La mort de ma mère me renvoyait immanquablement à celle de mon père, que j’avais pourtant tout fait pour enfouir au plus profond de moi.
J’en ai voulu à ce dernier de ne pas nous avoir dit qu’il avait des problèmes cardiaques. Je savais qu’il ne l’avait pas fait parce qu’il ne voulait pas que nous le forcions à se soigner convenablement en suivant un régime, mais j’aurais compris son refus de soins comme un choix respectable. À l’inverse, son silence était coupable à mes yeux.
La seconde chose que je lui reprochais était de nous avoir laissés sans aucune instruction quant à ce qu’il fallait faire de lui. Pourtant, j’avais plusieurs fois abordé le sujet, mais la réponse était toujours la même : « Vous ferez ce que vous voudrez, je m’en fiche. » Ma mère étant effondrée, mon frère loin d’ici, j’ai donc dû gérer les choses et prendre seul les décisions.
Comme nous n’avions pas de caveau de famille, j’ai opté pour une crémation et l’enfouissement de l’urne dans le jardin de la maison familiale du Tarn-et-Garonne. Ce n’est qu’une fois les choses faites que j’ai pris conscience de ce qu’il pouvait y avoir de violent dans ce choix. Je me suis rappelé les cauchemars qu’il faisait et réveillaient tout le monde, dans mon enfance, lorsqu’il se retrouvait au milieu des flammes qui détruisaient sa maison natale au cours des bombardements de la libération de Caen. Ma décision ne revenait-elle pas à réaliser ses pires cauchemars ? A posteriori, mon choix m’est apparu stupide et je m’en suis voulu de ne pas y avoir pensé à temps.
Une illustration de ma rancune contre lui est ce rêve que je fis, alors que j’étais dans notre maison de campagne, dormant à quelques mètres de l’endroit où son urne était ensevelie : je me trouvais à Toulouse, rue des Lois, farfouillant dans les boîtes que le bouquiniste a l’habitude d’installer sur le trottoir, devant sa vitrine. Une ombre passait derrière moi et je savais d’instinct qu’il s’agissait de mon père. Une main s’avançait comme pour saisir un livre ou bien mon poignet. Sans même me retourner, je lançais avec rage : « Tu n’as rien à faire ici. Si tu avais quelque chose à dire, c’était avant qu’il fallait le faire ! » Et mon père n’est jamais revenu dans mes rêves, jusqu’à la mort de maman où il a repris toute sa place.
Contre les statistiques, j’avais toujours pensé que ma mère partirait la première. Sans doute parce qu’elle était plus frêle, plus âgée aussi, et avait davantage de problèmes de santé. Cette idée que mon père lui survivrait me dérangeait énormément, parce que je savais que s’il était d’un tempérament solitaire, il était important pour lui qu’elle soit là pour assurer l’intendance. Qu’aurait-il fait, seul ? Ne serait-il pas devenu un poids pour nous ?
Ma mère lui a survécu vingt et un ans et n’est devenue un poids que durant les trois dernières années, quand l’usure l’a rendue un peu plus dépendante chaque jour. Je ne me plains pas, c’était une servitude volontaire. Le désir pour moi de la maintenir à domicile, tel qu’elle le voulait, parce que la placer dans une maison – quel que soit le nom que l’on donne à ces endroits de plus ou moins bonne qualité – cela aurait abouti à la tuer.
Que je la « place » était une véritable terreur pour elle. Sur la fin, elle répétait à sa dame de compagnie que je voulais me « débarrasser » d’elle. C’était injuste, cela m’énervait et je m’emportais contre elle. Je ne suis pas un fils modèle, j’ai plus d’une fois hurlé contre ma mère devenue tyrannique malgré elle. J’ai le tempérament sanguin de mon père, que je le veuille ou non.
Contrairement à celle de mon père, la mort de ma mère me laissait sans colère ; au-delà d’un certain soulagement, je n’étais que tristesse et désœuvrement. Au bout du compte, on était en droit de se demander qui soutenait qui d’elle ou de moi. J’étais sa béquille, pourtant c’est moi qui n’avançais plus.
Il y avait des instants plus difficiles que d’autres, des heures plus douloureuses. Le matin, je faisais les cent pas, n’ayant plus le goût d’aller faire les courses et de choisir ce que j’aurais pu lui cuisiner pour aller déjeuner avec elle et, quand la nuit tombait, vers dix-neuf heures comment ne pas penser que c’était le moment où je l’appelais pour vérifier que tout allait bien, qu’elle était encore là… mais elle n’y était plus et cette pensée douloureuse me rattrapait à la gorge.
Perdre sa mère, c’est une douleur qui n’est pas si différente de celle de perdre un amour, à ceci près qu’il n’est pas question de la remplacer. C’est cette impossibilité qui multiplie la souffrance, la décuple à l’infini.
Je ne suis pas sûr qu’il existe des mots pour exprimer ce vide qui est avant tout un trop-plein d’émotions. C’est pourtant ce que je tente de faire ici.
S’il fallait attendre une place au crématorium pour le service funéraire, malgré qu’elle s’y soit prise bien en amont et contrairement à ce qu’elle nous avait annoncé, tout n’était pas réglé. En effet, alors qu’elle avait prévu que ses cendres seraient déposées dans une stèle sur place, la législation avait évolué et elle dépendait dorénavant du cimetière de son canton. Celui-ci se trouvant à proximité de chez moi. Toutefois, elle avait bien spécifié qu’elle souhaitait une stèle dans un mur et non enterrée ; or, il ne restait que des places enterrées au cimetière Montaudran. J’opposais un refus catégorique, au nom du respect des engagements pris envers la défunte. Les PFG faisaient donc le tour des cimetières environnants à la recherche d’une place adéquate et devaient négocier la chose avec la Mairie de Toulouse.
De mon côté, je poursuivais les démarches nécessaires. En prévenant le syndic de copropriété, d’abord, puis en préparant les pièces demandées par mon notaire, avec qui j’avais pris rendez-vous pour le matin de l’arrivée de mon frère.
Je tentais également de joindre la mutuelle pour voir s’il y avait des démarches particulières à effectuer auprès d’elle.
Et je choisissais les morceaux de musique que je voulais graver sur le CD qui accompagnerait la cérémonie. J’en avais discuté au téléphone avec mon frère et il m’avait donné l’idée de quelques morceaux auxquels je n’aurais pas pensé mais que ma mère aimait. Je décidais que tout débuterait par une interprétation de l’Adagio d’Albinoni exécutée à la trompette par le père d’Yves, ce qui était une manière d’associer sa famille qui avait été là pour moi et pour ma mère tout au long des derniers mois.
Ma mère aimait écouter de la musique classique autant que des variétés. Elle s’était achetée pour cela un lecteur de CD de qualité. Malheureusement, sa vue baissant à l’extrême et sa mémoire s’envolant au fil du temps, ses dernières années furent privées de ce plaisir simple. De même qu’elle oublia comment se servir du lecteur de DVD qui lui avait tant tenu compagnie les longs après-midi solitaires.
C’est cela vieillir : ne plus savoir faire les gestes simples pourtant répétés des millions de fois, supporter de voir s’émousser les sens aussi indispensables et vitaux que l’ouïe et la vue, sans parler de la lourdeur des membres qui deviennent si difficiles à bouger, rendant la marche chaotique et dangereuse.
Jusqu’au bout, ma mère a eu « toute sa tête », elle suivait les conversations, les comprenait, y participait non sans humour, mais la mémoire immédiate était morte depuis longtemps. Elle ne savait plus ce qu’elle avait fait ou dit quelques minutes plus tôt, elle se répétait à l’infini sans même s’en rendre compte. En revanche, le passé lointain était d’une netteté absolue.
J’aime à penser que, dans la dernière semaine de sa vie, cette absence de mémoire immédiate lui a été utile pour affronter la douleur. Je me souviens lui avoir demandé si elle souffrait, la veille de son décès, et d’avoir reçu une réponse négative alors que je l’avais entendu geindre et que les infirmières m’avaient dit qu’elle les sonnait souvent et criait dès qu’on la touchait. Je pense qu’elle oubliait au fur et à mesure, mais peut-être mentait-elle dans l’espoir de rentrer plus vite à son domicile. Jusqu’au bout, elle a cru qu’elle retrouverait son appartement, que la vie reprendrait comme avant. Avant que les pompiers ne défoncent les volets en pleine nuit pour lui porter secours et l’emmener aux urgences, deux mois plus tôt.
Les dernières années de ma mère sont une longue suite de chutes plus ou moins graves, dont la plus spectaculaire ne fut pas la dernière.
La mémoire est une sorte de patchwork en kit. Bien malin qui pourrait savoir dans quel ordre en assembler les morceaux, si tant est qu’il n’y ait qu’une manière de le faire. Je pense à Montaigne parlant de La Boétie : « En l’amitié de quoi je parle, elles [les âmes] se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. » Comment retrouver la couture qui nous assemblait si étroitement, elle et moi ? Le cordon ombilical est sans nul doute le plus solide des fils – relevons au passage la mystérieuse coïncidence de la graphie de ce mot, dont seul la prononciation marque la différence entre les fils et le fils –, pour peu que l’amour en prenne soin.
À la préadolescence, je me suis mis à détester Noël et les fêtes de fin d’année en général. S’il me fallait l’expliquer, je serais bien en peine de le faire avec certitude. Il se peut que la conscience de ma sexualité n’y soit pas étrangère : d’instinct, l’homosexuel rejetait la fête de famille dont il serait exclu. C’est une possibilité, mais non une certitude.
Si l’on excepte la petite enfance, mes Noël furent pour la plus grande part des Noëls auvergnats. Mais il en est un, parisien, qui a marqué ma mémoire. Pourquoi n’étions-nous pas partis cette année-là ? Trop de neige sur les routes ? Qu’importe ! Je revois notre salle à manger, le sapin décoré dans l’angle gauche sous la fenêtre et les quelques cadeaux disposés au pied. Non pas une kyrielle de présents comme c’est de mise aujourd’hui dans de nombreuses familles, mais des petits paquets comme autant d’économies arrachées au budget familial. Mes parents n’étaient pas pauvres, c’était des cadres moyens de la fonction publique, cependant ils avaient fait le choix d’investir dans l’achat de leur appartement et l’équilibre de leur budget passait prioritairement par cet axe primordial.
Je revois un petit camion de chantier bleu ciel, type Majorette, un livre de la collection que je faisais sur les animaux. Pour mon frère, une version du Livre de la jungle qui ferait bien pâle figure, plus tard, à côté de l’édition de luxe que lui offriraient la marraine de ma mère et son mari.
Ce souvenir, très imprécis, est pourtant un grand moment de joie pour moi. Je croyais encore au Père Noël, au propre comme au figuré. C’était peut-être l’un des derniers instants de mon innocence. À ce propos, il n’est pas exclu que la découverte de la supercherie autour des cadeaux de fin d’année soit à l’origine de cette prévention contre la fausse joie obligée de ces derniers jours de l’an.
Mais, si l’on veut croire à un instinct de prémonition, alors on dira que je savais dès l’enfance ce que Noël me réservait de mauvais par la suite…
Le 25 décembre 2002, alors que nous étions en train de découvrir les cadeaux disposés au pied du sapin pour les enfants, je remarquais que ma mère avait un air bizare. Elle me parlait la bouche tordue et je ne comprenais pas ce qu’elle disait. J’ai d’abord pensé qu’elle faisait un commentaire en apparté, soucieuse de n’être pas comprise des enfants, mais j’ai vite compris que j’étais simplement devant un AVC. Posément, j’ai quitté la pièce pour aller dans ma chambre appeler le SAMU.
Ce fut un Noël loin de la fête idiote, à poireauter pendant des heures à côté d’un brancard « oublié » dans le couloir des urgences. À quatrevingts ans, ma mère n’était pas une priorité, d’autant moins un jour de sous-effectifs, alors que les boxes regorgeaient des victimes de la route avinées du réveillon de la veille.
Par chance – ou bien y a-t-il une magie de Noël ? – ma mère n’eut aucune séquelle de cet incident. Elle s’en sortit avec un traitement à vie. Un médicament dont il fallait réajuster les doses régulièrement, en fonction des résultats de contrôles sanguins réguliers.
Quatorze ans plus tard, le 25 décembre 2016, alors qu’elle se trouvait dans une clinique en attente de rééducation suite à une chute qui avait provoqué un tassement et une fêlure de vertèbre, et après que Yves et moi soyons passés boire un doigt de champagne avec elle, au moment de quitter son fauteuil pour le lit, elle est tombée à la renverse et s’est cassé le col du fémur.
Il a fallu deux heures à l’ambulance pour venir la chercher – à trente-cinq kilomètres de Toulouse – et l’emmener aux urgences de l’Hôpital Purpan. Là, on a diagnostiqué la rupture fémorale mais également une thrombose de la jambe en question. La répartition des services voulait que la thrombose soit de la compétence de l’Hôpital Rangueil. Elle y fut transportée dès le lendemain matin. Quand j’appelais pour m’assurer qu’elle s’y trouvait effectivement et que son dossier portait bien mention des allergies auxquelles elle était sujette, je suis tombé sur un interne charmant qui m’a dit qu’il courrait au bloc où elle se trouvait pour s’en assurer.
Je ne me déplaçais pas. Une trop longue expérience des services d’urgence m’avait appris que cela ne servait à rien d’autre que d’attendre des heures et des heures sans nouvelles, sur des chaises inconfortables, dans des salles surchauffées et des odeurs où les détergents le disputaient aux vapeurs d’éther ou autres médicaments volatils.
Aux alentours de dix-neuf heures trente, je reçus un appel téléphonique du chirurgien qui l’avait opérée. Il prit le temps de m’expliquer la situation dans ses moindres détails : la fracture du col du fémur que l’on n’avait pu réduire à cause de la thrombose, l’intervention minutieuse qu’il avait dû pratiquer sur une jambe en fort mauvais état, qui ne présentait plus qu’une artère viable sur trois. Il était satisfait de son travail, cependant il apparaissait que l’irrigation de la jambe ne se faisait pas comme il l’aurait souhaité. En résumé, la chose était simple : soit l’irrigation se remettait en place dans la nuit, soit il faudrait amputer à hauteur de l’aine au petit matin.
J’écoutais tout cela avec horreur. Les mots du médecin faisaient naître en moi des images trop précises, insupportables. Comment une femme de quatre-vingt-quatorze ans pouvait-elle supporter le choc d’une amputation qui, en plus de la jambe, s’avérerait être également celle de son avenir ? Le chirurgien m’assura qu’il me tiendrait au courant aux premières heures du matin. Il s’était montré véritablement humain avec moi, m’expliquant tout, s’assurant que je comprenais, m’invitant à poser toutes les questions qui me venaient. Rarement j’ai eu affaire à quelqu’un comme lui.
Le lendemain matin, il m’appela comme convenu pour me dire que la mauvaise irrigation était due à un bandage trop serré et que tout était rentré dans l’ordre. La jambe était sauvée au niveau artériel. La patiente serait renvoyée dans la matinée à Purpan où le prothésiste la prendrait en charge en vue de l’opération qui devrait avoir lieu dans les plus brefs délais car une réduction de fracture du col du fémur doit impérativement être pratiquée dans les quarante-huit heures pour ne pas obérer les chances de retrouver une mobilité du membre.
Comment espérer aimer Noël à nouveau, après ces deux-là ?
Les deux ou trois centilitres de champagne que ma mère a bu ce jour-là sont-ils à l’origine de sa chute ? En d’autres termes, suis-je responsable ?
Nous les lui avons fait boire parce qu’elle adorait cela et a toujours professé que c’était son médicament, celui qui la maintenait en forme, mais aussi pour lui faire oublier qu’elle n’avait pas pu sortir de la clinique pour passer Noël chez elle.
Je veux me rassurer en pensant qu’il n’y avait pas dans cette flûte de quoi lui faire tourner la tête au point de tomber à la renverse. Mais la question restera à jamais sans réponse. L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions, ainsi que l’on a coutume de le prétendre si souvent ?
Je ne veux ni me plaindre ni poser au fils parfait. Il y a eu des moments où je n’en pouvais plus, tant moralement que physiquement. L’une des réflexions qui m’est venue au cours des derniers mois est qu’un enfant n’est pas fait pour tenir le rôle du parent face aux siens. Un fils ne devrait pas avoir à changer la couche de sa mère ! Cela n’a rien de répugnant, pas davantage que de changer celle de ses enfants, mais c’est une question de génération. D’inversion insupportable des choses. Ce qui est insurmontable, c’est notre impuissance face à la déchéance de ceux que nous chérissons. Le général de Gaulle l’a dit : « La vieillesse est un naufrage », mais pour ma part j’ajoute que nous ne sommes pas tous égaux devant la catastrophe ; il y a ceux qui sont installés dans les transats du pont supérieur et ceux qui sont à fond de cale.
J’ai tout fait pour maintenir ma mère à son domicile jusqu’au bout. Même lorsque cela devenait de plus en plus improbable, lorsque tout le monde me disait qu’il allait falloir prendre une décision, par quoi chacun pensait : la placer dans une institution. Mais elle ne voulait pas en entendre parler et j’étais bien incapable de passer outre sa volonté. D’autant moins que je partageais entièrement son point de vue.
Lorsqu’elle a été placée dans cette clinique, où elle n’a guère reçu de soins et où elle a fini par tomber une fois de trop, c’était un crève-cœur pour moi que de n’aller la visiter qu’un jour sur deux. Cela faisait soixante-dix kilomètres aller-retour ; deux fois trois quarts d’heure de trajet. Il fallait viser entre les moments d’affluence. C’était une gymnastique invraisemblable, pour un résultat décevant autant pour elle que pour moi.
À chacune de mes visites, elle me répétait plusieurs fois : « Quand est-ce que je vais rentrer chez moi ? Pour ce que je fais ici, j’y serais bien mieux. » Et il fallait expliquer, rabâcher qu’elle n’était pas en état de rester seule dans son appartement, que c’était trop risqué. Alors, immanquablement, j’avais droit à la même répartie : « Oui, tu veux te débarrasser de moi, c’est pour ça que tu me laisses ici… » Cette injustice, je la prenais de plein fouet. Elle me minait au plus profond et déclenchait en moi un vain instinct de révolte.
Après l’amputation évitée, malgré la prothèse fémorale, le maintien à domicile était exclu par le corps médical. C’était un nouveau souci pour moi : comment le lui annoncer et lui faire entendre raison ? Et, au-delà, se profilait la question financière qui n’était pas simple non plus. Elle disposait d’une petite réserve qui lui permettrait, au mieux, de payer sa pension pendant dix mois dans un établissement de moyenne gamme ; mais cet argent était bloqué et la Caisse d’Épargne ne semblait pas prête à y mettre du sien pour arranger la situation. C’est du moins ce que j’avais compris lorsque j’avais taté le terrain, deux mois plus tôt.
J’avais espéré que son passage dans la clinique de rééducation lui permettrait de retrouver une meilleure mobilité, ce qui assurerait la continuité du dispositif mis en place depuis deux ans. On m’avait plus ou moins indiqué qu’elle y resterait deux mois minimum. Mais, j’avais eu tort de croire que ce temps me permettrait de me refaire une santé physique et morale. Le fait que l’établissement soit éloigné, que je ne puisse m’y rendre tous les jours, me minait plus qu’autre chose. D’autant que je voyais bien que les soins pratiqués n’étaient pas à la hauteur. Elle était censée garder un corset orthopédique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, cependant elle ne l’avait pas la plupart du temps ou bien il était mis à l’envers ! Je me demandais si, dans ces conditions, on pouvait espérer une amélioration du tassement de vertèbre et de la légère fêlure détectée. Je harcelais plus ou moins les infirmières pour demander des explications, mais l’inertie était généralisée et je n’obtenais guère de réponses. Il aurait fallu la changer d’endroit, seulement il n’y avait de place nulle part dans un rayon identique.
Lorsque l’on a vécu une telle situation, on ne peut qu’en ressortir avec la certitude que la France n’aime pas ses vieux, qu’elle n’a pour eux aucune considération et que tout discours officiel contraire est hypocrite. J’en veux pour preuve la façon dont elle fut traitée aux urgences d’une clinique proche de son domicile après une chute nocturne sur une table basse en verre. Alors qu’elle s’était vidée de son sang pendant des heures, elle n’eut pas même une perfusion pour la réhydrater et les seuls soins qu’on lui dispensa après les points de suture à l’oreille furent l’octroi d’une compote et un yaourt qu’elle eût été bien en peine de manger, allongée à plat sur un brancard entre deux boxes. Si elle avait eu un jeu de clefs sur elle, l’infirmière qui me téléphona m’indiqua qu’on l’aurait renvoyée chez elle aussi sec. Sans même s’inquiéter de savoir s’il y avait quelqu’un pour la réceptionner et la prendre en charge.
Certains pays assument de ne plus soigner les patients au-delà de soixante-dix ans ; la France en prend le chemin sans vouloir l’officialiser.
J’en ai voulu à ce dernier de ne pas nous avoir dit qu’il avait des problèmes cardiaques. Je savais qu’il ne l’avait pas fait parce qu’il ne voulait pas que nous le forcions à se soigner convenablement en suivant un régime, mais j’aurais compris son refus de soins comme un choix respectable. À l’inverse, son silence était coupable à mes yeux.
La seconde chose que je lui reprochais était de nous avoir laissés sans aucune instruction quant à ce qu’il fallait faire de lui. Pourtant, j’avais plusieurs fois abordé le sujet, mais la réponse était toujours la même : « Vous ferez ce que vous voudrez, je m’en fiche. » Ma mère étant effondrée, mon frère loin d’ici, j’ai donc dû gérer les choses et prendre seul les décisions.
Comme nous n’avions pas de caveau de famille, j’ai opté pour une crémation et l’enfouissement de l’urne dans le jardin de la maison familiale du Tarn-et-Garonne. Ce n’est qu’une fois les choses faites que j’ai pris conscience de ce qu’il pouvait y avoir de violent dans ce choix. Je me suis rappelé les cauchemars qu’il faisait et réveillaient tout le monde, dans mon enfance, lorsqu’il se retrouvait au milieu des flammes qui détruisaient sa maison natale au cours des bombardements de la libération de Caen. Ma décision ne revenait-elle pas à réaliser ses pires cauchemars ? A posteriori, mon choix m’est apparu stupide et je m’en suis voulu de ne pas y avoir pensé à temps.
Une illustration de ma rancune contre lui est ce rêve que je fis, alors que j’étais dans notre maison de campagne, dormant à quelques mètres de l’endroit où son urne était ensevelie : je me trouvais à Toulouse, rue des Lois, farfouillant dans les boîtes que le bouquiniste a l’habitude d’installer sur le trottoir, devant sa vitrine. Une ombre passait derrière moi et je savais d’instinct qu’il s’agissait de mon père. Une main s’avançait comme pour saisir un livre ou bien mon poignet. Sans même me retourner, je lançais avec rage : « Tu n’as rien à faire ici. Si tu avais quelque chose à dire, c’était avant qu’il fallait le faire ! » Et mon père n’est jamais revenu dans mes rêves, jusqu’à la mort de maman où il a repris toute sa place.
Contre les statistiques, j’avais toujours pensé que ma mère partirait la première. Sans doute parce qu’elle était plus frêle, plus âgée aussi, et avait davantage de problèmes de santé. Cette idée que mon père lui survivrait me dérangeait énormément, parce que je savais que s’il était d’un tempérament solitaire, il était important pour lui qu’elle soit là pour assurer l’intendance. Qu’aurait-il fait, seul ? Ne serait-il pas devenu un poids pour nous ?
Ma mère lui a survécu vingt et un ans et n’est devenue un poids que durant les trois dernières années, quand l’usure l’a rendue un peu plus dépendante chaque jour. Je ne me plains pas, c’était une servitude volontaire. Le désir pour moi de la maintenir à domicile, tel qu’elle le voulait, parce que la placer dans une maison – quel que soit le nom que l’on donne à ces endroits de plus ou moins bonne qualité – cela aurait abouti à la tuer.
Que je la « place » était une véritable terreur pour elle. Sur la fin, elle répétait à sa dame de compagnie que je voulais me « débarrasser » d’elle. C’était injuste, cela m’énervait et je m’emportais contre elle. Je ne suis pas un fils modèle, j’ai plus d’une fois hurlé contre ma mère devenue tyrannique malgré elle. J’ai le tempérament sanguin de mon père, que je le veuille ou non.
Contrairement à celle de mon père, la mort de ma mère me laissait sans colère ; au-delà d’un certain soulagement, je n’étais que tristesse et désœuvrement. Au bout du compte, on était en droit de se demander qui soutenait qui d’elle ou de moi. J’étais sa béquille, pourtant c’est moi qui n’avançais plus.
Il y avait des instants plus difficiles que d’autres, des heures plus douloureuses. Le matin, je faisais les cent pas, n’ayant plus le goût d’aller faire les courses et de choisir ce que j’aurais pu lui cuisiner pour aller déjeuner avec elle et, quand la nuit tombait, vers dix-neuf heures comment ne pas penser que c’était le moment où je l’appelais pour vérifier que tout allait bien, qu’elle était encore là… mais elle n’y était plus et cette pensée douloureuse me rattrapait à la gorge.
Perdre sa mère, c’est une douleur qui n’est pas si différente de celle de perdre un amour, à ceci près qu’il n’est pas question de la remplacer. C’est cette impossibilité qui multiplie la souffrance, la décuple à l’infini.
Je ne suis pas sûr qu’il existe des mots pour exprimer ce vide qui est avant tout un trop-plein d’émotions. C’est pourtant ce que je tente de faire ici.
S’il fallait attendre une place au crématorium pour le service funéraire, malgré qu’elle s’y soit prise bien en amont et contrairement à ce qu’elle nous avait annoncé, tout n’était pas réglé. En effet, alors qu’elle avait prévu que ses cendres seraient déposées dans une stèle sur place, la législation avait évolué et elle dépendait dorénavant du cimetière de son canton. Celui-ci se trouvant à proximité de chez moi. Toutefois, elle avait bien spécifié qu’elle souhaitait une stèle dans un mur et non enterrée ; or, il ne restait que des places enterrées au cimetière Montaudran. J’opposais un refus catégorique, au nom du respect des engagements pris envers la défunte. Les PFG faisaient donc le tour des cimetières environnants à la recherche d’une place adéquate et devaient négocier la chose avec la Mairie de Toulouse.
De mon côté, je poursuivais les démarches nécessaires. En prévenant le syndic de copropriété, d’abord, puis en préparant les pièces demandées par mon notaire, avec qui j’avais pris rendez-vous pour le matin de l’arrivée de mon frère.
Je tentais également de joindre la mutuelle pour voir s’il y avait des démarches particulières à effectuer auprès d’elle.
Et je choisissais les morceaux de musique que je voulais graver sur le CD qui accompagnerait la cérémonie. J’en avais discuté au téléphone avec mon frère et il m’avait donné l’idée de quelques morceaux auxquels je n’aurais pas pensé mais que ma mère aimait. Je décidais que tout débuterait par une interprétation de l’Adagio d’Albinoni exécutée à la trompette par le père d’Yves, ce qui était une manière d’associer sa famille qui avait été là pour moi et pour ma mère tout au long des derniers mois.
Ma mère aimait écouter de la musique classique autant que des variétés. Elle s’était achetée pour cela un lecteur de CD de qualité. Malheureusement, sa vue baissant à l’extrême et sa mémoire s’envolant au fil du temps, ses dernières années furent privées de ce plaisir simple. De même qu’elle oublia comment se servir du lecteur de DVD qui lui avait tant tenu compagnie les longs après-midi solitaires.
C’est cela vieillir : ne plus savoir faire les gestes simples pourtant répétés des millions de fois, supporter de voir s’émousser les sens aussi indispensables et vitaux que l’ouïe et la vue, sans parler de la lourdeur des membres qui deviennent si difficiles à bouger, rendant la marche chaotique et dangereuse.
Jusqu’au bout, ma mère a eu « toute sa tête », elle suivait les conversations, les comprenait, y participait non sans humour, mais la mémoire immédiate était morte depuis longtemps. Elle ne savait plus ce qu’elle avait fait ou dit quelques minutes plus tôt, elle se répétait à l’infini sans même s’en rendre compte. En revanche, le passé lointain était d’une netteté absolue.
J’aime à penser que, dans la dernière semaine de sa vie, cette absence de mémoire immédiate lui a été utile pour affronter la douleur. Je me souviens lui avoir demandé si elle souffrait, la veille de son décès, et d’avoir reçu une réponse négative alors que je l’avais entendu geindre et que les infirmières m’avaient dit qu’elle les sonnait souvent et criait dès qu’on la touchait. Je pense qu’elle oubliait au fur et à mesure, mais peut-être mentait-elle dans l’espoir de rentrer plus vite à son domicile. Jusqu’au bout, elle a cru qu’elle retrouverait son appartement, que la vie reprendrait comme avant. Avant que les pompiers ne défoncent les volets en pleine nuit pour lui porter secours et l’emmener aux urgences, deux mois plus tôt.
Les dernières années de ma mère sont une longue suite de chutes plus ou moins graves, dont la plus spectaculaire ne fut pas la dernière.
La mémoire est une sorte de patchwork en kit. Bien malin qui pourrait savoir dans quel ordre en assembler les morceaux, si tant est qu’il n’y ait qu’une manière de le faire. Je pense à Montaigne parlant de La Boétie : « En l’amitié de quoi je parle, elles [les âmes] se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. » Comment retrouver la couture qui nous assemblait si étroitement, elle et moi ? Le cordon ombilical est sans nul doute le plus solide des fils – relevons au passage la mystérieuse coïncidence de la graphie de ce mot, dont seul la prononciation marque la différence entre les fils et le fils –, pour peu que l’amour en prenne soin.
À la préadolescence, je me suis mis à détester Noël et les fêtes de fin d’année en général. S’il me fallait l’expliquer, je serais bien en peine de le faire avec certitude. Il se peut que la conscience de ma sexualité n’y soit pas étrangère : d’instinct, l’homosexuel rejetait la fête de famille dont il serait exclu. C’est une possibilité, mais non une certitude.
Si l’on excepte la petite enfance, mes Noël furent pour la plus grande part des Noëls auvergnats. Mais il en est un, parisien, qui a marqué ma mémoire. Pourquoi n’étions-nous pas partis cette année-là ? Trop de neige sur les routes ? Qu’importe ! Je revois notre salle à manger, le sapin décoré dans l’angle gauche sous la fenêtre et les quelques cadeaux disposés au pied. Non pas une kyrielle de présents comme c’est de mise aujourd’hui dans de nombreuses familles, mais des petits paquets comme autant d’économies arrachées au budget familial. Mes parents n’étaient pas pauvres, c’était des cadres moyens de la fonction publique, cependant ils avaient fait le choix d’investir dans l’achat de leur appartement et l’équilibre de leur budget passait prioritairement par cet axe primordial.
Je revois un petit camion de chantier bleu ciel, type Majorette, un livre de la collection que je faisais sur les animaux. Pour mon frère, une version du Livre de la jungle qui ferait bien pâle figure, plus tard, à côté de l’édition de luxe que lui offriraient la marraine de ma mère et son mari.
Ce souvenir, très imprécis, est pourtant un grand moment de joie pour moi. Je croyais encore au Père Noël, au propre comme au figuré. C’était peut-être l’un des derniers instants de mon innocence. À ce propos, il n’est pas exclu que la découverte de la supercherie autour des cadeaux de fin d’année soit à l’origine de cette prévention contre la fausse joie obligée de ces derniers jours de l’an.
Mais, si l’on veut croire à un instinct de prémonition, alors on dira que je savais dès l’enfance ce que Noël me réservait de mauvais par la suite…
Le 25 décembre 2002, alors que nous étions en train de découvrir les cadeaux disposés au pied du sapin pour les enfants, je remarquais que ma mère avait un air bizare. Elle me parlait la bouche tordue et je ne comprenais pas ce qu’elle disait. J’ai d’abord pensé qu’elle faisait un commentaire en apparté, soucieuse de n’être pas comprise des enfants, mais j’ai vite compris que j’étais simplement devant un AVC. Posément, j’ai quitté la pièce pour aller dans ma chambre appeler le SAMU.
Ce fut un Noël loin de la fête idiote, à poireauter pendant des heures à côté d’un brancard « oublié » dans le couloir des urgences. À quatrevingts ans, ma mère n’était pas une priorité, d’autant moins un jour de sous-effectifs, alors que les boxes regorgeaient des victimes de la route avinées du réveillon de la veille.
Par chance – ou bien y a-t-il une magie de Noël ? – ma mère n’eut aucune séquelle de cet incident. Elle s’en sortit avec un traitement à vie. Un médicament dont il fallait réajuster les doses régulièrement, en fonction des résultats de contrôles sanguins réguliers.
Quatorze ans plus tard, le 25 décembre 2016, alors qu’elle se trouvait dans une clinique en attente de rééducation suite à une chute qui avait provoqué un tassement et une fêlure de vertèbre, et après que Yves et moi soyons passés boire un doigt de champagne avec elle, au moment de quitter son fauteuil pour le lit, elle est tombée à la renverse et s’est cassé le col du fémur.
Il a fallu deux heures à l’ambulance pour venir la chercher – à trente-cinq kilomètres de Toulouse – et l’emmener aux urgences de l’Hôpital Purpan. Là, on a diagnostiqué la rupture fémorale mais également une thrombose de la jambe en question. La répartition des services voulait que la thrombose soit de la compétence de l’Hôpital Rangueil. Elle y fut transportée dès le lendemain matin. Quand j’appelais pour m’assurer qu’elle s’y trouvait effectivement et que son dossier portait bien mention des allergies auxquelles elle était sujette, je suis tombé sur un interne charmant qui m’a dit qu’il courrait au bloc où elle se trouvait pour s’en assurer.
Je ne me déplaçais pas. Une trop longue expérience des services d’urgence m’avait appris que cela ne servait à rien d’autre que d’attendre des heures et des heures sans nouvelles, sur des chaises inconfortables, dans des salles surchauffées et des odeurs où les détergents le disputaient aux vapeurs d’éther ou autres médicaments volatils.
Aux alentours de dix-neuf heures trente, je reçus un appel téléphonique du chirurgien qui l’avait opérée. Il prit le temps de m’expliquer la situation dans ses moindres détails : la fracture du col du fémur que l’on n’avait pu réduire à cause de la thrombose, l’intervention minutieuse qu’il avait dû pratiquer sur une jambe en fort mauvais état, qui ne présentait plus qu’une artère viable sur trois. Il était satisfait de son travail, cependant il apparaissait que l’irrigation de la jambe ne se faisait pas comme il l’aurait souhaité. En résumé, la chose était simple : soit l’irrigation se remettait en place dans la nuit, soit il faudrait amputer à hauteur de l’aine au petit matin.
J’écoutais tout cela avec horreur. Les mots du médecin faisaient naître en moi des images trop précises, insupportables. Comment une femme de quatre-vingt-quatorze ans pouvait-elle supporter le choc d’une amputation qui, en plus de la jambe, s’avérerait être également celle de son avenir ? Le chirurgien m’assura qu’il me tiendrait au courant aux premières heures du matin. Il s’était montré véritablement humain avec moi, m’expliquant tout, s’assurant que je comprenais, m’invitant à poser toutes les questions qui me venaient. Rarement j’ai eu affaire à quelqu’un comme lui.
Le lendemain matin, il m’appela comme convenu pour me dire que la mauvaise irrigation était due à un bandage trop serré et que tout était rentré dans l’ordre. La jambe était sauvée au niveau artériel. La patiente serait renvoyée dans la matinée à Purpan où le prothésiste la prendrait en charge en vue de l’opération qui devrait avoir lieu dans les plus brefs délais car une réduction de fracture du col du fémur doit impérativement être pratiquée dans les quarante-huit heures pour ne pas obérer les chances de retrouver une mobilité du membre.
Comment espérer aimer Noël à nouveau, après ces deux-là ?
Les deux ou trois centilitres de champagne que ma mère a bu ce jour-là sont-ils à l’origine de sa chute ? En d’autres termes, suis-je responsable ?
Nous les lui avons fait boire parce qu’elle adorait cela et a toujours professé que c’était son médicament, celui qui la maintenait en forme, mais aussi pour lui faire oublier qu’elle n’avait pas pu sortir de la clinique pour passer Noël chez elle.
Je veux me rassurer en pensant qu’il n’y avait pas dans cette flûte de quoi lui faire tourner la tête au point de tomber à la renverse. Mais la question restera à jamais sans réponse. L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions, ainsi que l’on a coutume de le prétendre si souvent ?
Je ne veux ni me plaindre ni poser au fils parfait. Il y a eu des moments où je n’en pouvais plus, tant moralement que physiquement. L’une des réflexions qui m’est venue au cours des derniers mois est qu’un enfant n’est pas fait pour tenir le rôle du parent face aux siens. Un fils ne devrait pas avoir à changer la couche de sa mère ! Cela n’a rien de répugnant, pas davantage que de changer celle de ses enfants, mais c’est une question de génération. D’inversion insupportable des choses. Ce qui est insurmontable, c’est notre impuissance face à la déchéance de ceux que nous chérissons. Le général de Gaulle l’a dit : « La vieillesse est un naufrage », mais pour ma part j’ajoute que nous ne sommes pas tous égaux devant la catastrophe ; il y a ceux qui sont installés dans les transats du pont supérieur et ceux qui sont à fond de cale.
J’ai tout fait pour maintenir ma mère à son domicile jusqu’au bout. Même lorsque cela devenait de plus en plus improbable, lorsque tout le monde me disait qu’il allait falloir prendre une décision, par quoi chacun pensait : la placer dans une institution. Mais elle ne voulait pas en entendre parler et j’étais bien incapable de passer outre sa volonté. D’autant moins que je partageais entièrement son point de vue.
Lorsqu’elle a été placée dans cette clinique, où elle n’a guère reçu de soins et où elle a fini par tomber une fois de trop, c’était un crève-cœur pour moi que de n’aller la visiter qu’un jour sur deux. Cela faisait soixante-dix kilomètres aller-retour ; deux fois trois quarts d’heure de trajet. Il fallait viser entre les moments d’affluence. C’était une gymnastique invraisemblable, pour un résultat décevant autant pour elle que pour moi.
À chacune de mes visites, elle me répétait plusieurs fois : « Quand est-ce que je vais rentrer chez moi ? Pour ce que je fais ici, j’y serais bien mieux. » Et il fallait expliquer, rabâcher qu’elle n’était pas en état de rester seule dans son appartement, que c’était trop risqué. Alors, immanquablement, j’avais droit à la même répartie : « Oui, tu veux te débarrasser de moi, c’est pour ça que tu me laisses ici… » Cette injustice, je la prenais de plein fouet. Elle me minait au plus profond et déclenchait en moi un vain instinct de révolte.
Après l’amputation évitée, malgré la prothèse fémorale, le maintien à domicile était exclu par le corps médical. C’était un nouveau souci pour moi : comment le lui annoncer et lui faire entendre raison ? Et, au-delà, se profilait la question financière qui n’était pas simple non plus. Elle disposait d’une petite réserve qui lui permettrait, au mieux, de payer sa pension pendant dix mois dans un établissement de moyenne gamme ; mais cet argent était bloqué et la Caisse d’Épargne ne semblait pas prête à y mettre du sien pour arranger la situation. C’est du moins ce que j’avais compris lorsque j’avais taté le terrain, deux mois plus tôt.
J’avais espéré que son passage dans la clinique de rééducation lui permettrait de retrouver une meilleure mobilité, ce qui assurerait la continuité du dispositif mis en place depuis deux ans. On m’avait plus ou moins indiqué qu’elle y resterait deux mois minimum. Mais, j’avais eu tort de croire que ce temps me permettrait de me refaire une santé physique et morale. Le fait que l’établissement soit éloigné, que je ne puisse m’y rendre tous les jours, me minait plus qu’autre chose. D’autant que je voyais bien que les soins pratiqués n’étaient pas à la hauteur. Elle était censée garder un corset orthopédique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, cependant elle ne l’avait pas la plupart du temps ou bien il était mis à l’envers ! Je me demandais si, dans ces conditions, on pouvait espérer une amélioration du tassement de vertèbre et de la légère fêlure détectée. Je harcelais plus ou moins les infirmières pour demander des explications, mais l’inertie était généralisée et je n’obtenais guère de réponses. Il aurait fallu la changer d’endroit, seulement il n’y avait de place nulle part dans un rayon identique.
Lorsque l’on a vécu une telle situation, on ne peut qu’en ressortir avec la certitude que la France n’aime pas ses vieux, qu’elle n’a pour eux aucune considération et que tout discours officiel contraire est hypocrite. J’en veux pour preuve la façon dont elle fut traitée aux urgences d’une clinique proche de son domicile après une chute nocturne sur une table basse en verre. Alors qu’elle s’était vidée de son sang pendant des heures, elle n’eut pas même une perfusion pour la réhydrater et les seuls soins qu’on lui dispensa après les points de suture à l’oreille furent l’octroi d’une compote et un yaourt qu’elle eût été bien en peine de manger, allongée à plat sur un brancard entre deux boxes. Si elle avait eu un jeu de clefs sur elle, l’infirmière qui me téléphona m’indiqua qu’on l’aurait renvoyée chez elle aussi sec. Sans même s’inquiéter de savoir s’il y avait quelqu’un pour la réceptionner et la prendre en charge.
Certains pays assument de ne plus soigner les patients au-delà de soixante-dix ans ; la France en prend le chemin sans vouloir l’officialiser.
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