Le passage aux pompes funèbres s’est fait très sereinement. Beaucoup plus que pour mon père. Pour lui, j’avais eu affaire avec les pompes funèbres municipales. Le décès ayant été inattendu et brutal, je m’étais retrouvé à devoir tout organiser sans y avoir jamais été préparé. Je m’étais retrouvé face à un fonctionnaire qui, par son attitude, semblait réprouver tous mes choix et m’accuser de faire les choses au rabais parce que je rejetais toutes les fioritures qu’il me proposait, dans la mesure où il s’agissait de brûler le tout dans un four. Le summum fut atteint lorsqu’il me fallut choisir l’urne. N’ayant pas la moindre idée de ce que représentent les cendres d’un être humain, j’avais opté pour un petit pot rond et aplati d’une discrétion qui me paraissait de bon aloi. On me remontra méchamment qu’un tel article ne pouvait contenir au mieux qu’une cuillère à soupe, à quoi je répliquais que j’étais désolé de ne pas le savoir puisque c’était bien la première fois que j’avais à « cramer mon père » !
Pour maman, comme tout était réglé, je n’ai eu qu’à valider ce qu’elle avait décidé et vérifier que ses volontés seraient bien exécutées.
Elle avait choisi le type de cercueil dans lequel elle serait incinérée, l’urne, que lui soient pratiqués des soins de thanatopraxie, qu’il n’y ait d’autres fleurs qu’un petit coussin posé sur le cercueil. Cela aussi, c’était ma mère : efficacité, simplicité et discrétion.
Les seuls points sur lesquels je n’avais pas d’idée étaient de savoir s’il fallait la laisser à la morgue de l’hôpital ou la transférer dans une maison mortuaire et s’il fallait ou non l’habiller. Nous avons opté pour la maison mortuaire de Colomiers, parce que c’était prévu dans le contrat et que la laisser à l’hôpital aurait entraîné un surcoût, d’autant plus que la crémation ne pouvait avoir lieu que huit jours plus tard pour cause d’embouteillage au cimetière suburbain.
Même si je peux, avec le recul, comprendre la nécessité de faire tourner rapidement les corps dans les tiroirs, j’avoue que j’ai été indigné sur le moment de la notion de paiement du service à l’heure comme pour le stationnement d’une voiture dans un parking. C’était moins pour moi une question d’argent que de respect dû aux défunts. Je rapprochais cela de la désagréable impression que m’avait donné l’affichette annonçant le prix des messes dans une église du Tarn-et-Garonne, qui m’avait fait me rendre compte que la messe d’enterrement était la plus chère de toutes alors même qu’il me semblait que pour l’Église l’inhumation chrétienne était une chose primordiale ; un coût prohibitif ne risquait-il pas d’écarter les pauvres de ce dernier sacrement ? Dans les deux cas, j’avais l’impression d’une sorte de racket, consistant à faire au prix fort le côté inévitable du service.
Dans un premier temps, j’ai pris la décision de ne pas la faire habiller, pour la seule raison que toutes ses chemises de nuit étaient restées à la clinique dans laquelle elle se trouvait en attente de rééducation au moment de sa chute ultime.
Ce récit s’écrit sans idée préconçue ni plan. J’ai tiré un fil au hasard et la pelote se dévide d’elle-même. Puisqu’il s’agit de se souvenir, n’est-il pas normal de laisser parler la mémoire ? Or, la mémoire est un feu d’artifice qui envoie ses fusées dans un ordre qui lui est propre ; qui donne souvent le sentiment d’une totale confusion. Les pétards partent, les couleurs explosent et percent un court instant le voile de ténèbres qui recouvrait telle ou telle scène, parfois enfouie si profondément.
Je voulais fixer quelques images de ma mère, dire qui elle était, or j’ai intuitivement commencé par la fin : cette absence d’image qui donne une idée du vide qu’elle laisse et, en creux, devient sans doute une manière de la décrire.
Mon père a déjà pointé le bout de son nez deux fois depuis le début, parce qu’il est difficile pour moi de penser l’un sans l’autre. Je les ai toujours connus ensemble, même après la mort du premier.
Je sais que ma mère a eu une vie avant lui – et réciproquement –, mais par définition j’étais exclu, absent de cette vie-là que je ne connais que par bribes imprécises. C’est avec ce matériau parcellaire qu’il me faut reconstituer un puzzle impossible, dans lequel les trous, les manques, risquent d’être des pièces maîtresses.
Me fiant à ma seule mémoire, où se mêlent souvenirs directs et récits emmagasinés avec plus ou moins de justesse, je m’expose au risque de tronquer la vérité. Ce que j’écris tient du « Roman familial », dans lequel la vérité est moins importante que la perception qu’en a le narrateur.
« C’était ma mère », dis-je. Et ce faisant, je dis la façon dont, moi, je la percevais. Des histoires qu’elle m’a racontées, je restitue celles que j’ai retenues ; celles que j’ai oubliées ou occultées feraient sens si un autre témoin venait les rapporter en contrepoint à mon récit. Mais ça n’arrivera pas. Je suis le dernier gardien du tombeau…
Une chose me chagrinait dans les décisions que j’avais dû prendre aux pompes funèbres : celle de ne pas habiller ma mère. Nous en avons discuté avec Yves et nous sommes tombés d’accord sur le fait que ce serait tout de même mieux, même si personne ne devait la voir. Le lendemain nous sommes allés chez elle pour choisir quelques vêtements. Nous avons opté pour une jupe noire, une veste de tailleur grise et noire qu’elle affectionnait et un T-shirt noir à dentelles. Le tout devait être déposé avant midi à la maison mortuaire car les soins de thanatopraxie étaient prévus à quatorze heures.
La décision de l’habiller rendait hommage à la coquetterie que ma mère avait conservée jusqu’au bout. Les soins mortuaires qu’elle avait souhaités n’en étaient-ils pas une preuve ? « Coquetterie » n’est sans doute pas le bon mot, il véhicule quelque chose d’un peu vaniteux. Disons simplement qu’elle avait le souci de ne pas paraître négligée. C’était une manière de respecter son entourage plus que de forcer son respect. Depuis cinq ans qu’elle ne sortait plus, elle faisait venir une coiffeuse à domicile une fois par mois, faisait appel aussi à une esthéticienne parce qu’un jour mon fils cadet lui avait fait la remarque qu’elle piquait lorsqu’il l’embrassait. Quand elle convoquait cette dernière, elle ne manquait pas de me répéter, non sans espièglerie : « Tu diras à Clément qu’il peut venir m’embrasser sans risque ! »
Je crois que le mot que je cherchais était « élégance ». Elle n’était pas coquette mais élégante d’une façon naturelle, sans la moindre affectation. Des photos datant de l’après-guerre aussi bien que celles des dernières années en attestent.
Elle avait horreur du « débraillé ». Je l’entends encore s’indigner de voir mon père sortir dans la rue avec un pantalon kaki qu’il mettait habituellement pour le bricolage : « Tu ne vas pas sortir comme ça, tu me fais honte ! »
Il est heureux que, dans les box d’urgence et de soins continus où elle a passé ses derniers jours, il n’y ait pas eu le moindre miroir pour lui renvoyer son image dégradée, qui l’aurait horrifiée plus encore que nous.
Ma mère était morte, pourtant la vie continuait, allait son train. Elle s’était éteinte le mercredi soir et nous étions déjà samedi. C’était une tradition que Yaël et les enfants viennent déjeuner avec Yves et moi à la maison, aussi nous n’y dérogeâmes point.
Affairé en cuisine, il me semblait retrouver mon utilité. Depuis des années, c’est moi qui préparais les repas de ma mère et les lui portais pour qu’elle n’ait plus qu’à les faire réchauffer ; puis, lorsqu’elle eût décliné davantage, j’avais pris l’habitude de déjeuner avec elle quasiment tous les jours et de lui laisser pour le soir des repas froids ou qui puissent se réchauffer au micro-ondes pour limiter les risques tels qu’une casserole oubliée sur une plaque chauffante non éteinte.
Je préparais une blanquette de lapin au cidre et aux morilles, un plat auquel ma mère aurait fait honneur. Disons-le, elle a conservé jusqu’au bout un bon coup de fourchette et sa gourmandise fut rarement prise en défaut ! Contre l’avis des médecins et infirmières qui s’occupaient d’elle, elle gardait l’habitude de manger un morceau de fromage avec du pain et du vin rosé au déjeuner ; se réjouissant sans fausse honte lorsque nous lui rapportions un gâteau de la pâtisserie. Le repas terminé, elle se servait un doigt de vin supplémentaire, qu’elle justifiait toujours : « pour me rincer la bouche… »
J’avais informé nos convives par avance du menu : « Puisque Mamie nous a posé un lapin, j’ai décidé de vous le cuisiner. » Je voulais donner ainsi le ton, en même temps que cacher ma peine derrière quelques piètres pirouettes : « Ma mère est passée du champagne à la bière » et « Elle qui n’avait jamais eu de morgue a fini par s’y installer. » Ce n’était pas lui manquer de respect. Elle aurait été la première à en rire, elle dont l’une des dernières déclarations était, ce fatidique 25 décembre, deux heures avant sa dernière chute : « Je ne dis jamais deux bêtises à la suite, mais toujours trois en deux fois ! »
Kévin était très affecté par la disparition de sa grand-mère. En arrivant, il m’avait serré dans ses bras sans un mot, les yeux embués de larmes retenues. De mes deux fils, il avait été le plus proche de la défunte qui s’était beaucoup occupée de lui dans sa petite enfance. Elle avait toujours regretté de n’avoir pu en faire autant pour Clément, mais elle avait déjà soixante-dix-sept ans à sa naissance et avait eu peur de garder seule un enfant en bas âge. D’autant que si Kévin a toujours eu un caractère calme et sérieux, son frère est beaucoup plus turbulent et vindicatif… tout le portrait de son père, et pas seulement physiquement !
Clément aussi avait de la peine mais, comme moi, il cherchait à la dissimuler en répliquant à mes saillies par d’autres de son cru. Je soupçonne que, d’une certaine façon, il lui en voulait d’avoir failli à la parole qu’elle lui avait donnée d’attendre qu’il ait le baccalauréat avant de mourir. Pourtant, ne lui avait-il pas reproché un jour d’avoir imposé cette idée, qui revenait selon lui à le rendre responsable de sa mort si celle-ci survenait juste après l’obtention de son diplôme ?
Dans les deux premières années de son enfance, il arrivait de temps en temps que mes parents gardent Kévin pour la nuit. Généralement, nous le leur donnions le vendredi après-midi et le récupérions le samedi matin en même temps que nous déjeunions tous ensemble chez eux. Puis mon père est mort prématurément quelques semaines après l’anniversaire du petit.
Par la suite, nous avons continué à confier Kévin à sa grand-mère et quand il est allé à l’école, il la rejoignait le mardi soir quand le mercredi était férié pour cause de réunion de concertation.
Tous deux s’entendaient comme larrons en foire. Ma mère lui préparait de bons petits plats et l’emmenait aussi en ville le mercredi midi pour déjeuner au Quick. Aussi bon cordon-bleu qu’elle fût, elle adorait les hamburgers. Lorsque j’étais à la fac de droit, mon meilleur ami passait souvent par le McDonald’s pour lui en rapporter un lorsqu’il venait me voir à la maison.
Kévin avait droit au menu enfant, avec le jouet qui l’accompagnait. Ces sorties étaient une fête qui n’appartenait qu’à eux, parce que de notre côté nous évitions ce genre d’endroit et de nourriture.
Un peu plus tard, ces deux-là complotèrent. Kévin réclamait une Game Boy que nous lui refusions, alors sa grand-mère lui en offrit une avec laquelle il jouait chez elle sans que nous n’en sachions rien, jusqu’à ce qu’il vende la mèche. Elle nous rappela la règle qui était que l’autorité appartenait à celui qui en avait la garde. Ce qui se passait chez elle relevait de ses prérogatives.
Kévin aurait fait ce qu’il voulait d’elle ; elle en avait conscience et l’acceptait car les grands-parents sont toujours plus coulants avec leurs petits-enfants qu’ils ne l’étaient avec leurs propres enfants. Et puis, c’était le seul de ses petits-enfants qu’elle pouvait voir régulièrement, les deux autres étant dans la région parisienne.
Mon père est mort deux mois jour pour jour après l’anniversaire de Kévin et avant le sien. Il aurait eu soixante-dix ans. Ce fut une disparition brutale et inexplicable.
Ce jour-là, mes parents devaient prendre la route pour l’Auvergne, afin d’assister à la fête organisée pour les quatre-vingts ans de la sœur de ma mère. Mon père avait eu une nuit très agitée. Ma mère, qui occupait la chambre contiguë, l’avait entendu beaucoup bouger et respirer avec difficulté. Au matin, contre son avis, elle avait téléphoné à leur médecin généraliste qui lui avait dit d’aller directement voir le cardiologue à la clinique, qu’il le prévenait de leur visite.
Mon père avait eu beaucoup de mal à trouver une place pour se garer. Le fait de faire plusieurs fois le tour du pâté de maison pour finalement abandonner son véhicule de façon plus ou moins sauvage, l’avait stressé. Ceci permit au cardiologue de lui montrer que son rythme cardiaque n’était pas bon et qu’il allait le garder en observation au moins une journée. Ce ne fut pas facile, il y eut des négociations serrées pour lui faire entendre raison, mais il finit par capituler.
Le diagnostic était rassurant. Il s’agissait probablement d’une crise d’angine de poitrine, mais sans gravité.
Dans la matinée, j’allais rejoindre ma mère pour récupérer les clefs du véhicule et enlever celui-ci avant que la fourrière ne s’en charge. J’apportais de la lecture au malade, à la fois pour le détendre et lui faire comprendre qu’il était peut-être là pour un moment plus long qu’il ne l’espérait. Il avait toujours dans l’idée de sortir dès le lendemain pour prendre la route.
Ma mère resta à son chevet, pour autant qu’il m’en souvienne, jusqu’en fin d’après-midi. Là, j’allais la chercher pour la ramener chez elle. Nous laissâmes son numéro de téléphone à l’accueil, au cas où…
Avant de la ramener, nous passâmes à la maison où nous dînâmes en famille. Puis, afin qu’elle ne se morfonde pas toute seule, nous la gardâmes pour la nuit. Nous étions sereins, il n’y avait rien de grave et tout rentrerait vite dans l’ordre. En quittant mon père, je lui avais dit sur le ton de la plaisanterie que j’allais mettre une bouteille d’eau gazeuse au frais pour fêter sa sortie, car le champagne lui serait probablement interdit.
Aujourd’hui, je me dis que c’est une sorte de malédiction chez moi : mes derniers mots à mes parents furent vraiment irréfléchis et bêtes. De ceux que l’on voudrait rattraper, gommer et corriger. Quoi, c’est cela qu’ils ont emporté pour la postérité ? Quelle honte pour moi !
En milieu de matinée le lendemain, alors que nous nous préparions à aller à la clinique, le téléphone sonna. C’était notre médecin généraliste, qui était passé à la clinique pour rendre visite à mon père. Celui-ci était mort dans la nuit et l’on cherchait à joindre ma mère qui ne répondait pas au numéro qu’elle avait laissé.
J’ai eu l’occasion, par la suite, de rencontrer le cardiologue en consultation. Des mois s’étaient écoulés, mais il était encore choqué par cette mort. Il m’expliqua que lorsqu’on l’avait réveillé en pleine nuit, il s’attendait à un appel de la clinique mais pour un autre patient. Mon père allait bien le soir lorsqu’il avait quitté le service. Dans la nuit, il avait fait un infarctus postérieur massif, c’est-à-dire à la sortie du cœur. Un infarctus dont on ne meurt pas habituellement. L’équipe avait réussi à réanimer le malade, à coups de massages et d’électrochocs. Le cœur était reparti pendant quarante-cinq minutes, puis avait cédé.
Le médecin insistait sur le fait qu’il ne comprenait rien à cette mort. De mon côté, je donnais mon interprétation personnelle : mon père est tout simplement mort de trouille en se voyant branché à des perfusions et tout un tas de machines plus ou moins barbares et bipantes. Il savait qu’en sortant il lui faudrait suivre un régime drastique, changer ses habitudes, bouleverser sa vie. Et il ne voulait de cela à aucun prix. D’ailleurs, le cardiologue m’avoua qu’il connaissait mon père pour l’avoir vu deux ou trois fois en consultation et l’avoir prévenu à ces occasions qu’il devait faire attention. De cela, jamais mon père ne nous avait rien dit. De même que je n’ai appris que ces jours derniers, de la bouche de mon frère, que notre père avait fait un malaise alors qu’il se trouvait chez lui. Il était tombé dans les toilettes et Claude avait dû défoncer la porte pour lui porter secours.
Dans les mois qui suivirent sa disparition, j’avais essayé de convaincre ma mère de vendre son appartement, trop grand pour elle – cinq pièces sur cent dix mètres carrés –, d’en acheter un plus petit près de chez nous, qu’ainsi elle pourrait profiter de notre immense jardin et de son petit-fils. La différence entre le prix de vente et le prix d’achat du nouvel appartement lui aurait assuré un petit pactole qu’elle aurait pu consacrer à des voyages, par exemple, elle qui aimait cela. Par fidélité à la mémoire de mon père, elle ne l’a pas voulu. Pourtant, dans son immeuble, personne ne lui parlait. En plus de vingt ans, aucun lien véritable ne s’était noué entre les copropriétaires. C’était le royaume du chacun pour soi, chacun chez soi.
Pour maman, comme tout était réglé, je n’ai eu qu’à valider ce qu’elle avait décidé et vérifier que ses volontés seraient bien exécutées.
Elle avait choisi le type de cercueil dans lequel elle serait incinérée, l’urne, que lui soient pratiqués des soins de thanatopraxie, qu’il n’y ait d’autres fleurs qu’un petit coussin posé sur le cercueil. Cela aussi, c’était ma mère : efficacité, simplicité et discrétion.
Les seuls points sur lesquels je n’avais pas d’idée étaient de savoir s’il fallait la laisser à la morgue de l’hôpital ou la transférer dans une maison mortuaire et s’il fallait ou non l’habiller. Nous avons opté pour la maison mortuaire de Colomiers, parce que c’était prévu dans le contrat et que la laisser à l’hôpital aurait entraîné un surcoût, d’autant plus que la crémation ne pouvait avoir lieu que huit jours plus tard pour cause d’embouteillage au cimetière suburbain.
Même si je peux, avec le recul, comprendre la nécessité de faire tourner rapidement les corps dans les tiroirs, j’avoue que j’ai été indigné sur le moment de la notion de paiement du service à l’heure comme pour le stationnement d’une voiture dans un parking. C’était moins pour moi une question d’argent que de respect dû aux défunts. Je rapprochais cela de la désagréable impression que m’avait donné l’affichette annonçant le prix des messes dans une église du Tarn-et-Garonne, qui m’avait fait me rendre compte que la messe d’enterrement était la plus chère de toutes alors même qu’il me semblait que pour l’Église l’inhumation chrétienne était une chose primordiale ; un coût prohibitif ne risquait-il pas d’écarter les pauvres de ce dernier sacrement ? Dans les deux cas, j’avais l’impression d’une sorte de racket, consistant à faire au prix fort le côté inévitable du service.
Dans un premier temps, j’ai pris la décision de ne pas la faire habiller, pour la seule raison que toutes ses chemises de nuit étaient restées à la clinique dans laquelle elle se trouvait en attente de rééducation au moment de sa chute ultime.
Ce récit s’écrit sans idée préconçue ni plan. J’ai tiré un fil au hasard et la pelote se dévide d’elle-même. Puisqu’il s’agit de se souvenir, n’est-il pas normal de laisser parler la mémoire ? Or, la mémoire est un feu d’artifice qui envoie ses fusées dans un ordre qui lui est propre ; qui donne souvent le sentiment d’une totale confusion. Les pétards partent, les couleurs explosent et percent un court instant le voile de ténèbres qui recouvrait telle ou telle scène, parfois enfouie si profondément.
Je voulais fixer quelques images de ma mère, dire qui elle était, or j’ai intuitivement commencé par la fin : cette absence d’image qui donne une idée du vide qu’elle laisse et, en creux, devient sans doute une manière de la décrire.
Mon père a déjà pointé le bout de son nez deux fois depuis le début, parce qu’il est difficile pour moi de penser l’un sans l’autre. Je les ai toujours connus ensemble, même après la mort du premier.
Je sais que ma mère a eu une vie avant lui – et réciproquement –, mais par définition j’étais exclu, absent de cette vie-là que je ne connais que par bribes imprécises. C’est avec ce matériau parcellaire qu’il me faut reconstituer un puzzle impossible, dans lequel les trous, les manques, risquent d’être des pièces maîtresses.
Me fiant à ma seule mémoire, où se mêlent souvenirs directs et récits emmagasinés avec plus ou moins de justesse, je m’expose au risque de tronquer la vérité. Ce que j’écris tient du « Roman familial », dans lequel la vérité est moins importante que la perception qu’en a le narrateur.
« C’était ma mère », dis-je. Et ce faisant, je dis la façon dont, moi, je la percevais. Des histoires qu’elle m’a racontées, je restitue celles que j’ai retenues ; celles que j’ai oubliées ou occultées feraient sens si un autre témoin venait les rapporter en contrepoint à mon récit. Mais ça n’arrivera pas. Je suis le dernier gardien du tombeau…
Une chose me chagrinait dans les décisions que j’avais dû prendre aux pompes funèbres : celle de ne pas habiller ma mère. Nous en avons discuté avec Yves et nous sommes tombés d’accord sur le fait que ce serait tout de même mieux, même si personne ne devait la voir. Le lendemain nous sommes allés chez elle pour choisir quelques vêtements. Nous avons opté pour une jupe noire, une veste de tailleur grise et noire qu’elle affectionnait et un T-shirt noir à dentelles. Le tout devait être déposé avant midi à la maison mortuaire car les soins de thanatopraxie étaient prévus à quatorze heures.
La décision de l’habiller rendait hommage à la coquetterie que ma mère avait conservée jusqu’au bout. Les soins mortuaires qu’elle avait souhaités n’en étaient-ils pas une preuve ? « Coquetterie » n’est sans doute pas le bon mot, il véhicule quelque chose d’un peu vaniteux. Disons simplement qu’elle avait le souci de ne pas paraître négligée. C’était une manière de respecter son entourage plus que de forcer son respect. Depuis cinq ans qu’elle ne sortait plus, elle faisait venir une coiffeuse à domicile une fois par mois, faisait appel aussi à une esthéticienne parce qu’un jour mon fils cadet lui avait fait la remarque qu’elle piquait lorsqu’il l’embrassait. Quand elle convoquait cette dernière, elle ne manquait pas de me répéter, non sans espièglerie : « Tu diras à Clément qu’il peut venir m’embrasser sans risque ! »
Je crois que le mot que je cherchais était « élégance ». Elle n’était pas coquette mais élégante d’une façon naturelle, sans la moindre affectation. Des photos datant de l’après-guerre aussi bien que celles des dernières années en attestent.
Elle avait horreur du « débraillé ». Je l’entends encore s’indigner de voir mon père sortir dans la rue avec un pantalon kaki qu’il mettait habituellement pour le bricolage : « Tu ne vas pas sortir comme ça, tu me fais honte ! »
Il est heureux que, dans les box d’urgence et de soins continus où elle a passé ses derniers jours, il n’y ait pas eu le moindre miroir pour lui renvoyer son image dégradée, qui l’aurait horrifiée plus encore que nous.
Ma mère était morte, pourtant la vie continuait, allait son train. Elle s’était éteinte le mercredi soir et nous étions déjà samedi. C’était une tradition que Yaël et les enfants viennent déjeuner avec Yves et moi à la maison, aussi nous n’y dérogeâmes point.
Affairé en cuisine, il me semblait retrouver mon utilité. Depuis des années, c’est moi qui préparais les repas de ma mère et les lui portais pour qu’elle n’ait plus qu’à les faire réchauffer ; puis, lorsqu’elle eût décliné davantage, j’avais pris l’habitude de déjeuner avec elle quasiment tous les jours et de lui laisser pour le soir des repas froids ou qui puissent se réchauffer au micro-ondes pour limiter les risques tels qu’une casserole oubliée sur une plaque chauffante non éteinte.
Je préparais une blanquette de lapin au cidre et aux morilles, un plat auquel ma mère aurait fait honneur. Disons-le, elle a conservé jusqu’au bout un bon coup de fourchette et sa gourmandise fut rarement prise en défaut ! Contre l’avis des médecins et infirmières qui s’occupaient d’elle, elle gardait l’habitude de manger un morceau de fromage avec du pain et du vin rosé au déjeuner ; se réjouissant sans fausse honte lorsque nous lui rapportions un gâteau de la pâtisserie. Le repas terminé, elle se servait un doigt de vin supplémentaire, qu’elle justifiait toujours : « pour me rincer la bouche… »
J’avais informé nos convives par avance du menu : « Puisque Mamie nous a posé un lapin, j’ai décidé de vous le cuisiner. » Je voulais donner ainsi le ton, en même temps que cacher ma peine derrière quelques piètres pirouettes : « Ma mère est passée du champagne à la bière » et « Elle qui n’avait jamais eu de morgue a fini par s’y installer. » Ce n’était pas lui manquer de respect. Elle aurait été la première à en rire, elle dont l’une des dernières déclarations était, ce fatidique 25 décembre, deux heures avant sa dernière chute : « Je ne dis jamais deux bêtises à la suite, mais toujours trois en deux fois ! »
Kévin était très affecté par la disparition de sa grand-mère. En arrivant, il m’avait serré dans ses bras sans un mot, les yeux embués de larmes retenues. De mes deux fils, il avait été le plus proche de la défunte qui s’était beaucoup occupée de lui dans sa petite enfance. Elle avait toujours regretté de n’avoir pu en faire autant pour Clément, mais elle avait déjà soixante-dix-sept ans à sa naissance et avait eu peur de garder seule un enfant en bas âge. D’autant que si Kévin a toujours eu un caractère calme et sérieux, son frère est beaucoup plus turbulent et vindicatif… tout le portrait de son père, et pas seulement physiquement !
Clément aussi avait de la peine mais, comme moi, il cherchait à la dissimuler en répliquant à mes saillies par d’autres de son cru. Je soupçonne que, d’une certaine façon, il lui en voulait d’avoir failli à la parole qu’elle lui avait donnée d’attendre qu’il ait le baccalauréat avant de mourir. Pourtant, ne lui avait-il pas reproché un jour d’avoir imposé cette idée, qui revenait selon lui à le rendre responsable de sa mort si celle-ci survenait juste après l’obtention de son diplôme ?
Dans les deux premières années de son enfance, il arrivait de temps en temps que mes parents gardent Kévin pour la nuit. Généralement, nous le leur donnions le vendredi après-midi et le récupérions le samedi matin en même temps que nous déjeunions tous ensemble chez eux. Puis mon père est mort prématurément quelques semaines après l’anniversaire du petit.
Par la suite, nous avons continué à confier Kévin à sa grand-mère et quand il est allé à l’école, il la rejoignait le mardi soir quand le mercredi était férié pour cause de réunion de concertation.
Tous deux s’entendaient comme larrons en foire. Ma mère lui préparait de bons petits plats et l’emmenait aussi en ville le mercredi midi pour déjeuner au Quick. Aussi bon cordon-bleu qu’elle fût, elle adorait les hamburgers. Lorsque j’étais à la fac de droit, mon meilleur ami passait souvent par le McDonald’s pour lui en rapporter un lorsqu’il venait me voir à la maison.
Kévin avait droit au menu enfant, avec le jouet qui l’accompagnait. Ces sorties étaient une fête qui n’appartenait qu’à eux, parce que de notre côté nous évitions ce genre d’endroit et de nourriture.
Un peu plus tard, ces deux-là complotèrent. Kévin réclamait une Game Boy que nous lui refusions, alors sa grand-mère lui en offrit une avec laquelle il jouait chez elle sans que nous n’en sachions rien, jusqu’à ce qu’il vende la mèche. Elle nous rappela la règle qui était que l’autorité appartenait à celui qui en avait la garde. Ce qui se passait chez elle relevait de ses prérogatives.
Kévin aurait fait ce qu’il voulait d’elle ; elle en avait conscience et l’acceptait car les grands-parents sont toujours plus coulants avec leurs petits-enfants qu’ils ne l’étaient avec leurs propres enfants. Et puis, c’était le seul de ses petits-enfants qu’elle pouvait voir régulièrement, les deux autres étant dans la région parisienne.
Mon père est mort deux mois jour pour jour après l’anniversaire de Kévin et avant le sien. Il aurait eu soixante-dix ans. Ce fut une disparition brutale et inexplicable.
Ce jour-là, mes parents devaient prendre la route pour l’Auvergne, afin d’assister à la fête organisée pour les quatre-vingts ans de la sœur de ma mère. Mon père avait eu une nuit très agitée. Ma mère, qui occupait la chambre contiguë, l’avait entendu beaucoup bouger et respirer avec difficulté. Au matin, contre son avis, elle avait téléphoné à leur médecin généraliste qui lui avait dit d’aller directement voir le cardiologue à la clinique, qu’il le prévenait de leur visite.
Mon père avait eu beaucoup de mal à trouver une place pour se garer. Le fait de faire plusieurs fois le tour du pâté de maison pour finalement abandonner son véhicule de façon plus ou moins sauvage, l’avait stressé. Ceci permit au cardiologue de lui montrer que son rythme cardiaque n’était pas bon et qu’il allait le garder en observation au moins une journée. Ce ne fut pas facile, il y eut des négociations serrées pour lui faire entendre raison, mais il finit par capituler.
Le diagnostic était rassurant. Il s’agissait probablement d’une crise d’angine de poitrine, mais sans gravité.
Dans la matinée, j’allais rejoindre ma mère pour récupérer les clefs du véhicule et enlever celui-ci avant que la fourrière ne s’en charge. J’apportais de la lecture au malade, à la fois pour le détendre et lui faire comprendre qu’il était peut-être là pour un moment plus long qu’il ne l’espérait. Il avait toujours dans l’idée de sortir dès le lendemain pour prendre la route.
Ma mère resta à son chevet, pour autant qu’il m’en souvienne, jusqu’en fin d’après-midi. Là, j’allais la chercher pour la ramener chez elle. Nous laissâmes son numéro de téléphone à l’accueil, au cas où…
Avant de la ramener, nous passâmes à la maison où nous dînâmes en famille. Puis, afin qu’elle ne se morfonde pas toute seule, nous la gardâmes pour la nuit. Nous étions sereins, il n’y avait rien de grave et tout rentrerait vite dans l’ordre. En quittant mon père, je lui avais dit sur le ton de la plaisanterie que j’allais mettre une bouteille d’eau gazeuse au frais pour fêter sa sortie, car le champagne lui serait probablement interdit.
Aujourd’hui, je me dis que c’est une sorte de malédiction chez moi : mes derniers mots à mes parents furent vraiment irréfléchis et bêtes. De ceux que l’on voudrait rattraper, gommer et corriger. Quoi, c’est cela qu’ils ont emporté pour la postérité ? Quelle honte pour moi !
En milieu de matinée le lendemain, alors que nous nous préparions à aller à la clinique, le téléphone sonna. C’était notre médecin généraliste, qui était passé à la clinique pour rendre visite à mon père. Celui-ci était mort dans la nuit et l’on cherchait à joindre ma mère qui ne répondait pas au numéro qu’elle avait laissé.
J’ai eu l’occasion, par la suite, de rencontrer le cardiologue en consultation. Des mois s’étaient écoulés, mais il était encore choqué par cette mort. Il m’expliqua que lorsqu’on l’avait réveillé en pleine nuit, il s’attendait à un appel de la clinique mais pour un autre patient. Mon père allait bien le soir lorsqu’il avait quitté le service. Dans la nuit, il avait fait un infarctus postérieur massif, c’est-à-dire à la sortie du cœur. Un infarctus dont on ne meurt pas habituellement. L’équipe avait réussi à réanimer le malade, à coups de massages et d’électrochocs. Le cœur était reparti pendant quarante-cinq minutes, puis avait cédé.
Le médecin insistait sur le fait qu’il ne comprenait rien à cette mort. De mon côté, je donnais mon interprétation personnelle : mon père est tout simplement mort de trouille en se voyant branché à des perfusions et tout un tas de machines plus ou moins barbares et bipantes. Il savait qu’en sortant il lui faudrait suivre un régime drastique, changer ses habitudes, bouleverser sa vie. Et il ne voulait de cela à aucun prix. D’ailleurs, le cardiologue m’avoua qu’il connaissait mon père pour l’avoir vu deux ou trois fois en consultation et l’avoir prévenu à ces occasions qu’il devait faire attention. De cela, jamais mon père ne nous avait rien dit. De même que je n’ai appris que ces jours derniers, de la bouche de mon frère, que notre père avait fait un malaise alors qu’il se trouvait chez lui. Il était tombé dans les toilettes et Claude avait dû défoncer la porte pour lui porter secours.
Dans les mois qui suivirent sa disparition, j’avais essayé de convaincre ma mère de vendre son appartement, trop grand pour elle – cinq pièces sur cent dix mètres carrés –, d’en acheter un plus petit près de chez nous, qu’ainsi elle pourrait profiter de notre immense jardin et de son petit-fils. La différence entre le prix de vente et le prix d’achat du nouvel appartement lui aurait assuré un petit pactole qu’elle aurait pu consacrer à des voyages, par exemple, elle qui aimait cela. Par fidélité à la mémoire de mon père, elle ne l’a pas voulu. Pourtant, dans son immeuble, personne ne lui parlait. En plus de vingt ans, aucun lien véritable ne s’était noué entre les copropriétaires. C’était le royaume du chacun pour soi, chacun chez soi.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire