont du Débarquement. De mémoire, et sans risque de me tromper, je peux citer : un jeu de « Nain Jaune », un billard japonais et un tube de carton entouré de similicuir noir, dont la paroi intérieure était tapissée de miroirs, et dans lequel étaient introduits de minuscules morceaux de plastique biscornus et colorés. Cela portait le nom étrange de « kaléidoscope ». En regardant par l’œilleton situé à l’une des extrémités, dirigeant l’autre vers la lumière, on assistait à une féerie de formes colorées dont les motifs changeaient au moindre mouvement du poignet.
Je n’avais jamais vu ni entendu parler d’une telle chose lorsque je découvris l’objet dans la pièce minuscule, servant de débarras, où étaient entassés ses souvenirs de jeunesse et qui aurait dû devenir un jour un cabinet de toilette si les circonstances, la guerre, n’en avaient décidé autrement. Je passais des heures à m’émerveiller devant le spectacle éphémère qui s’offrait à moi, non sans éprouver une certaine déception de ne pouvoir reproduire exactement, à volonté, une forme qui m’avait particulièrement plu.
Il y a quarante ans que je n’ai pas mis les pieds dans la capitale normande, vingt-cinq que mon père est mort. Pourquoi repenser soudain à cela ? Eh bien, il me semble que la réponse se trouve dans la question, d’une certaine façon… C’est parce que nous possédons tous un kaléidoscope – quand bien même nous ne connaîtrions pas le mot –, il s’agit de notre mémoire, qui assemble nos souvenirs au gré de sa fantaisie, jamais deux fois de la même façon et toujours sans prévenir.
Quelle chose étrange que la mémoire ! Il suffit d’un mot, d’une image ou même d’une odeur comme l’a si bien montré Marcel Proust, pour que soudain nous nous trouvions transportés si loin, dans le temps comme dans l’espace.
Comme avec le jouet de mon père, il suffit de changer d’angle, d’inclinaison – et c’est à dessein que j’emploie ce mot, dont le double sens s’accorde parfaitement à la situation – pour que soudain nous soyons projetés loin du point où nous avions atterri un instant. Ainsi, il y a un instant au fil de ma pensée je me trouvais dans le petit cimetière d’Arcangues, au Pays basque, devant la modeste tombe de Luis Mariano. Il m’a suffi de penser « Espagne » pour être immédiatement propulsé à Madrid et me retrouver attablé à la Chocolateria San Ginés, devant un chocolat chaud fumant et une assiette de churros qui ont fait la réputation de la maison depuis 1894, au point qu’elle ouvre 24 heures par jour et 365 jours par an.
Que venait faire le ténor dans ma mémoire ? J’avais beaucoup écouté ses disques à la fin des années soixante, puis je n’y avais plus pensé et même son nom ne surgissait guère dans les conversations. La vérité est que Mariano n’était qu’une incidente en la circonstance. Ce que mon esprit me renvoyait, c’était bien sa tombe et plus encore une idée générale du cimetière verdoyant en contrebas de l’église, où je n’ai mis les pieds qu’une fois, il y a un quart de siècle.
Mariano était Basque espagnol, d’où le dérapage sur l’Espagne et, de là, Madrid et la churreria où, là encore, je ne me suis attablé qu’une fois, il y a une douzaine d’années.
Deux images éphémères, sorties pratiquement de nulle part. Il n’en fallait pas plus à mon esprit vagabond pour battre la campagne. Il suffisait d’attraper le fil et de tirer : la pelote (basque ?) venait avec, multicolore comme les assemblages improbables des copeaux de plastiques à l’intérieur de l’ancien jouet de mon père.
Le cimetière d’Arcangues } Une auberge sur la même commune où nous avions dégusté de la charcuterie à la table commune, près d’une immense cheminée dans laquelle le feu n’était pas encore éteint. C’était bien après la fermeture, nous étions là pour discuter avec le patron de l’organisation d’un mariage } Bidart et Le Moulin de Bassilour, pour ses grandes tables dans le jardin, toujours prises d’assaut } Le restaurant des Frères Ibarboure, avant qu’il ne brûle, une table pour deux à la fin du service, dans une petite pièce où nous étions seuls } Le marché de plein vent du samedi matin, le contrepoids aux marchés de Provence que j’ai tant aimés } La plage des Cent-Marches } Biarritz et l’océan déchaîné par la tempête hivernale, venant se briser sur les rochers au pied du phare } Espelette, village de carte postale s’il en est, avec ses cordes de piments rouges séchant sur les façades } Cambo-les-Bains } Itxassou } Ainhoa, dernier village avant la frontière, joyaux dans un écrin de verdure } Briscous, à l’écart de l’autoroute, à gauche en repartant sur Toulouse, mais où j’ai tourné un soir quelques longues minutes dans les petites routes après la descente de l’église, guidé par un copilote qui connaissait le chemin mais ne savait pas le retrouver } Bayonne, ses petites rues, les quais le long de la Nive } St-Jean-de-Luz jadis et naguère… Jadis, c’étaient des vacances en famille, sur la grande plage. Naguère, une balade nocturne dans les petites rues et une marche le long de cette même plage, déjà elle-même génératrice de souvenirs anciens, presque nostalgiques…
Ce sont des flashs, dans un joyeux désordre. Impossible de les développer tant ils se bousculent sur un rythme effréné. Autant d’instantanés précis, à la fois très nets dans leur mise au point et si flous dans le message qu’ils portent, s’ils en portent effectivement un.
Quelle importance ?
Le principe du kaléidoscope, c’est la magie, le bonheur qu’elle procure à l’enfant grâce à des éclats de lumière en perpétuel mouvement, le côté brouillon de la chose, l’esquisse d’une œuvre qui n’aura jamais d’aboutissement. La vie, donc !
Toutes ces images kaléidoscopiques de la pensée ne mènent à rien, en définitive. Il n’y a que les psychothérapeutes et les écrivains pour vouloir en faire tout un roman. Pour autant, je le concède bien volontiers, avec ces clichés transformés en mots, on construit aisément aussi bien des châteaux en Espagne que des tombes à Arcangues…
Je n’avais jamais vu ni entendu parler d’une telle chose lorsque je découvris l’objet dans la pièce minuscule, servant de débarras, où étaient entassés ses souvenirs de jeunesse et qui aurait dû devenir un jour un cabinet de toilette si les circonstances, la guerre, n’en avaient décidé autrement. Je passais des heures à m’émerveiller devant le spectacle éphémère qui s’offrait à moi, non sans éprouver une certaine déception de ne pouvoir reproduire exactement, à volonté, une forme qui m’avait particulièrement plu.
Il y a quarante ans que je n’ai pas mis les pieds dans la capitale normande, vingt-cinq que mon père est mort. Pourquoi repenser soudain à cela ? Eh bien, il me semble que la réponse se trouve dans la question, d’une certaine façon… C’est parce que nous possédons tous un kaléidoscope – quand bien même nous ne connaîtrions pas le mot –, il s’agit de notre mémoire, qui assemble nos souvenirs au gré de sa fantaisie, jamais deux fois de la même façon et toujours sans prévenir.
Quelle chose étrange que la mémoire ! Il suffit d’un mot, d’une image ou même d’une odeur comme l’a si bien montré Marcel Proust, pour que soudain nous nous trouvions transportés si loin, dans le temps comme dans l’espace.
Comme avec le jouet de mon père, il suffit de changer d’angle, d’inclinaison – et c’est à dessein que j’emploie ce mot, dont le double sens s’accorde parfaitement à la situation – pour que soudain nous soyons projetés loin du point où nous avions atterri un instant. Ainsi, il y a un instant au fil de ma pensée je me trouvais dans le petit cimetière d’Arcangues, au Pays basque, devant la modeste tombe de Luis Mariano. Il m’a suffi de penser « Espagne » pour être immédiatement propulsé à Madrid et me retrouver attablé à la Chocolateria San Ginés, devant un chocolat chaud fumant et une assiette de churros qui ont fait la réputation de la maison depuis 1894, au point qu’elle ouvre 24 heures par jour et 365 jours par an.
Que venait faire le ténor dans ma mémoire ? J’avais beaucoup écouté ses disques à la fin des années soixante, puis je n’y avais plus pensé et même son nom ne surgissait guère dans les conversations. La vérité est que Mariano n’était qu’une incidente en la circonstance. Ce que mon esprit me renvoyait, c’était bien sa tombe et plus encore une idée générale du cimetière verdoyant en contrebas de l’église, où je n’ai mis les pieds qu’une fois, il y a un quart de siècle.
Mariano était Basque espagnol, d’où le dérapage sur l’Espagne et, de là, Madrid et la churreria où, là encore, je ne me suis attablé qu’une fois, il y a une douzaine d’années.
Deux images éphémères, sorties pratiquement de nulle part. Il n’en fallait pas plus à mon esprit vagabond pour battre la campagne. Il suffisait d’attraper le fil et de tirer : la pelote (basque ?) venait avec, multicolore comme les assemblages improbables des copeaux de plastiques à l’intérieur de l’ancien jouet de mon père.
Le cimetière d’Arcangues } Une auberge sur la même commune où nous avions dégusté de la charcuterie à la table commune, près d’une immense cheminée dans laquelle le feu n’était pas encore éteint. C’était bien après la fermeture, nous étions là pour discuter avec le patron de l’organisation d’un mariage } Bidart et Le Moulin de Bassilour, pour ses grandes tables dans le jardin, toujours prises d’assaut } Le restaurant des Frères Ibarboure, avant qu’il ne brûle, une table pour deux à la fin du service, dans une petite pièce où nous étions seuls } Le marché de plein vent du samedi matin, le contrepoids aux marchés de Provence que j’ai tant aimés } La plage des Cent-Marches } Biarritz et l’océan déchaîné par la tempête hivernale, venant se briser sur les rochers au pied du phare } Espelette, village de carte postale s’il en est, avec ses cordes de piments rouges séchant sur les façades } Cambo-les-Bains } Itxassou } Ainhoa, dernier village avant la frontière, joyaux dans un écrin de verdure } Briscous, à l’écart de l’autoroute, à gauche en repartant sur Toulouse, mais où j’ai tourné un soir quelques longues minutes dans les petites routes après la descente de l’église, guidé par un copilote qui connaissait le chemin mais ne savait pas le retrouver } Bayonne, ses petites rues, les quais le long de la Nive } St-Jean-de-Luz jadis et naguère… Jadis, c’étaient des vacances en famille, sur la grande plage. Naguère, une balade nocturne dans les petites rues et une marche le long de cette même plage, déjà elle-même génératrice de souvenirs anciens, presque nostalgiques…
Ce sont des flashs, dans un joyeux désordre. Impossible de les développer tant ils se bousculent sur un rythme effréné. Autant d’instantanés précis, à la fois très nets dans leur mise au point et si flous dans le message qu’ils portent, s’ils en portent effectivement un.
Quelle importance ?
Le principe du kaléidoscope, c’est la magie, le bonheur qu’elle procure à l’enfant grâce à des éclats de lumière en perpétuel mouvement, le côté brouillon de la chose, l’esquisse d’une œuvre qui n’aura jamais d’aboutissement. La vie, donc !
Toutes ces images kaléidoscopiques de la pensée ne mènent à rien, en définitive. Il n’y a que les psychothérapeutes et les écrivains pour vouloir en faire tout un roman. Pour autant, je le concède bien volontiers, avec ces clichés transformés en mots, on construit aisément aussi bien des châteaux en Espagne que des tombes à Arcangues…
Toulouse, 4 et 5 juin 2018
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