À la toute fin des années soixante-dix, elle se mit à souffrir énormément d’arthrose. C’était à peu près au moment où j’étais moi-même atteint de la fièvre de Malte. Notre médecin traitant fit ce qu’il pouvait pour la soulager et l’arrêta. Comme la situation ne s’améliorait guère, il fit toutes les démarches nécessaires pour faire reconnaître son état et lui obtenir le statut de longue maladie qui lui permit de cesser de travailler jusqu’à la retraite.
De son côté, mon père avait prévu de prendre la sienne au début de 1981. Il avait calculé sa durée de cotisation au jour près et s’était occupé de déposer son dossier suffisamment à l’avance pour ne pas faire un jour de plus.
Sa carrière se termina dans un service d’intendance et du matériel. Une planque de fin de carrière dans laquelle il eut tout de même un accident du travail : alors qu’il enjambait une chaîne interdisant la circulation, un fourgon postal avait reculé, heurté la chaîne qui s’était soulevée brutalement et avait catapulté mon père quelques mètres plus loin. Ce fut sans autre gravité que deux côtes cassées tout de même fort douloureuses.
L’inconvénient de ce poste était surtout qu’il était chargé d’accompagner les services de déminage de la préfecture de police dans leur visite minutieuse des locaux lorsqu’il y avait une alerte à la bombe. Bizarrement, ces alertes se produisaient de préférence les samedis en milieu de matinée. Le personnel était renvoyé chez lui et nous, nous attentions mon père bien après son horaire normal, un peu inquiets tout de même que l’alerte ne soit pas fausse. Il aurait suffi d’une fois…
Mes parents, qui avaient depuis le début fait une demande de mutation pour Toulouse – ayant pendant des années les numéros un et deux sur la liste – avaient toujours vu passer des cas particuliers avant eux. Il n’y eut donc jamais de mutation et c’est l’un à la retraite, l’autre en longue maladie, que nous déménageâmes au début de l’été 1981. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes dans ce grand appartement de cinq pièces.
Une fois passé l’attrait de la nouveauté, je ne suis pas certain que ma mère se soit beaucoup plu ici. Dans l’immeuble, les gens ne parlaient pas entre eux ou bien pour faire des histoires. Elle eut vite fait son opinion sur certains.
Sans doute le fait d’aller s’installer à Beaumont à partir du printemps et jusqu’à l’automne fut-il salutaire. Là-bas, les voisins se parlaient d’un jardin à l’autre et tiraient une chaise sur le trottoir, devant leur porte, le soir pour profiter de la fraîcheur en discutant de tout et de rien. Un autre mode de vie, bien plus chaleureux.
Ce fut le moment où j’entrais à la faculté de Droit et où une série de rencontres fixèrent mon orientation homosexuelle.
Ma mère et moi avions toujours été proches et parlé de toutes choses sans fausse pudeur. Cependant, instinctivement je savais que ce terrain-là serait miné, ne serait-ce que parce que mon père n’aurait jamais admis une telle chose dans sa famille. Il avait été communiste, mais sur cette question il était plus stalinien que sur la ligne des premiers mois de la révolution soviétique.
Je ne sais plus comment j’abordais le sujet avec ma mère. De toute façon, c’était de manière vague et non engagée. Elle était allongée sur son lit, nous échangions des propos tout ce qu’il y a de généraux sur la question, et puis soudain elle me dit, doucement : « Si un jour tu es homosexuel, je ne veux pas que tu me le dises. »
Ce n’était pas une condamnation de la chose en elle-même ; simplement elle ne voulait pas être dépositaire d’un secret trop lourd à garder et qui aurait pu déclencher des drames dans la famille. Je comprenais très bien cela et c’est sans véritable état d’âme que j’ai souscrit à sa demande.
Je me suis tu pendant vingt ans. Inutilement, puisqu’elle savait très bien à quoi s’en tenir. Mais le silence la protégeait du regard et du jugement des autres.
J’ai décidé de rompre ce silence le jour de mes quarante ans. Elle en avait quatre-vingt. C’était quelque temps après son premier AVC. Je lui expliquais que, égoïstement, je ne voulais pas courir le risque qu’elle meurt sans que les choses aient été mises au clair entre nous, parce que je le regretterais le restant de mes jours et que cela les pourrirait.
Il n’y eut pas de drame. Elle me dit qu’elle le savait depuis toujours, mais qu’elle ne comprenait pas pourquoi je m’étais marié et avais eu deux enfants. Je lui expliquais que tout cela n’avait rien à voir, que Yaël et moi avions toujours été honnêtes l’un envers l’autre et que nous avions fait nos enfants ensemble parce que nous en voulions tous les deux et qu’il nous semblait que nous les réussirions ensemble. En tant que grand-mère, il ne me semblait pas qu’elle eut à se plaindre de la chose.
À cette occasion, ma mère passa par toutes les phases de questionnement auxquelles on pouvait s’attendre : était-elle la cause de mon homosexualité ? m’avait-elle trop couvé ? avait-elle raté quelque chose dans mon éducation ? etc.
Yaël et moi fîmes tout ce qui était en notre pouvoir pour la rassurer sur tous ces points. Il n’y avait aucune raison rationnelle à rechercher. Il s’agissait simplement de prendre acte d’un fait.
Avec le temps, voyant qu’une véritable entente régnait entre nous et les enfants, ma mère finit par s’habituer progressivement à la chose. Le seul à en faire les frais fut mon petit ami de l’époque, Olivier, à qui elle battait froid quand elle le croisait chez nous.
Au moment de mon coming out, elle renouvela sa demande de silence de ma part, non pas à son égard mais devant le reste de la famille auvergnate. Elle devait les juger secrètement trop provinciaux pour comprendre la situation et ne voulait pas avoir à se justifier ni a expliquer quoi que ce soit. J’ai respecté cette demande de la façon la plus simple qui soit : en laissant se distendre les liens qui m’unissaient encore à mes cousins auvergnats.
Notons qu’à quatre-vingt-dix ans passés, elle se montra plus ouverte qu’à quatre-vingt sur ce sujet lorsqu’il s’agit d’accueillir Yves comme s’il était son gendre à égalité avec Yaël. Certes, le terme « gendre » la faisait toujours légèrement sursauter, mais elle acceptait de bonne grâce la leçon.
Au milieu des années quatre-vingt, mon frère étant reparti pour la région parisienne et mon père restant le plus clair de son temps enfermé dans son bureau lorsqu’il ne courrait pas les mairies du Tarn-et-Garonne pour compléter sa généalogie, ma mère s’inscrivit à l’Université du 3e âge dont elle suivit les conférences, puis elle s’abonna aux séances de cinéma qui diffusaient la série des films « Connaissance du Monde » avant de décider de voyager. Ses moyens étant ce qu’ils étaient, elle opta pour des voyages promotionnels à moindre coût dont la contrainte était d’assister obligatoirement à une soirée de démonstration de produits du sponsor, sans obligation d’achat. La formule lui convenait et lui permit de visiter l’Autriche, Venise et bien d’autres lieux dont j’ai perdu la liste.
Je crois qu’elle avait pris le pli de voyager en prenant exemple sur Georgette, la tante de mon père, avec qui ils étaient réconciliés depuis longtemps. En même temps, on reconnaissait dans ces escapades sa faculté d’indépendance ; mon père ne voulant pas entendre parler de voyages organisés ou de croisières, ce n’était pas une raison pour qu’elle s’en prive.
Par la suite, après le décès de mon père, elle continua ses voyages en y ajoutant des séjours à Paris pour voir ses petits-enfants, et en Auvergne près de sa sœur et ses neveux et nièces. Elle prenait l’avion sans crainte ; si elle en avait eu les moyens, elle eût été capable de faire le tour du monde en ne parlant que le français et le patois de son village.
L’arthrose et les rhumatismes se faisant sentir de plus en plus, elle renonça aux expéditions en car, puis à l’avion et aux bus qui la menaient en ville où elle aimait faire les magasins avant d’aller déjeuner au restaurant panoramique des Nouvelles Galeries. Elle resta confinée dans son quartier, marchant de plus en plus péniblement jusqu’au moment où elle ne sortit plus à moins que nous la prenions en voiture. Mais descendre la volée de marches pour atteindre le trottoir était un calvaire et le moindre soubresaut du véhicule la faisait crier de souffrance.
Ma mère n’était pas sauvage, ces voyages étaient aussi pour elle l’occasion de voir du monde, de lier connaissance. C’est ce qui la motiva – beaucoup plus tard – à fréquenter le Club du 3e âge de son quartier malgré une grande réticence due au fait qu’elle ne se sentait pas vieille à quatre-vingts ans. Jusqu’à la fin, elle est restée jeune de tempérament ; même dépassée par les évènements, la technologie qu’elle n’arrivait plus à suivre, elle n’a jamais dit ou pensé « c’était mieux avant. » Ne progressant plus que difficilement, elle restait néanmoins une femme de progrès. Aussi, aller à la rencontre de vieux ronchons geignards ne coulait pas de source. Elle s’y fit une amie, qu’elle fréquenta une poignée d’années mais que le cancer emporta.
Les difficultés à marcher s’accentuant, apparurent les chutes. La première sur un trottoir, en rentrant des courses. Rien de grave mais rendue spectaculaire par les anticoagulants qu’elle prenait depuis son AVC. Le moindre choc entraînant rapidement un hématome de bonne taille.
Cette première chute, elle l’attribua à un éblouissement dû au soleil qui lui avait fait mal évaluer la distance entre la rue et le trottoir. Elle avait manqué la marche. Nous n’avons pas pris cela au tragique ; ni les suivantes, qu’elle a tues autant que possible. Mais avec l’âge, les choses s’aggravèrent d’autant plus qu’elle ne parvenait plus à se relever seule. Elle resta ainsi par terre toute une nuit, un dimanche de Pâques, ayant juste eu la force de ramper jusqu’au canapé et d’en arracher un coussin afin de le glisser sous sa tête. Yaël l’avait découverte ainsi le lundi midi en venant la chercher afin d’aller déjeuner chez moi pour le traditionnel pâté aux œufs berrichon.
Il y eut une autre fois où elle tomba dans les toilettes ; Yaël n’arrivait pas à la relever car elle était incapable de s’aider un peu, devenue un poids mort. Clément, qui était présent, insultait sa grand-mère pour la faire réagir et sans doute aussi parce qu’il était affecté par l’horreur de la situation. Moi aussi, je criais contre elle quand je la trouvais par terre et qu’elle n’avait pas déclenché l’alarme de la télésurveillance. Je criais par peur rétrospective, parce que je savais que le temps passé à terre représentait un danger au niveau cérébral, d’autant plus grand si la tête avait cogné.
Puis les chutes devinrent plus fréquentes. Les causes en étaient variées : elle se prenait les pieds dans le tapis du salon – que nous eûmes le plus grand mal à enlever avec son accord ; posait mal sa canne, ce qui la déséquilibrait ; était éblouie par trop de lumière ; ou bien elle se levait brusquement alors qu’elle n’était pas encore complètement réveillée d’une sieste dans son fauteuil. Le plus souvent, elle se retrouvait à terre sans savoir ni pourquoi ni comment.
Bien avant de mettre en place l’organisation lourde dont j’ai parlé, nous étions convenus de nous téléphoner régulièrement. Je l’appelais le matin vers huit heures, elle me passait un coup de fil en milieu d’après-midi et un dernier le soir vers dix-neuf heures. Ainsi, je savais qu’elle était en vie et allait bien.
Sa mémoire déclinant, il arrivait qu’elle ne sache plus si elle m’avait appelé et j’avais droit à deux ou trois appels rapprochés. D’autres fois, elle s’endormait dans son fauteuil ou croyait m’avoir parlé au téléphone ; alors je m’angoissais de ne pas avoir de nouvelles. J’appelais, mais soit que l’appareil fût dans une autre pièce, soit qu’elle ne l’entendait pas, je n’obtenais pas de réponse. Il ne me restait plus alors qu’à sauter dans la voiture, la boule au ventre à l’idée de la découvrir morte, et à aller vérifier que tout était en ordre.
Le téléphone portable, qui m’avait semblé une bonne idée au départ, se révéla à l’usage un instrument maléfique. D’abord parce qu’elle l’oubliait souvent dans la pièce qu’elle quittait, ce qui la rendait difficile à joindre entre le fait qu’elle n’entendait pas la sonnerie et celui qu’elle mettait un temps infini à aller le chercher de sa démarche cahotante lorsqu’elle l’entendait. Sur la fin, elle ne savait plus s’en servir ni pour appeler ni pour recevoir les communications. Au mieux, nous l’entendions pester à l’autre bout de la ligne, ce qui – somme toute – était bon signe. J’y laissais ma santé mentale, hurlant dans le combiné dans l’espoir qu’elle m’entende si d’aventure elle décrochait ou parvenait à m’appeler. Yves comprenait mon angoisse et ma révolte face à cette déchéance qui gagnait du terrain de jour en jour, mais en même temps je le mettais très mal à l’aise dans ces moments-là. La chienne se réfugiait près de lui et il la rassurait en lui expliquant que ce n’était pas contre elle que je criais.
Il arrivait qu’au petit matin l’infirmière de service me téléphone pour me dire que ma mère était tombée et qu’elle ne parvenait pas à la relever. Une de ces fois-là, j’étais en voiture sur la rocade, dans l’impossibilité de faire demi-tour, obligé d’aller jusqu’à la prochaine sortie pour repartir dans l’autre sens. La dame en question ne voulait pas attendre mon arrivée. J’avais été obligé de laisser Yves sur la bretelle de sortie afin d’arriver au plus vite chez ma mère. Je pestais contre cette infirmière davantage préoccupée par le retard éventuel dans sa tournée matinale que par la nécessité de relever sa patiente. On peut comprendre les impératifs de chacun, mais ils sont de peu de poids au regard de l’imminence de certains dangers !
De son côté, mon père avait prévu de prendre la sienne au début de 1981. Il avait calculé sa durée de cotisation au jour près et s’était occupé de déposer son dossier suffisamment à l’avance pour ne pas faire un jour de plus.
Sa carrière se termina dans un service d’intendance et du matériel. Une planque de fin de carrière dans laquelle il eut tout de même un accident du travail : alors qu’il enjambait une chaîne interdisant la circulation, un fourgon postal avait reculé, heurté la chaîne qui s’était soulevée brutalement et avait catapulté mon père quelques mètres plus loin. Ce fut sans autre gravité que deux côtes cassées tout de même fort douloureuses.
L’inconvénient de ce poste était surtout qu’il était chargé d’accompagner les services de déminage de la préfecture de police dans leur visite minutieuse des locaux lorsqu’il y avait une alerte à la bombe. Bizarrement, ces alertes se produisaient de préférence les samedis en milieu de matinée. Le personnel était renvoyé chez lui et nous, nous attentions mon père bien après son horaire normal, un peu inquiets tout de même que l’alerte ne soit pas fausse. Il aurait suffi d’une fois…
Mes parents, qui avaient depuis le début fait une demande de mutation pour Toulouse – ayant pendant des années les numéros un et deux sur la liste – avaient toujours vu passer des cas particuliers avant eux. Il n’y eut donc jamais de mutation et c’est l’un à la retraite, l’autre en longue maladie, que nous déménageâmes au début de l’été 1981. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes dans ce grand appartement de cinq pièces.
Une fois passé l’attrait de la nouveauté, je ne suis pas certain que ma mère se soit beaucoup plu ici. Dans l’immeuble, les gens ne parlaient pas entre eux ou bien pour faire des histoires. Elle eut vite fait son opinion sur certains.
Sans doute le fait d’aller s’installer à Beaumont à partir du printemps et jusqu’à l’automne fut-il salutaire. Là-bas, les voisins se parlaient d’un jardin à l’autre et tiraient une chaise sur le trottoir, devant leur porte, le soir pour profiter de la fraîcheur en discutant de tout et de rien. Un autre mode de vie, bien plus chaleureux.
Ce fut le moment où j’entrais à la faculté de Droit et où une série de rencontres fixèrent mon orientation homosexuelle.
Ma mère et moi avions toujours été proches et parlé de toutes choses sans fausse pudeur. Cependant, instinctivement je savais que ce terrain-là serait miné, ne serait-ce que parce que mon père n’aurait jamais admis une telle chose dans sa famille. Il avait été communiste, mais sur cette question il était plus stalinien que sur la ligne des premiers mois de la révolution soviétique.
Je ne sais plus comment j’abordais le sujet avec ma mère. De toute façon, c’était de manière vague et non engagée. Elle était allongée sur son lit, nous échangions des propos tout ce qu’il y a de généraux sur la question, et puis soudain elle me dit, doucement : « Si un jour tu es homosexuel, je ne veux pas que tu me le dises. »
Ce n’était pas une condamnation de la chose en elle-même ; simplement elle ne voulait pas être dépositaire d’un secret trop lourd à garder et qui aurait pu déclencher des drames dans la famille. Je comprenais très bien cela et c’est sans véritable état d’âme que j’ai souscrit à sa demande.
Je me suis tu pendant vingt ans. Inutilement, puisqu’elle savait très bien à quoi s’en tenir. Mais le silence la protégeait du regard et du jugement des autres.
J’ai décidé de rompre ce silence le jour de mes quarante ans. Elle en avait quatre-vingt. C’était quelque temps après son premier AVC. Je lui expliquais que, égoïstement, je ne voulais pas courir le risque qu’elle meurt sans que les choses aient été mises au clair entre nous, parce que je le regretterais le restant de mes jours et que cela les pourrirait.
Il n’y eut pas de drame. Elle me dit qu’elle le savait depuis toujours, mais qu’elle ne comprenait pas pourquoi je m’étais marié et avais eu deux enfants. Je lui expliquais que tout cela n’avait rien à voir, que Yaël et moi avions toujours été honnêtes l’un envers l’autre et que nous avions fait nos enfants ensemble parce que nous en voulions tous les deux et qu’il nous semblait que nous les réussirions ensemble. En tant que grand-mère, il ne me semblait pas qu’elle eut à se plaindre de la chose.
À cette occasion, ma mère passa par toutes les phases de questionnement auxquelles on pouvait s’attendre : était-elle la cause de mon homosexualité ? m’avait-elle trop couvé ? avait-elle raté quelque chose dans mon éducation ? etc.
Yaël et moi fîmes tout ce qui était en notre pouvoir pour la rassurer sur tous ces points. Il n’y avait aucune raison rationnelle à rechercher. Il s’agissait simplement de prendre acte d’un fait.
Avec le temps, voyant qu’une véritable entente régnait entre nous et les enfants, ma mère finit par s’habituer progressivement à la chose. Le seul à en faire les frais fut mon petit ami de l’époque, Olivier, à qui elle battait froid quand elle le croisait chez nous.
Au moment de mon coming out, elle renouvela sa demande de silence de ma part, non pas à son égard mais devant le reste de la famille auvergnate. Elle devait les juger secrètement trop provinciaux pour comprendre la situation et ne voulait pas avoir à se justifier ni a expliquer quoi que ce soit. J’ai respecté cette demande de la façon la plus simple qui soit : en laissant se distendre les liens qui m’unissaient encore à mes cousins auvergnats.
Notons qu’à quatre-vingt-dix ans passés, elle se montra plus ouverte qu’à quatre-vingt sur ce sujet lorsqu’il s’agit d’accueillir Yves comme s’il était son gendre à égalité avec Yaël. Certes, le terme « gendre » la faisait toujours légèrement sursauter, mais elle acceptait de bonne grâce la leçon.
Au milieu des années quatre-vingt, mon frère étant reparti pour la région parisienne et mon père restant le plus clair de son temps enfermé dans son bureau lorsqu’il ne courrait pas les mairies du Tarn-et-Garonne pour compléter sa généalogie, ma mère s’inscrivit à l’Université du 3e âge dont elle suivit les conférences, puis elle s’abonna aux séances de cinéma qui diffusaient la série des films « Connaissance du Monde » avant de décider de voyager. Ses moyens étant ce qu’ils étaient, elle opta pour des voyages promotionnels à moindre coût dont la contrainte était d’assister obligatoirement à une soirée de démonstration de produits du sponsor, sans obligation d’achat. La formule lui convenait et lui permit de visiter l’Autriche, Venise et bien d’autres lieux dont j’ai perdu la liste.
Je crois qu’elle avait pris le pli de voyager en prenant exemple sur Georgette, la tante de mon père, avec qui ils étaient réconciliés depuis longtemps. En même temps, on reconnaissait dans ces escapades sa faculté d’indépendance ; mon père ne voulant pas entendre parler de voyages organisés ou de croisières, ce n’était pas une raison pour qu’elle s’en prive.
Par la suite, après le décès de mon père, elle continua ses voyages en y ajoutant des séjours à Paris pour voir ses petits-enfants, et en Auvergne près de sa sœur et ses neveux et nièces. Elle prenait l’avion sans crainte ; si elle en avait eu les moyens, elle eût été capable de faire le tour du monde en ne parlant que le français et le patois de son village.
L’arthrose et les rhumatismes se faisant sentir de plus en plus, elle renonça aux expéditions en car, puis à l’avion et aux bus qui la menaient en ville où elle aimait faire les magasins avant d’aller déjeuner au restaurant panoramique des Nouvelles Galeries. Elle resta confinée dans son quartier, marchant de plus en plus péniblement jusqu’au moment où elle ne sortit plus à moins que nous la prenions en voiture. Mais descendre la volée de marches pour atteindre le trottoir était un calvaire et le moindre soubresaut du véhicule la faisait crier de souffrance.
Ma mère n’était pas sauvage, ces voyages étaient aussi pour elle l’occasion de voir du monde, de lier connaissance. C’est ce qui la motiva – beaucoup plus tard – à fréquenter le Club du 3e âge de son quartier malgré une grande réticence due au fait qu’elle ne se sentait pas vieille à quatre-vingts ans. Jusqu’à la fin, elle est restée jeune de tempérament ; même dépassée par les évènements, la technologie qu’elle n’arrivait plus à suivre, elle n’a jamais dit ou pensé « c’était mieux avant. » Ne progressant plus que difficilement, elle restait néanmoins une femme de progrès. Aussi, aller à la rencontre de vieux ronchons geignards ne coulait pas de source. Elle s’y fit une amie, qu’elle fréquenta une poignée d’années mais que le cancer emporta.
Les difficultés à marcher s’accentuant, apparurent les chutes. La première sur un trottoir, en rentrant des courses. Rien de grave mais rendue spectaculaire par les anticoagulants qu’elle prenait depuis son AVC. Le moindre choc entraînant rapidement un hématome de bonne taille.
Cette première chute, elle l’attribua à un éblouissement dû au soleil qui lui avait fait mal évaluer la distance entre la rue et le trottoir. Elle avait manqué la marche. Nous n’avons pas pris cela au tragique ; ni les suivantes, qu’elle a tues autant que possible. Mais avec l’âge, les choses s’aggravèrent d’autant plus qu’elle ne parvenait plus à se relever seule. Elle resta ainsi par terre toute une nuit, un dimanche de Pâques, ayant juste eu la force de ramper jusqu’au canapé et d’en arracher un coussin afin de le glisser sous sa tête. Yaël l’avait découverte ainsi le lundi midi en venant la chercher afin d’aller déjeuner chez moi pour le traditionnel pâté aux œufs berrichon.
Il y eut une autre fois où elle tomba dans les toilettes ; Yaël n’arrivait pas à la relever car elle était incapable de s’aider un peu, devenue un poids mort. Clément, qui était présent, insultait sa grand-mère pour la faire réagir et sans doute aussi parce qu’il était affecté par l’horreur de la situation. Moi aussi, je criais contre elle quand je la trouvais par terre et qu’elle n’avait pas déclenché l’alarme de la télésurveillance. Je criais par peur rétrospective, parce que je savais que le temps passé à terre représentait un danger au niveau cérébral, d’autant plus grand si la tête avait cogné.
Puis les chutes devinrent plus fréquentes. Les causes en étaient variées : elle se prenait les pieds dans le tapis du salon – que nous eûmes le plus grand mal à enlever avec son accord ; posait mal sa canne, ce qui la déséquilibrait ; était éblouie par trop de lumière ; ou bien elle se levait brusquement alors qu’elle n’était pas encore complètement réveillée d’une sieste dans son fauteuil. Le plus souvent, elle se retrouvait à terre sans savoir ni pourquoi ni comment.
Bien avant de mettre en place l’organisation lourde dont j’ai parlé, nous étions convenus de nous téléphoner régulièrement. Je l’appelais le matin vers huit heures, elle me passait un coup de fil en milieu d’après-midi et un dernier le soir vers dix-neuf heures. Ainsi, je savais qu’elle était en vie et allait bien.
Sa mémoire déclinant, il arrivait qu’elle ne sache plus si elle m’avait appelé et j’avais droit à deux ou trois appels rapprochés. D’autres fois, elle s’endormait dans son fauteuil ou croyait m’avoir parlé au téléphone ; alors je m’angoissais de ne pas avoir de nouvelles. J’appelais, mais soit que l’appareil fût dans une autre pièce, soit qu’elle ne l’entendait pas, je n’obtenais pas de réponse. Il ne me restait plus alors qu’à sauter dans la voiture, la boule au ventre à l’idée de la découvrir morte, et à aller vérifier que tout était en ordre.
Le téléphone portable, qui m’avait semblé une bonne idée au départ, se révéla à l’usage un instrument maléfique. D’abord parce qu’elle l’oubliait souvent dans la pièce qu’elle quittait, ce qui la rendait difficile à joindre entre le fait qu’elle n’entendait pas la sonnerie et celui qu’elle mettait un temps infini à aller le chercher de sa démarche cahotante lorsqu’elle l’entendait. Sur la fin, elle ne savait plus s’en servir ni pour appeler ni pour recevoir les communications. Au mieux, nous l’entendions pester à l’autre bout de la ligne, ce qui – somme toute – était bon signe. J’y laissais ma santé mentale, hurlant dans le combiné dans l’espoir qu’elle m’entende si d’aventure elle décrochait ou parvenait à m’appeler. Yves comprenait mon angoisse et ma révolte face à cette déchéance qui gagnait du terrain de jour en jour, mais en même temps je le mettais très mal à l’aise dans ces moments-là. La chienne se réfugiait près de lui et il la rassurait en lui expliquant que ce n’était pas contre elle que je criais.
Il arrivait qu’au petit matin l’infirmière de service me téléphone pour me dire que ma mère était tombée et qu’elle ne parvenait pas à la relever. Une de ces fois-là, j’étais en voiture sur la rocade, dans l’impossibilité de faire demi-tour, obligé d’aller jusqu’à la prochaine sortie pour repartir dans l’autre sens. La dame en question ne voulait pas attendre mon arrivée. J’avais été obligé de laisser Yves sur la bretelle de sortie afin d’arriver au plus vite chez ma mère. Je pestais contre cette infirmière davantage préoccupée par le retard éventuel dans sa tournée matinale que par la nécessité de relever sa patiente. On peut comprendre les impératifs de chacun, mais ils sont de peu de poids au regard de l’imminence de certains dangers !