mercredi 28 février 2018

Le tombeau de ma mère 9/10

À la toute fin des années soixante-dix, elle se mit à souffrir énormément d’arthrose. C’était à peu près au moment où j’étais moi-même atteint de la fièvre de Malte. Notre médecin traitant fit ce qu’il pouvait pour la soulager et l’arrêta. Comme la situation ne s’améliorait guère, il fit toutes les démarches nécessaires pour faire reconnaître son état et lui obtenir le statut de longue maladie qui lui permit de cesser de travailler jusqu’à la retraite.
De son côté, mon père avait prévu de prendre la sienne au début de 1981. Il avait calculé sa durée de cotisation au jour près et s’était occupé de déposer son dossier suffisamment à l’avance pour ne pas faire un jour de plus.
Sa carrière se termina dans un service d’intendance et du matériel. Une planque de fin de carrière dans laquelle il eut tout de même un accident du travail : alors qu’il enjambait une chaîne interdisant la circulation, un fourgon postal avait reculé, heurté la chaîne qui s’était soulevée brutalement et avait catapulté mon père quelques mètres plus loin. Ce fut sans autre gravité que deux côtes cassées tout de même fort douloureuses.
L’inconvénient de ce poste était surtout qu’il était chargé d’accompagner les services de déminage de la préfecture de police dans leur visite minutieuse des locaux lorsqu’il y avait une alerte à la bombe. Bizarrement, ces alertes se produisaient de préférence les samedis en milieu de matinée. Le personnel était renvoyé chez lui et nous, nous attentions mon père bien après son horaire normal, un peu inquiets tout de même que l’alerte ne soit pas fausse. Il aurait suffi d’une fois…


Mes parents, qui avaient depuis le début fait une demande de mutation pour Toulouse – ayant pendant des années les numéros un et deux sur la liste – avaient toujours vu passer des cas particuliers avant eux. Il n’y eut donc jamais de mutation et c’est l’un à la retraite, l’autre en longue maladie, que nous déménageâmes au début de l’été 1981. C’est ainsi que nous nous retrouvâmes dans ce grand appartement de cinq pièces.


Une fois passé l’attrait de la nouveauté, je ne suis pas certain que ma mère se soit beaucoup plu ici. Dans l’immeuble, les gens ne parlaient pas entre eux ou bien pour faire des histoires. Elle eut vite fait son opinion sur certains.
Sans doute le fait d’aller s’installer à Beaumont à partir du printemps et jusqu’à l’automne fut-il salutaire. Là-bas, les voisins se parlaient d’un jardin à l’autre et tiraient une chaise sur le trottoir, devant leur porte, le soir pour profiter de la fraîcheur en discutant de tout et de rien. Un autre mode de vie, bien plus chaleureux.


Ce fut le moment où j’entrais à la faculté de Droit et où une série de rencontres fixèrent mon orientation homosexuelle.
Ma mère et moi avions toujours été proches et parlé de toutes choses sans fausse pudeur. Cependant, instinctivement je savais que ce terrain-là serait miné, ne serait-ce que parce que mon père n’aurait jamais admis une telle chose dans sa famille. Il avait été communiste, mais sur cette question il était plus stalinien que sur la ligne des premiers mois de la révolution soviétique.
Je ne sais plus comment j’abordais le sujet avec ma mère. De toute façon, c’était de manière vague et non engagée. Elle était allongée sur son lit, nous échangions des propos tout ce qu’il y a de généraux sur la question, et puis soudain elle me dit, doucement : « Si un jour tu es homosexuel, je ne veux pas que tu me le dises. »
Ce n’était pas une condamnation de la chose en elle-même ; simplement elle ne voulait pas être dépositaire d’un secret trop lourd à garder et qui aurait pu déclencher des drames dans la famille. Je comprenais très bien cela et c’est sans véritable état d’âme que j’ai souscrit à sa demande.


Je me suis tu pendant vingt ans. Inutilement, puisqu’elle savait très bien à quoi s’en tenir. Mais le silence la protégeait du regard et du jugement des autres.
J’ai décidé de rompre ce silence le jour de mes quarante ans. Elle en avait quatre-vingt. C’était quelque temps après son premier AVC. Je lui expliquais que, égoïstement, je ne voulais pas courir le risque qu’elle meurt sans que les choses aient été mises au clair entre nous, parce que je le regretterais le restant de mes jours et que cela les pourrirait.
Il n’y eut pas de drame. Elle me dit qu’elle le savait depuis toujours, mais qu’elle ne comprenait pas pourquoi je m’étais marié et avais eu deux enfants. Je lui expliquais que tout cela n’avait rien à voir, que Yaël et moi avions toujours été honnêtes l’un envers l’autre et que nous avions fait nos enfants ensemble parce que nous en voulions tous les deux et qu’il nous semblait que nous les réussirions ensemble. En tant que grand-mère, il ne me semblait pas qu’elle eut à se plaindre de la chose.


À cette occasion, ma mère passa par toutes les phases de questionnement auxquelles on pouvait s’attendre : était-elle la cause de mon homosexualité ? m’avait-elle trop couvé ? avait-elle raté quelque chose dans mon éducation ? etc.
Yaël et moi fîmes tout ce qui était en notre pouvoir pour la rassurer sur tous ces points. Il n’y avait aucune raison rationnelle à rechercher. Il s’agissait simplement de prendre acte d’un fait.
Avec le temps, voyant qu’une véritable entente régnait entre nous et les enfants, ma mère finit par s’habituer progressivement à la chose. Le seul à en faire les frais fut mon petit ami de l’époque, Olivier, à qui elle battait froid quand elle le croisait chez nous.


Au moment de mon coming out, elle renouvela sa demande de silence de ma part, non pas à son égard mais devant le reste de la famille auvergnate. Elle devait les juger secrètement trop provinciaux pour comprendre la situation et ne voulait pas avoir à se justifier ni a expliquer quoi que ce soit. J’ai respecté cette demande de la façon la plus simple qui soit : en laissant se distendre les liens qui m’unissaient encore à mes cousins auvergnats.
Notons qu’à quatre-vingt-dix ans passés, elle se montra plus ouverte qu’à quatre-vingt sur ce sujet lorsqu’il s’agit d’accueillir Yves comme s’il était son gendre à égalité avec Yaël. Certes, le terme « gendre » la faisait toujours légèrement sursauter, mais elle acceptait de bonne grâce la leçon.










Au milieu des années quatre-vingt, mon frère étant reparti pour la région parisienne et mon père restant le plus clair de son temps enfermé dans son bureau lorsqu’il ne courrait pas les mairies du Tarn-et-Garonne pour compléter sa généalogie, ma mère s’inscrivit à l’Université du 3e âge dont elle suivit les conférences, puis elle s’abonna aux séances de cinéma qui diffusaient la série des films « Connaissance du Monde » avant de décider de voyager. Ses moyens étant ce qu’ils étaient, elle opta pour des voyages promotionnels à moindre coût dont la contrainte était d’assister obligatoirement à une soirée de démonstration de produits du sponsor, sans obligation d’achat. La formule lui convenait et lui permit de visiter l’Autriche, Venise et bien d’autres lieux dont j’ai perdu la liste.


Je crois qu’elle avait pris le pli de voyager en prenant exemple sur Georgette, la tante de mon père, avec qui ils étaient réconciliés depuis longtemps. En même temps, on reconnaissait dans ces escapades sa faculté d’indépendance ; mon père ne voulant pas entendre parler de voyages organisés ou de croisières, ce n’était pas une raison pour qu’elle s’en prive.
Par la suite, après le décès de mon père, elle continua ses voyages en y ajoutant des séjours à Paris pour voir ses petits-enfants, et en Auvergne près de sa sœur et ses neveux et nièces. Elle prenait l’avion sans crainte ; si elle en avait eu les moyens, elle eût été capable de faire le tour du monde en ne parlant que le français et le patois de son village.
L’arthrose et les rhumatismes se faisant sentir de plus en plus, elle renonça aux expéditions en car, puis à l’avion et aux bus qui la menaient en ville où elle aimait faire les magasins avant d’aller déjeuner au restaurant panoramique des Nouvelles Galeries. Elle resta confinée dans son quartier, marchant de plus en plus péniblement jusqu’au moment où elle ne sortit plus à moins que nous la prenions en voiture. Mais descendre la volée de marches pour atteindre le trottoir était un calvaire et le moindre soubresaut du véhicule la faisait crier de souffrance.


Ma mère n’était pas sauvage, ces voyages étaient aussi pour elle l’occasion de voir du monde, de lier connaissance. C’est ce qui la motiva – beaucoup plus tard – à fréquenter le Club du 3e âge de son quartier malgré une grande réticence due au fait qu’elle ne se sentait pas vieille à quatre-vingts ans. Jusqu’à la fin, elle est restée jeune de tempérament ; même dépassée par les évènements, la technologie qu’elle n’arrivait plus à suivre, elle n’a jamais dit ou pensé « c’était mieux avant. » Ne progressant plus que difficilement, elle restait néanmoins une femme de progrès. Aussi, aller à la rencontre de vieux ronchons geignards ne coulait pas de source. Elle s’y fit une amie, qu’elle fréquenta une poignée d’années mais que le cancer emporta.


Les difficultés à marcher s’accentuant, apparurent les chutes. La première sur un trottoir, en rentrant des courses. Rien de grave mais rendue spectaculaire par les anticoagulants qu’elle prenait depuis son AVC. Le moindre choc entraînant rapidement un hématome de bonne taille.
Cette première chute, elle l’attribua à un éblouissement dû au soleil qui lui avait fait mal évaluer la distance entre la rue et le trottoir. Elle avait manqué la marche. Nous n’avons pas pris cela au tragique ; ni les suivantes, qu’elle a tues autant que possible. Mais avec l’âge, les choses s’aggravèrent d’autant plus qu’elle ne parvenait plus à se relever seule. Elle resta ainsi par terre toute une nuit, un dimanche de Pâques, ayant juste eu la force de ramper jusqu’au canapé et d’en arracher un coussin afin de le glisser sous sa tête. Yaël l’avait découverte ainsi le lundi midi en venant la chercher afin d’aller déjeuner chez moi pour le traditionnel pâté aux œufs berrichon.
Il y eut une autre fois où elle tomba dans les toilettes ; Yaël n’arrivait pas à la relever car elle était incapable de s’aider un peu, devenue un poids mort. Clément, qui était présent, insultait sa grand-mère pour la faire réagir et sans doute aussi parce qu’il était affecté par l’horreur de la situation. Moi aussi, je criais contre elle quand je la trouvais par terre et qu’elle n’avait pas déclenché l’alarme de la télésurveillance. Je criais par peur rétrospective, parce que je savais que le temps passé à terre représentait un danger au niveau cérébral, d’autant plus grand si la tête avait cogné.


Puis les chutes devinrent plus fréquentes. Les causes en étaient variées : elle se prenait les pieds dans le tapis du salon – que nous eûmes le plus grand mal à enlever avec son accord ; posait mal sa canne, ce qui la déséquilibrait ; était éblouie par trop de lumière ; ou bien elle se levait brusquement alors qu’elle n’était pas encore complètement réveillée d’une sieste dans son fauteuil. Le plus souvent, elle se retrouvait à terre sans savoir ni pourquoi ni comment.
Bien avant de mettre en place l’organisation lourde dont j’ai parlé, nous étions convenus de nous téléphoner régulièrement. Je l’appelais le matin vers huit heures, elle me passait un coup de fil en milieu d’après-midi et un dernier le soir vers dix-neuf heures. Ainsi, je savais qu’elle était en vie et allait bien.
Sa mémoire déclinant, il arrivait qu’elle ne sache plus si elle m’avait appelé et j’avais droit à deux ou trois appels rapprochés. D’autres fois, elle s’endormait dans son fauteuil ou croyait m’avoir parlé au téléphone ; alors je m’angoissais de ne pas avoir de nouvelles. J’appelais, mais soit que l’appareil fût dans une autre pièce, soit qu’elle ne l’entendait pas, je n’obtenais pas de réponse. Il ne me restait plus alors qu’à sauter dans la voiture, la boule au ventre à l’idée de la découvrir morte, et à aller vérifier que tout était en ordre.
Le téléphone portable, qui m’avait semblé une bonne idée au départ, se révéla à l’usage un instrument maléfique. D’abord parce qu’elle l’oubliait souvent dans la pièce qu’elle quittait, ce qui la rendait difficile à joindre entre le fait qu’elle n’entendait pas la sonnerie et celui qu’elle mettait un temps infini à aller le chercher de sa démarche cahotante lorsqu’elle l’entendait. Sur la fin, elle ne savait plus s’en servir ni pour appeler ni pour recevoir les communications. Au mieux, nous l’entendions pester à l’autre bout de la ligne, ce qui – somme toute – était bon signe. J’y laissais ma santé mentale, hurlant dans le combiné dans l’espoir qu’elle m’entende si d’aventure elle décrochait ou parvenait à m’appeler. Yves comprenait mon angoisse et ma révolte face à cette déchéance qui gagnait du terrain de jour en jour, mais en même temps je le mettais très mal à l’aise dans ces moments-là. La chienne se réfugiait près de lui et il la rassurait en lui expliquant que ce n’était pas contre elle que je criais.


Il arrivait qu’au petit matin l’infirmière de service me téléphone pour me dire que ma mère était tombée et qu’elle ne parvenait pas à la relever. Une de ces fois-là, j’étais en voiture sur la rocade, dans l’impossibilité de faire demi-tour, obligé d’aller jusqu’à la prochaine sortie pour repartir dans l’autre sens. La dame en question ne voulait pas attendre mon arrivée. J’avais été obligé de laisser Yves sur la bretelle de sortie afin d’arriver au plus vite chez ma mère. Je pestais contre cette infirmière davantage préoccupée par le retard éventuel dans sa tournée matinale que par la nécessité de relever sa patiente. On peut comprendre les impératifs de chacun, mais ils sont de peu de poids au regard de l’imminence de certains dangers !

mardi 27 février 2018

Le tombeau de ma mère 8/10

Après l’inhumation manquée, mon frère s’était occupé de faire estimer l’appartement. Nous n’avions qu’une vague idée de sa valeur car nous savions qu’il y aurait beaucoup de travaux à faire pour les nouveaux propriétaires, au-delà du remplacement des volets roulants et huisseries défoncés par les pompiers lors de leur dernière intervention, deux mois plus tôt.
Depuis trente-cinq ans, bien que tous les travaux d’entretien courant aient été réalisés en temps et en heure, l’installation électrique n’était plus aux normes, la cuisine équipée était vieillotte, les tapisseries démodées, les moquettes usées.


Claude s’était adressé à l’agence immobilière du bout de la rue. Nous étions convenus que si l’estimation nous semblait honnête il ne serait pas nécessaire d’en faire exécuter plusieurs. L’avantage de faire appel à une agence aussi proche était à nos yeux que celle-ci serait moins réticente à se déplacer pour organiser les visites de candidats à l’acquisition. Nous souhaitions aller vite car nous n’avions ni l’un ni l’autre les moyens de payer les charges trimestrielles et les impots attachés à l’endroit. En vingt-quatre heures l’estimation fut faite et le mandat de vente signé.


Avant de repartir pour Paris, Claude et Catherine commencèrent à faire du tri et du rangement pour rendre l’appartement le plus propre et accueillant possible. Yaël leur donna un coup de main. Pour ma part, je répétais que je ne voulais pas m’occuper de cet aspect des choses. Que chacun prenne ce qu’il voulait garder, le reste serait emporté par des associations caritatives ou des brocanteurs.


Anne-Claire emporta tous les bijoux, à l’exception de l’alliance et d’une broche de pacotille représentant un oiseau, que je voulais garder. On ne remit pas la main sur le camée, perdu ou volé des années plus tôt par une femme de ménage indélicate. Le collier de perles s’était brisé lors d’une chute nocturne, mais j’avais pris soin de récupérer le fermoir en argent et chaque perle que j’avais déposés dans une bonbonnière en porcelaine. À vrai dire, les bijoux de ma mère n’étaient pas d’une très grande valeur autre que sentimentale, ce qui paradoxalement en faisait le prix inestimable.
L’alliance, ma mère l’avait confiée à Fernanda lorsqu’elle était entrée à la polyclinique de Lagardelle, par peur qu’elle ne soit perdue. Ses doigts avaient considérablement minci et l’arthrose les déformait beaucoup. Je pense qu’elle craignait qu’on ne la lui vole sur son cadavre, comme avaient disparu celle de sa belle-mère et celle de son mari. Fernanda avait été très préoccupée de cette mission de confiance, elle craignait à son tour de la perdre ou d’être cambriolée. Comme elle possédait un double des clefs de l’appartement, je lui avais dit de laisser l’anneau sur la table de la cuisine. Maman aurait pu attendre le lendemain, que je lui rende visite, pour me le donner en main propre mais probablement avait-elle eu peur d’oublier de le faire.
J’ai caressé l’idée de faire monter cette alliance en boucle d’oreille, mais elle est trop large et lourde. J’aurais eu en permanence l’impression qu’elle me tirait l’oreille… À la place, je porte une créole en or offerte par Yves.


Nous eûmes une chance énorme. Il avait été décidé que la publicité concernant la mise en vente de l’appartement serait faite de façon très ciblée à la fin de la semaine suivante. Les annonces parurent le vendredi matin, le lundi il y eut dix visites et le premier couple fit une proposition, que je refusais parce que trop basse. Le lendemain, après avoir revisité l’appartement avec un entrepreneur pour chiffrer plus sérieusement les travaux nécessaires, une nouvelle proposition fut faite, plus élevée mais encore trop basse de cinq mille euros à notre goût. Nous le fîmes sentir à l’agence qui, compte tenu de la rapidité de la transaction, accepta de baisser sa commission.









Mes parents se sont rencontrés à la cantine des Chèques postaux où ma mère était serveuse et où mon père venait prendre une collation après sa nuit de labeur. Il était affecté au tri postal, mission qu’il effectuait nuitamment dans le train reliant Caen – où il résidait chez sa mère après qu’elle eut réussi à le faire divorcer – et Paris.
Mon père ne m’a parlé qu’une seule fois de son premier mariage. J’avais une vingtaine d’années, ma mère était en voyage, mon frère reparti pour la région parisienne. Je l’avais rejoint à Beaumont et il m’avait emmené dîner dans un restaurant à Cordes-Tolosannes avec vue panoramique superbe sur le coucher de soleil. Je ne me rappelle pas du menu, je sais que la cuisine était excellente, mais je sens encore cette intimité soudaine entre nous et j’entends ces confidences dont je sais qu’elles sont biaisées par l’amour inconditionnel qu’il portait à ma grand-mère.
Sa première femme s’appelait Marcelle, elle était enseignante. Elle voulait que le jeune ménage habite avec ses parents à elle et c’est ce qui a tout fait casser. Version d’un homme bafoué qui n’a pas réussi à imposer à cette jeune femme une cohabitation avec sa mère à lui. Le divorce fut une lutte féroce, comme celui de ma mère, parce qu’à cette époque il fallait démontrer au juge qu’aucune réconciliation n’était envisageable. Échanges de lettre d’insultes à verser au dossier. Ce dossier, j’en suis détenteur aujourd’hui. Et Claude vient de m’apprendre qu’il est en possession de celui du divorce de notre mère.
Ma grand-mère vouait une passion exclusive à son fils, au point de ne pas supporter de le partager avec une autre. Ce qu’elle a réussi avec Marcelle, elle aurait aimé pouvoir le reproduire avec Marthe. Mais cette dernière s’est défendue. Un jour, excédée, elle l’a attrapée par le col de son chemisier et lui a dit, en la secouant comme un prunier, que si elle s’avisait encore de chercher à mettre la zizanie dans son ménage, jamais plus elle ne reverrait son fils ; ajoutant que si elle osait se plaindre de cette mise au point, l’effet serait immédiat. En somme, ma mère devait aimer mettre les gens à la porte quand ils atteignaient le bout de sa grande patience !


Ma mère et mon père… Ces deux-là se sont tout de suite repérés. Quand l’un entrait par une porte, l’autre sortait par une autre. Lui, disait à ses copains « la pimbêche est là » tandis qu’elle soufflait à ses collègues « voilà l’emmerdeur de la nuit ».
Ils se sont mariés le 26 juin 1958 à la mairie du XVIIIe arrondissement. Les témoins étaient Renée Grenier, marraine de la mariée, et une certaine Yvonne Lethiec, collègue de la mariée qui resta longtemps une amie du couple, dont j’ai souvent entendu parler mais que je n’ai jamais rencontrée ; sans doute repartie pour la Bretagne ? Tous quatre firent ensuite un déjeuner à la Brasserie Dupont-Barbès, qui fermerait ses portes trois ans plus tard pour laisser place au célèbre magasin Tati.


Le couple a continué à occuper la chambre de bonne sous les toits du 2 boulevard Rochechouart, sixième étage sans ascenseur. Mon père, au bout d’un certain temps, s’est sédentarisé professionnellement à Paris. Il est devenu gérant de la cantine, tandis que ma mère la quittait. Ils ont eu raison, travailler ensemble eût été la pire des choses.
De son passage à la cantine, mon père n’a jamais raconté qu’une anecdote, qui le faisait rire encore quarante ans plus tard. Il avait constaté que lorsqu’il y avait des pâtes au menu, elles n’étaient jamais cuites comme il le fallait. Les cuisiniers se plaignaient de ne pas avoir d’ustensile assez grand pour les tourner dans les grandes cuves où elles cuisaient, alors il avait eu l’idée de descendre chez le quincaillier du coin à qui il avait demandé une fourche. « Une fourche à combien de dents ? » avait questionné le commerçant. « Aucune importance, c’est pour remuer des nouilles » avait répondu mon père, devant la mine ahurie du type. Et de fait, son idée s’était avérée astucieuse ; la qualité des pâtes s’était améliorée disait-il.


Mon père était communiste. Correspondant à Caen pour L’Humanité, il avait fait l’école des cadres du Parti. Militant syndical, il a naturellement entraîné ma mère dans son sillage.
Je ne pense pas que celle-ci ait jamais eu la fibre communiste. En tout cas, les quelques mois qu’elle passa dans cette atmosphère l’éclairèrent beaucoup. Quand les choses ne correspondaient pas à nos attentes, elle aimait citer un responsable de section qui expliquait : « Camarade, il y a le langage meeting, et la réalité ! » Elle me racontait aussi qu’elle avait vite remarqué que « certains mangeaient leur paye en une semaine et comptaient sur la solidarité des autres pour finir le moi. » Elle en avait tiré une leçon personnelle en avançant dans la vie avec une devise bien à elle : « Chaque son cul, chaque sa crotte ! », qu’elle complétait de l’inévitable : « Qui paie ses dettes, s’enrichit » que je cite souvent à mon tour.
Mon père participa aux grandes grèves de 1958, fut poursuivi par les CRS et y laissa un soulier. Par la suite, il s’insurgea contre les fausses grèves prônées par le Parti, consistant à des débrayages sporadiques et sans véritable mot d’ordre, et fut invité pour cela à ne pas renouveler sa carte, au grand soulagement de son épouse.


Mon frère est né le 6 avril 1959, à 11:30 dans une clinique du Xe arrondissement. Cet enfant qu’ils avaient souhaité allait leur compliquer un peu l’existence, dans cette chambre étroite et avec ces escaliers interminables qu’il fallait monter et descendre plusieurs fois : pour descendre la poussette, puis le bébé ensuite et inversement pour la monter.
Quand il fut un peu plus âgé, Claude fut mis en nourrice chez un couple à Domont, dans le Val-d’Oise, qui avait déjà deux grands enfants Claude et Jean-Marie, prénoms qui étaient par le plus grand des hasards ceux de mon frère. Il y fut traité comme un petit roi.
Son éloignement poussa mon père à acheter une 4 CV – que Claude appelait la « caveau » – afin de pouvoir aller le chercher pour le week-end.








Le 12 juillet 1961, une tempête « hors saison » se lève sur l’Atlantique et balaie toute la France, occasionnant des naufrages en mer et une chute brutale des températures. Le maximum étant pour Toulouse avec 19,8 °C.
À Vichy, ce soir-là, l’orage gronde furieusement. Mes parents sont là, je ne sais pas pourquoi. Ils ont dû passer rendre visite à l’oncle de ma mère qui ne va pas bien. Toujours est-il qu’ils y passent la nuit, ce qui ne fut jamais le cas par la suite pour autant que je m’en souvienne. Ils se réchauffent… et ne font pas attention.
J’ai été conçu un soir d’orage à Vichy, par accident. La date, je l’ai reconstituée avec des données météorologiques glanées sur Internet. Si elle n’est pas exacte, que ce soit le 11, le 13 ou le 14 n’a pas d’importance. Tout ce qui compte, c’est cet orage qui les pousse l’un contre l’autre et leur fait perdre la tête.
Mes parents m’ont aimé malgré tout. Malgré mes problèmes de santé qui leur ont pourri la vie, malgré les complications qu’apportait un nouvel enfant dans l’univers étriqué du Boulevard Rochechouart. Ils m’ont aimé sans réserve ; je ne leur reproche rien, cependant c’est un fait que je n’ai pas été désiré.


Quand la grossesse a été avérée, ma mère s’est prise à rêver d’avoir une fille qu’elle aurait prénommée Hélène. De son côté, mon frère se mit dans la tête qu’il allait avoir une petite sœur. Pour mon père, je ne sais pas. C’était habituellement un taiseux, alors sur ces choses-là… Mais pour le connaître un peu, je pense que le fait que je sois un garçon l’a aidé à accepter cette nouvelle bouche à nourrir.


Le 12 avril 1962, trois ans et six jours – à vingt minutes près – après Claude, je vins au monde dans des circonstances qui auraient dû leur mettre la puce à l’oreille.
Mon frère ayant quelque peu abîmé la matrice maternelle au moment de passer la tête, il avait été prévu que je naîtrai par césarienne.
Ma mère était allongée sur un brancard dans le couloir menant aux salles d’accouchement. Je ne sais pour quelle raison, on lui avait fait des injections d’atropine qui entraînèrent une réaction anaphylactique. Comme elle se plaignait de ne pas se sentir bien, les infirmières la rabrouaient en disant que c’était là de la comédie. Elle ne dut son salut, et le mien par la même occasion, qu’au passage d’une sage-femme qui la connaissait et assura que ce n’était pas le premier accouchement de la patiente, qui savait à quoi s’attendre et n’avait pas de crainte à ce sujet. On s’affola un peu. Il était temps !
Cet épisode, ma mère me l’a souvent raconté. Il l’avait profondément marquée et on la comprend aisément.


Claude fut particulièrement déçu de voir s’envoler son rêve d’une petite sœur. « Déçu » étant un euphémisme pour évoquer la colère qui fut la sienne. À tel point que lorsque M. et Mme Poulet l’amenèrent à la clinique pour notre première rencontre, tout le monde était sur le qui-vive. On lui avait remis une girafe en caoutchouc – devenu célèbre par la suite sous le nom de « Sophie », mais qui n’en était qu’à ses débuts puisqu’elle avait fait son apparition un an auparavant ; le 25 mai, jour de la Ste Sophie – afin qu’il m’en fît présent, mais on se demandait s’il ne s’en servirait pas plutôt de massue.
La vérité est que tout se passa pour le mieux. Avec le recul, je crois que je puis affirmer que mon frère est le premier garçon que je fis fondre devant mon regard enjôleur…


Mon arrivée dans la famille changeait la donne. Pas question de s’entasser à quatre dans la chambre de bonne. Mes parents se mirent en quête d’un appartement. Ils le trouvèrent dans une construction en cours d’achèvement, à Vanves. L’endroit leur convint d’autant plus que les lignes de bus 58 et 89 le desservaient, ce qui était important pour gagner leur lieu de travail. Quelques années plus tard, ma mère prendrait le train dans la petite gare construite sur la frontière entre Vanves et Malakoff pour rejoindre son service aux Chèques postaux de Montparnasse. L’endroit fut donc idéalement choisi dès le départ.
Ils contractèrent un emprunt sur vingt ans et accédèrent ainsi à la propriété.
L’appartement était un quatre-pièces ; au deuxième étage avec ascenseur, ce qui leur faciliterait la vie avec deux enfants.









Progressivement, s’organisa une nouvelle vie, qui n’était pas celle qu’ils avaient prévue. J’écris ceci de façon factuelle, sans amertume aucune, sans reproche puisqu’aussi bien ils ne m’ont jamais fait grief d’être venu troubler le jeu qu’ils avaient en main. Pourtant, ils auraient pu, car je fus un enfant souvent malade et dont les problèmes de santé leur gâchèrent indubitablement l’existence.


De mon enfance, je tire un kaléidoscope d’images précises qui s’assemblent à grande vitesse en un patchwork improbable, sans ordre ni cohérence :

• Ma mère, vêtue d’un tailleur gris, un foulard coloré sur la tête, portant un sac à main en faux cuir blanc à fermoir doré. Je dois avoir six ou sept ans. C’est au Cirque de Gavarnie et tout le monde se moque de moi parce que j’ai demandé, pendant le trajet, comment il pouvait savoir qu’un cirque serait installé à cet endroit.
Ce qui m’importe dans cette image, c’est le foulard. Elle ne serait pas sortie dans la rue ou entrée dans une église la tête nue, « en cheveux » comme elle disait. C’était une question d’éducation, dans un temps qui nous semble si loin aujourd’hui où les foulards ont une tout autre connotation.

• Elle fume une cigarette dans la cuisine, près de l’évier, la fenêtre ouverte. C’est une Royale menthol ou une Gallia. Elle ne fume qu’à la maison, une cigarette de temps à autre. Jamais elle ne fumerait dans la rue ou en public.

• Elle se tient droite sur un siège inconfortable de salle d’attente, à l’Institut Prophylactique de la rue D’assas. Nous patientons depuis des heures en attendant de voir le chirurgien qui ne me supporte pas et nous fait toujours passer en dernier, ce qui m’énerve et me crispe d’autant plus. C’est un boucher, il a salopé le travail mais nous fait venir régulièrement pour faire semblant d’assurer un suivi de qualité.
On ne s’imagine pas ce que c’est que cette attente chaque jour pendant un mois, puis tous les deux jours et enfin tous les samedis, pendant des années ! Et la patience d’une mère qui voit l’enfant s’énerver et sait que la visite se passera mal.

• Neuf ans plus tard, elle est encore à mon chevet. Cette fois-ci, elle veille sur ma fièvre tropicale et s’inquiète de ma température qui passe de 36 à 42 °C en l’espace de quelques minutes. Elle veut m’hospitaliser. Je ne veux pas et le médecin généraliste est d’accord avec moi : ça ne servira à rien, le virus se mettra dans un coin tout au long de mon alitement et se réveillera dès que je mettrai le pied par terre.
Elle passera outre l’avis du toubib, pour avoir l’impression de faire quelque chose. Mais c’est lui qui avait raison.

• Nous sommes à La Bourboule. Quatre années où elle sacrifie ses vacances d’été pour m’accompagner à la cure thermale. Mon père, lui, nous plante là pour aller à Beaumont.
Elle aurait pu me mettre dans une sorte de colonie, mais mon père n’a jamais voulu que mon frère et moi allions au « patronage » ni en colonie de vacances. Il a été communiste et professe que ce sont des lieux d’embrigadement. Seules mes deux années de « classe de neige » ont trouvé grâce à ses yeux. Je ne leur ai jamais dit que la première année, j’ai été victime d’attouchements sexuels de la part d’un animateur…

• Le jeudi après-midi, et plus tard le mercredi, lorsque j’invitais des petits copains à la maison, elle nous faisait des desserts somptueux pour le goûter. J’ai encore dans la bouche le goût de ses flans au caramel et de ses gâteaux moelleux aux poires.
C’était une très bonne cuisinière et c’est d’elle que je tiens mes propres talents culinaires, le goût de passer des heures en cuisine pour la satisfaction de ceux que j’aime. Elle était toujours à l’affût de nouvelles recettes, de découvertes d’autres saveurs.

• J’ai six ans, je tape à coups de poing contre le mur qui sépare notre chambre de celle des parents et je crie : « C’est pas bientôt fini ? Si ça continue, je vais y mettre le désordre ! » Je suis bien trop jeune pour comprendre à quoi correspondent ces cris et ces soupirs…
Aujourd’hui, je me dis que finalement, ma venue inopinée n’a pas calmé leurs ardeurs. Et c’est très bien ainsi.


Et puis, surgissent ces deux images de ma mère en justicière impitoyable…

• Il est entre cinq heures trente et six heures du matin, elle se prépare à partir au travail en rongeant son frein. Nuit blanche : mon frère a découché pour la première fois de sa vie, sans prévenir. Il a le malheur d’arriver avant qu’elle soit partie. La colère est froide, cassante. Il ne perd rien pour attendre, ce soir elle lui « parlera du pays. »

• Un autre soir, à table, elle parle à mon père de sa journée de travail. Elle a été convoquée par le chef de centre qui ne comprend pas la note – zéro pointé – qu’elle a mise à l’évaluation professionnelle d’une de ses subordonnées. Elle ne peut pas faire cela, dit-il, sinon les syndicats vont s’en mêler et cela va faire du suif. Alors ma mère, froidement, lui dit que s’il s’agit de noter la personne sur son travail, c’est zéro ; en revanche, s’il faut la noter sur ses coups de fil quotidiens avec les îles lointaines où réside toute sa famille, un vingt sera parfait. Il faut juste que soit mentionné à quoi correspond la note.
Le chef de centre la congédie et, plus tard dans l’après-midi, lui fait parvenir la feuille de notation avec la moyenne. Il lui demande, en tant que supérieure hiérarchique, de signer la feuille d’évaluation.
Le sang de ma mère n’a fait qu’un tour. Elle est remontée dans le bureau de son supérieur, lui a tendu le document non signé en déclarant : « Si vous voulez vous coucher devant les syndicats, libre à vous, mais vous assumez ! Quant à moi, je ne signerai jamais autre chose que le zéro que cette personne mérite amplement. »
Pour gentille et douce qu’elle était, elle avait une idée précise de la justice et des compromissions auxquelles il n’était pas question de céder. Cette intransigeance, cela aussi c’était ma mère.


Mais, avant tout, la mère de ma petite enfance, c’était la douceur. Tous les soirs, vers dix-huit heures, j’avais un coup de pompe et je me réfugiais dans ses bras pour un câlin. Un soir qu’elle était en avance sur son programme, elle me proposa d’en faire un, mais je lui rétorquais qu’il n’était pas l’heure. Or, à cette époque, je ne savais pas déchiffrer les horloges. Elle racontait cette histoire en souriant, mais on sentait que malgré les décennies, il restait un peu de contrariété de ce congédiement brutal.
La vérité est que j’ai beaucoup abusé du pouvoir de séduction que j’avais sur elle. Elle disait en ce temps-là que je lui aurais fait « battre l’eau avec un bâton », tellement j’étais maître dans l’art de la manipuler avec un air angélique. Et de raconter à qui voulait l’entendre que j’étais possédé par le diable depuis qu’une bonne sœur m’avait fait embrasser son crucifix dans la rue…

lundi 26 février 2018

Le tombeau de ma mère 7/10

Pourquoi ma mère n’a-t-elle pas été inhumée près de mon père, dans le jardin à Beaumont ? Cela nous aurait évité toutes ces complications. Mais elle s’y est opposée, plus d’une fois, de façon explicite. Soyons clairs, ce n’est pas au côté de mon père qu’elle ne voulait pas être, mais là-bas où elle ne s’était jamais sentie chez elle malgré les promesses qu’il lui avait faites dans les premiers temps de leur mariage.
Cette maison étroite, toute en longueur comme le jardin qui lui fait suite, a été construite par mon arrière-grand-père il y a près de cent cinquante ans. Elle fut faite avec les moyens et le confort de l’époque, ce qui signifie sans eau courante ni sanitaires ; chaque génération y ayant apporté sa touche par la suite. À sa mort, elle resta en indivision entre ses trois enfants, la petite dernière en ayant l’usufruit. Louis mourut sans postérité ; puis ce fut le tour d’Hippolyte en 1944, qui laissa sa part à son fils unique, mon père. Georgette jouissait donc de la maison, dont une pièce restait à disposition de mon père et de ma grand-mère.
Mon père avait laissé entendre à ma mère qu’elle serait chez elle dans cette maison et pourrait l’arranger à sa convenance. Or, la première fois qu’il l’y emmena ce fut pour s’apercevoir que Georgette l’avait louée et ils se retrouvèrent coincés dans leur pièce chez des étrangers. Mon père demanda réparation à sa tante, mais la justice trancha que l’usufruit lui permettait de louer le bien et d’en garder les sommes reçues en échange. Le litige fut soldé par le rachat de ses parts de la maison et de son usufruit. Ce qui ne changea fondamentalement rien pour ma mère, puisque ma grand-mère se considérait là-bas comme chez elle et y régnait en parfait despote même vis-à-vis des voisins, à qui elle imposait des travaux de peinture à sa convenance.


Ma grand-mère étant devenue aveugle ne quitta plus Caen où elle habitait. La maison devint alors un lieu de vacances d’été, jusqu’à ce que nous venions nous installer à Toulouse. Là, Beaumont devint la maison de campagne et villégiature estivale de mes parents. Ma mère avait dans l’idée d’édifier une rocaille au fond du jardin, dans laquelle elle aurait fait pousser diverses plantes grasses, mais celle-ci ne vit jamais le jour. La vérité est que mon père était ici chez lui et n’entendait en faire qu’à son idée, raison pour laquelle notamment jamais poste de télévision ne franchit le seuil de son vivant.
À la mort de mon père, conscient de l’ampleur des travaux qu’il y avait à faire dans cette maison pour y amener le confort moderne, j’ai racheté la part de mon frère et celle de ma mère en spécifiant bien qu’ils seraient toujours les bienvenus. La transformation fut un chantier colossal, presque entièrement mené par le père de Yaël et moi. Lorsqu’il fut achevé, je pressais ma mère d’aller s’y installer l’été pour être plus au frais et avoir des voisins plus causants, cependant elle n’y alla que peu souvent et uniquement en notre compagnie car, une fois de plus, elle ne s’y sentait pas chez elle.


Si elle ne voulait pas être enterrée à Beaumont, elle aurait en revanche souhaité que les cendres de son mari soient rapatriées auprès d’elle. Mais vingt-deux ans après, je ne sais pas trop ce qu’il reste de l’urne en grès déposée en pleine terre. Pour être tout à fait honnête, je dois dire que sa volonté de récupérer l’urne paternelle date d’une douzaine d’années après son décès. Elle voulait la garder chez elle jusqu’au moment de les réunir tous les deux. Je m’y suis opposé fermement, en lui remontrant qu’il pourrait arriver que cette urne tombe et se brise, auquel cas les cendres qu’elle contenait auraient fini dans le sac de l’aspirateur. J’avais le sentiment d’un désir morbide à vouloir garder chez soi les cendres d’un mort. Une autre raison de mon refus était que j’avais construit un muret de briques au-dessus du point d’enfouissement.


Dans nos conversations sur ce sujet, j’avais aussi demandé à ma mère si elle ne voulait pas rejoindre la sienne et sa sœur, sinon dans le caveau familial, du moins au cimetière de St-Angel. Le refus était le même ; elle ne se sentait pas chez elle là-bas, bien qu’elle y fût née et même si elle avait continué à y aller tant qu’il lui avait été possible de voyager, prenant un petit avion qui assurait la liaison Toulouse-Genève via Clermont où sa nièce venait la chercher à l’aéroport d’Aulnat. Il me semble évident, en écrivant ces lignes, qu’au fond elle ne s’est jamais vraiment sentie chez elle nulle part, sinon peut-être dans ce grand appartement après le départ de mon père. Il y a sans doute un énorme paradoxe entre le souci d’indépendance qui était le sien et son sentiment profond d’avoir toujours été rejetée ou tenue pour quantité négligeable.









Elle tenait une revanche post-mortem, dans la mesure où n’ayant pu obtenir de place où elle le souhaitait, l’inhumation était rendue impossible là où on avait voulu la forcer à aller. La situation était exceptionnelle et nous avions parfaitement compris que sa résolution ne serait pas aussi simple qu’elle y paraissait. Le fait qu’il n’existe pas de norme pour l’édification des cases de columbarium n’empêchait pas qu’il y ait, en revanche, tout un parcours administratif bien réglementé pour l’attribution desdites cases. Il n’avait déjà pas été simple de trouver celle qui ne convenait pas…


En définitive, je pense que ma mère n’a jamais été aussi indépendante, heureuse et insouciante qu’au moment de l’immédiat après-guerre, lorsqu’elle a été nommée à la Poste à Clermont-Ferrand et s’est installée dans un meublé au 47 rue du Port, à deux pas de la Place de Jaude. Elle noua connaissance et amitié avec une joyeuse bande de jeunes qui vivait à la même adresse, parmi lesquels Renée M., avec qui elle resta amie jusqu’à la fin, et Albert D., dit « le belou » parce qu’il portait un bouc et sans doute aussi parce qu’il se comportait comme tel. C’était en tout cas un sérieux boute-en-train et par conséquent le meneur du petit groupe.
De son passage à Clermont, elle avait gardé une expression bien à elle pour marquer son impatience, elle disait alors : « Je ne vais pas attendre aussi longtemps que Desaix sur la Place de Jaude ! », allusion à la statue du général d’Empire qui fait face à celle de Vercingétorix à l’autre bout de la place principale
Les hasards de la vie font qu’une vingtaine d’années plus tard, les parents d’Yves vinrent s’installer à Clermont, venant du Maroc, et prirent l’habitude de faire leur marché rue du Port. Yves et Monique sont nés là-bas, ce qui les ferait plus Auvergnats que moi si seul devait compter le lieu de naissance.
À l’heure où j’écris ces lignes, la rue du Port est devenue sinistre et morte ; les boutiques ont fermé, les devantures sont murées, les façades sont noires et seule subsiste une enseigne indiquant un immeuble de « meublés ». Il y a longtemps, ma mère est passée par là ; la vie aussi.


Cette indépendance nouvelle dura à peu près cinq ans, jusqu’à ce qu’elle monte à la capitale et épouse, le 28 avril 1951 à la mairie du XIXe arrondissement, un certain Jean D. natif de La Sauvetat d’où était issue la « vieille tata ».
Je ne sais que très peu de chose de cet homme. Ses parents avaient divorcé et il avait été élevé entre deux femmes – sa mère et la sœur de celle-ci – qui lui passaient tous ses caprices. Elles en avaient fait une sorte de bourreau misogyne, qui ne s’intéressait guère qu’à sa petite personne. Il se gavait quotidiennement de bananes, à tel point qu’il dégoûta ma mère de ce fruit dont la seule évocation lui soulevait le cœur. Il avait aussi pour fâcheuse habitude d’inviter des copains à dîner à la dernière minute, mettant sa femme devant le fait accompli. C’est ce qui fut à l’origine d’une rupture définitive qu’il n’avait pas vu venir. Un soir qu’il rentra avec quelques amis, ma mère avait dressé la table avec assiettes et gobelets de carton pour s’éviter la vaisselle. Ce ne fut pas du goût de Monsieur, qui lui fit une scène lorsqu’ils furent seuls. Elle lui répliqua que si sa manière de tenir la maison ne lui convenait pas, il pouvait toujours prendre la porte ; ce qu’il fit sans omettre de la claquer théâtralement. Pour revenir frapper deux heures plus tard. « Tu as oublié quelque chose ? », demanda-t-elle froidement sans ouvrir. « Mon rasoir », bafouilla-t-il. Elle lui dit de ne pas bouger et alla rassembler son nécessaire à barbe sur le lavabo. Elle revint à la porte, qu’elle entre-bailla, lui remit le tout et déclara : « Maintenant, tu as tout ce qu’il te faut », puis elle claqua la porte pour solde de tout compte. Le divorce fut prononcé le 3 mars 1953 et ces deux-là ne se recroisèrent jamais. Il mourut cinquante ans plus tard, sans s’être remarié.


Je pense que ma mère n’est montée à Paris – où elle fut mal accueillie par un flic qui lui donna cinquante francs d’amende pour avoir traversé « hors des clous » – que pour épouser cet homme, qu’elle avait probablement rencontré à La Sauvetat où il devait passer ses vacances. À Paris, il vivait chez sa tante. Sans ce mariage, je ne crois pas qu’elle eût quitté Clermont et je ne serais pas là, en train de tenter de reconstituer un puzzle impossible, dans lequel tant de pièces sont manquantes.









Les mutations étant plus aisées dans le sens province-Paris que l’inverse, ma mère se retrouva bloquée dans la capitale. Elle travaillait au Centre de chèques postaux de la rue de Bourseul, dans le XVe arrondissement, et habitait au 2 boulevard Rochechouart, dans le XVIIIe. Pour l’heure, elle occupait un poste à la cantine, mais elle terminerait sa carrière comme contrôleur de division au sein d’un Groupe de virements ; un grade et une paye supérieurs à ceux de mon père, preuve sans doute de sa volonté et sa ténacité à sortir de la condition défavorable de ses premières années.
Mais n’anticipons pas !
Avant son second mariage, ce furent cinq nouvelles années de célibat dont je ne sais strictement rien. Elle était d’une génération qui n’éprouvait pas le besoin de raconter sa vie amoureuse ou de s’épancher sur sa vie sexuelle auprès de sa progéniture. Je sais seulement qu’elle eut son lot de déceptions et de chagrins d’amour. Elle ne s’est jamais étendue sur la chose, mais lorsqu’elle y faisait allusion, de façon fugitive, son regard se perdait vers l’intérieur, entre nostalgie et résurgence d’une vieille douleur.
Elle n’était pas secrète, mais discrète. On pouvait se confier à elle avec la certitude absolue qu’elle ne répéterait jamais ce qu’elle avait reçu en confidence. Elle ne supportait pas les gens trop bavards, dont elle disait : « Ceux-là, ils auraient de la merde à leur chemise, il faudrait qu’ils le disent ! »









Le 3 mai 1956, ma grand-mère maternelle mourut, à l’âge de soixante-dix ans. Elle s’appelait Marie, prénom le plus courant à l’époque, mais je m’avise que le fait qu’elle soit née un 15 août n’était probablement pas étranger à ce choix. Je ne sais rien d’elle, ni de son physique, ni de son caractère. Ma mère n’en a jamais beaucoup parlé, à peine quelques allusions du bout des lèvres, comme pour éviter de trop en dire, de laisser échapper une certaine rancœur de l’avoir abandonnée. Rancœur qui était peut-être inconsciente ou refoulée. Elle serait sans doute une partie de l’explication de la scène qui se déroula chez le notaire chargé de la succession.
Il me semble que les dernières années de ma grand-mère furent rendues difficiles par la maladie et qu’elle fut un poids pour la maisonnée. Elle vivait avec ma tante, mon oncle et leurs trois enfants. Par eux, je n’ai entendu qu’un seul son de cloche lorsqu’ils en parlaient. Ils disaient invariablement « la pauvre mémé », or « pauvre » signifiait seulement qu’elle était morte. Je suis certain que si Ginette m’appelait aujourd’hui, parlant de sa tante – que jusqu’à présent elle nommait « Tatie » – elle me dirait « ta pauvre mère » de la même façon.
De mes grands-parents maternels, je ne puis me faire la moindre idée, avoir le début d’une représentation quelconque. Ma mère elle-même n’en savait que peu de choses et ce qu’elle en retenait ne pouvait que l’attrister.
Nous nous berçons d’illusion en pensant que la mémoire est sélective, alors qu’elle n’est au bout du compte qu’une passoire. On voudrait se souvenir de tout, se rappeler du moindre fait, fut-il anodin, cependant il nous faut admettre que nous n’avons pas toujours été attentifs quand il le fallait, alors tout s’estompe à un moment ou un autre. Les images s’enfuient, les sons – surtout les voix – disparaissent. Au bout de ce chemin-là, nous nous retrouvons orphelins deux fois, dix fois, cent fois, mille fois… Chaque nouvelle défaite de la mémoire est un clou supplémentaire de notre crucifixion.


Après la mort de leur mère, Marthe prit contact avec le notaire de la famille et lui demanda de dresser l’acte nécessaire pour que la totalité des terres revienne à Germaine. C’est ainsi qu’elle m’a raconté la chose. J’en déduis qu’il s’agissait d’une renonciation à l’héritage, sinon ma mère n’aurait pas eu les moyens de s’acquitter des frais et taxes afférents à une telle donation. La démarche devait paraître inhabituelle – disproportionnée ? – au notaire car lorsque les deux femmes se présentèrent à l’étude pour la signature, il insista à plusieurs reprises pour vérifier que c’était bien la volonté de la plus jeune que de tout céder à l’aînée, qu’elle le faisait volontairement et en toute connaissance de cause.
Bien sûr, ma mère avait toujours été une citadine depuis le jour où elle avait été recueillie par son oncle, elle ne connaissait rien à la terre et ne s’imaginait pas à la tête de quelques hectares dont elle n’aurait su que faire depuis Paris. Mais elle aurait pu vendre tout cela, à sa sœur ou à quiconque, ou bien le donner en fermage. Le fait de s’en séparer rapidement et sans compensation ne marque-t-il pas sa volonté et sa détermination à vouloir tirer un trait sur ce passé ? Peut-être estimait-elle aussi que sa sœur avait eu leur mère à charge tout au long de sa vie d’adulte et qu’il fallait compenser cela ?
Une chose est certaine, en revanche, c’est qu’elle a toujours mis un point d’honneur – d’orgueil ? – à ne rien devoir à personne. Elle aimait répéter cette maxime : « Qui paye ses dettes s’enrichit ». De ceci, il découle que lorsque ma tante nous gardait, mon frère et moi, pour les vacances de Noël, Pâques ou d’été, ma mère lui a toujours donné de l’argent pour payer notre pension. J’en suis le témoin. Je revois Germaine mettant les billets dans la poche de son tablier et repoussant la main de sa sœur en disant : « Non, il ne faut pas, ce n’est pas la peine ». Je ne juge pas ; je raconte.









Ô comme j’aimerais croire en un dieu rendant possible un au-delà quelconque qui nous permette de revoir ceux que nous aimons et que nous avons perdus, qu’ils y poursuivent une existence plus heureuse et éternelle…
Mais je ne crois à rien de tout cela, hélas ! Ma mère ne m’a jamais raconté ce genre d’histoires. Quand je m’allongeais, enfant, auprès d’elle dans son lit avant de rejoindre le mien pour la nuit, c’est la Comtesse de Ségur qu’elle me lisait, aussi m’est-il plus facile de croire à l’existence du Cadichon des Mémoires d’un âne.
Il m’arrive sérieusement de penser que l’athéisme est une forme d’infirmité. Celui qui ne croit pas en Dieu avance bien souvent dans la vie en boitant sans béquille. Mais on ne force pas sa nature profonde. On peut lire la Bible, les vies de saints et tous textes parlant de religion, en apprécier les histoires dans ce qu’elles ont d’avéré et dans ce qui relève du mythe ou du dogme, sans pour autant être touché par la foi. C’est ce qu’il s’est passé, ce qui se passe encore pour moi.
J’aime la beauté des églises, des abbayes cisterciennes et de leurs cloîtres dans leur dénuement ; j’en connais la qualité du silence jusqu’au cœur des centres urbains cacophoniques. Silence propice au recueillement et à la prière, certes. Et en même temps silence de Dieu en retour. Au fond, il se pourrait que toute la puissance de Dieu réside dans son inexistence ; à cela je suis prêt à croire et à admettre que cela le rendrait plus grand encore que ne l’estiment ses fidèles.
La foi est un pansement qui rend la vie et la mort moins douloureuses. Autant dire que c’est un cautère sur une jambe de bois. La vie et la mort – celle des autres avant tout, avant nous – sont des expériences douloureuses et c’est ce qui leur donne un sens. Sinon quoi ? La monotonie des jours sans fin, l’éternité de l’ennui, l’inutilité de l’action, ce que d’aucuns nommeraient un paradis et serait pour moi un enfer total.


Voilà, maman me manquait – me manque et me manquera – terriblement ; aussi lorsque je pensais elle doit bien rire, là-haut, de cette situation grotesque et scandaleuse, je ne pouvais pas y croire sérieusement et cela décuplait mon chagrin.
Non, elle ne rit plus, ne commente plus de ses sentences souvent drôles nos erreurs de jugements. Elle ne dira plus, moquant tel ou tel : « C’est bien la peine d’avoir fait autant d’études pour être aussi bête ! » Elle ne me fera plus reproche de vouloir l’abandonner dans un hospice – même si on ne les appelle plus ainsi désormais – pas plus qu’elle ne me dira qu’en définitive c’est dans un cimetière que j’ai fini par la laisser.
Alors oui, je peux dire des phrases toutes faites sur un au-delà convenu, faire semblant de croire que cela me rassure et m’aide un peu à supporter la perte, l’absence, le vide, mais ce ne sont que des mots creux auxquels je ne crois pas. La vie relève du funambulisme : quand ton pied rate le fil, c’est le vide qui te prend sans possibilité de te laisser y remonter.


Je m’avise soudain que cette pensée magique que nos parents assistent bienveillants, d’un ciel idyllique, au reste de nos jours après eux n’est sans doute rien d’autre qu’une peur confuse de devoir cesser d’être un enfant – quel que soit notre âge – pour devenir enfin des hommes à part entière et prendre toutes nos responsabilités. Nous inventons l’assentiment qu’ils ne peuvent plus nous donner et dont nous croyons encore avoir besoin.


L’interprétation des signes a posteriori étant chose aisée, lorsque les pompes funèbres me rappelèrent au bout de deux jours pour me dire qu’une case double avait été trouvée à Cornebarrieu, j’y vis celui que ma mère avait obtenu gain de cause et devait s’en féliciter. C’est la raison pour laquelle je refusais de contacter directement la Mairie de Toulouse – comme on m’en pressait, au motif que les services n’étaient pas très coopératifs et qu’ils se montreraient peut-être plus conciliants avec la famille – afin d’obtenir une place plus proche. Il n’est pas impossible que cette tentative saugrenue de me déléguer la démarche ait eu pour véritable raison de trouver un lieu moins onéreux, si comme à Paris le prix des concessions varie suivant les quartiers. Quoi qu’il en soit, je pense que ces obsèques-là ont dû coûter plus que prévu, si tant est qu’ils n’ont été à perte pour l’entreprise.

dimanche 25 février 2018

Le tombeau de ma mère 6/10

Si l’assistante sociale m’avait donné des pistes pour trouver l’aide dont j’avais besoin, elle m’avait ensuite lâché dans la nature afin que je m’y débrouille seul. Ce que j’avais déjà mis en place par moi-même avait dû la rassurer quant à mes capacités à gérer cela.
Le tour des aides financières avait été vite fait : rien. Ma mère avait eu une longue carrière dans l’administration et bénéficiait une retraite de cadre moyen qui était suffisante au regard des critères d’attribution. Sa retraite était honnête – et elle ne l’avait pas volée – pour vivre normalement, mais la dépendance a un coût exorbitant. Je l’ai dit, elle n’aurait pu se payer une place dans une maison de retraite que de moyenne catégorie. Toutefois, pour cela il aurait fallu vendre l’appartement afin de supprimer toute autre charge.


Le premier écueil fut l’absence de son médecin traitant. La clinique avait délivré une ordonnance pour quinze jours et au moment de la renouveler, celui-ci était introuvable. Il avait eu un accident de moto quelques années plus tôt et était reparti pour un cycle de chirurgie. Trouver un médecin qui veuille bien venir à domicile semblait un problème insurmontable, il était l’un des derniers à accepter de le faire sur de longues distances ; son cabinet se trouvant au centre-ville et l’appartement de ma mère à la Côte Pavée.
Par chance, ma mère et moi connaissions bien les pharmaciens du quartier, aussi avons-nous pu nous faire avancer les médicaments. Il y en avait certains qu’elle ne pouvait arrêter un seul jour et prenait depuis des années.
Au bout d’un mois, ayant réussi à joindre ledit médecin, nous étions convenus que je lui glisse la copie de l’ordonnance dans la boîte aux lettres de son domicile privé afin qu’il m’en fasse parvenir une nouvelle.


Il revint la voir de loin en loin, puis décida un jour que ce n’était plus tenable pour lui. Il faisait ses visites domiciliaires à vélo et n’en pouvait plus de fatigue ; l’avenue Jean Rieux n’étant pas une côte particulièrement facile.
Je comprenais sa situation, cependant je lui demandais de trouver lui-même un confrère  qui prendrait le relais, en qui il aurait toute confiance. Mais ma demande resta lettre morte. Je trouvais par moi-même un praticien à cinq cents mètres de chez ma mère, qui accepta de s’occuper d’elle après que je sois aller lui expliquer la situation à son cabinet un vendredi matin. Il vint la voir le lundi matin suivant. Nous nous étions donnés rendez-vous à la première heure, afin d’être certains qu’elle entendrait l’interphone et lui ouvrirait. Ils ont eu un très bon contact. Il l’a auscultée minutieusement, lui a fait des compliments sur sa santé au regard de son grand âge, puis il lui a prescrit un bilan sanguin complet avant de lui renouveler les remèdes dont elle avait besoin. « Je reviendrai vous voir dans trois semaines, dit-il en partant, à moins que vous ne m’appeliez d’ici-là. » C’est la seule et unique fois qu’ils se sont rencontrés. La nuit suivante, ma mère tomba une fois de trop.


Huit jours avant le décès de sa patiente, je retournais le voir afin qu’il signe les papiers pour le renouvellement de la location du lit médicalisé. Nous eûmes à cette occasion une discussion franche et il me dit clairement qu’une femme de cet âge, après une opération du col du fémur, si elle ne remarchait pas dans les quarante-huit heures n’avait guère d’espoir que les choses s’arrangent. En tout état de cause, elle en était rendue à un point où un placement était inévitable, sauf à avoir les moyens de payer du personnel à domicile vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui était bien évidemment exclu une fois fait le calcul !









Notre mère était morte depuis bientôt une semaine lorsque mon frère arriva tôt le matin, ayant voyagé par le train de nuit, la veille des obsèques. Le reste de sa famille ferait le trajet par la route et devait arriver le lendemain en milieu de matinée.
J’allais l’attendre à la gare. Comme j’avais un peu d’avance, j’ai fait un tour au Relais H et trouvé Décadence de Michel Onfray. Je me disais que j’aurai désormais davantage de temps pour lire, tout en me demandant si j’en aurai le goût. La lecture est un bon refuge, à condition toutefois que la pensée ne soit pas trop fuyante.
Nous avons ensuite perdu la matinée chez le notaire où nous avions rendez-vous pour l’ouverture de la succession, celui-ci étant arrivé avec trois quarts d’heure de retard… pour cause de panne de trottinette électrique. Nous avions apporté tous les documents, y compris la copie de la succession de mon père, réglée par le notaire de Beaumont-de-Lomagne. Le terrain était donc bien déblayé, pour une succession qui s’annonçait fort simple.
Ensuite, nous avons déjeuné ensemble à la maison, de deux grandes pizzas achetées au passage chez Jacky, arrosées d’une bouteille de rosé vénitien.
L’après-midi, tandis que je me consacrais à un rendez-vous professionnel, Claude est allé à la Caisse d’Épargne et à la GMF pour se renseigner sur les modalités de récupération de l’argent des assurances vie à nos deux noms, puis il a pris un rendez-vous pour le lendemain matin avec l’agence immobilière du coin de la rue afin de faire évaluer la valeur de l’appartement.
Autant la succession en elle-même et les assurances vie ne m’effrayaient pas, autant cet appartement était devenu ma hantise depuis des mois et des mois. Je savais que le plus gros restait à faire : vider entièrement les lieux pour le jour de la vente. Cette tâche me semblait insurmontable, à tel point que cela m’avait déclenché une crise d’angoisse nocturne lors d’un week-end à Amsterdam avec Yves, la panique qui s’était alors emparée de moi avait bien failli me pousser à me jeter par la fenêtre du troisième étage pour échapper à cela.
Comment faire le tri dans toutes ces affaires, celles de mon père auxquelles personne n’avait touché, celles de ma mère et aussi les miennes qui étaient restées là-bas toutes ces années ? Chaque objet touché, chaque vêtement manipulé, le moindre bibelot ou tableau sur les murs, tout était chargé de tant de souvenirs. Et puis, il y avait aussi la question insoluble de la place nécessaire pour accueillir tout ce que j’aurais pu vouloir sauver. Non, tout cela était réellement au-dessus de mes forces !
J’avais prévenu mon frère depuis quelque temps déjà, qu’avec sa famille ils prennent tout ce qui les intéressait ; mais qu’ils le fassent rapidement parce qu’après je commanderai une benne et y jetterai tout le reste. Où caser toutes ces choses  dans mon deux pièces déjà meublé ? 
Ma mère était au courant du fait que nous ne pourrions pas tout garder ; j’avais essayé de lui dire toutes ces choses avec le maximum de tact possible, mais je pense qu’elle espérait que nous conserverions le maximum de meubles. C’est en tout cas ce qu’indique le testament qu’elle a laissé, dans lequel elle procède à une répartition équitable entre ses deux fils.
Dans les derniers temps, lorsque nous parlions librement de cet aspect de la situation après son départ, elle avait insisté plusieurs fois pour que je lui promette de sauver sa « négresse », une statuette africaine représentant une femme portant une cruche sur sa tête, que j’avais toujours connue trônant sur le buffet du salon, à Vanves comme à Toulouse. Je ne sais pourquoi elle y tenait tant. Elle y attachait manifestement une grande valeur sentimentale. Dans quelle circonstance en était-elle entrée en possession ? Le mystère restera à jamais entier. La statuette se trouve sur ma bibliothèque.
Il faudrait pouvoir hériter lorsque l’on ne possède rien à soi ; après, ce qui nous échoit est le plus souvent davantage un encombrement qu’autre chose.









On ne se soucie guère, habituellement, des détails de l’organisation d’une cérémonie d’obsèques. Il n’y a que lorsque nous sommes confrontés à la situation que nous prenons conscience de la multitude de choses auxquelles nous devons penser et que nous devons faire.
J’avais déjà dû choisir d’habiller ou non la défunte, puis le lieu où elle attendrait qu’une place fût disponible dans le planning du crématorium, de même qu’on m’avait demandé de décider de la composition du coussin de fleurs fraîches… Pour cela, j’avais dit que l’on utilise des fleurs rouges et orangées de préférence, en évitant la couleur rose qu’elle n’aimait pas particulièrement.
Maintenant, le jour était arrivé. Il y aurait la mise en bière à onze heures, à la Maison funéraire, avec l’apposition des scellés par la police ; puis la cérémonie civile au crématorium à midi quarante-cinq et le départ du cercueil vingt minutes plus tard. J’avais gravé un CD pour la musique et une copie sur une clé USB par sécurité. On m’avait demandé si l’un de nous voudrait prendre la parole ou dire un texte, mais j’avais décliné l’offre après consultation de mes proches. L’ordonnatrice dirait quelques mots ; elle en avait l’habitude.
Par expérience, nous savions que la crémation durerait quatre-vingt-dix minutes, alors nous avons décidé d’occuper ce temps en proposant aux personnes présentes de partager une flûte de champagne et des petits-fours – sans jeu de mots – à la mémoire de ma mère ; à cet effet, nous avions convié tout le monde à ne pas apporter de fleurs, mais plutôt une bouteille de brut. Pour que maman soit avec nous, j’avais tiré et encadré une photo d’elle, prise par Yaël, où on la voit brandir une flûte aux deux tiers vide, prise le jour de son quatre-vingt-quatorzième anniversaire. Ceux qui la connaissaient ne pouvaient être choqués par cette idée.

Dans la circonstance, le lieu étant le même, comment n’aurais-je pas pensé aux obsèques de mon père ? J’avais alors tout fait pour que la cérémonie soit privée et réduite à la famille proche. Mon père avait eu une retraite très active dans diverses associations de généalogie et je redoutais une présence massive avec d’interminables condoléances que ma mère n’aurait pas supportées. Devoir serrer des mains, écouter une litanie de lieux communs maladroits… ajouter de l’horreur à la peine. J’y étais quasiment parvenu.
Pour ma mère, comme elle était très âgée et relativement isolée depuis des années, la question ne s’était pas posée pour moi. Je m’attendais à un nombre de participants très restreint, or je fus un peu surpris par l’affluence. En même temps, je dois reconnaître que ma situation personnelle fait que je possède deux belles-familles, ce qui élargissait le cercle des personnes désireuses de m’entourer dans cette épreuve. Et puis, il fut un temps où ma mère participait aux repas et sorties de groupe que nous organisions avec Yaël et certains voulaient montrer qu’ils s’en souvenaient. Fernanda avait tenu à venir avec son mari, pour un dernier adieu à celle avec qui elle avait passé tant d’heures complices.


Je ne me souviens plus des paroles prononcées par l’ordonnatrice, les ai-je seulement entendues ? Elle parlait sans micro, d’une voix fluette. Il me revient qu’elle m’a demandé ce qu’il fallait faire du coussin de fleur. Il n’y aurait pas moyen de l’accrocher à la stèle, voulions-nous qu’il parte avec le cercueil ou bien que chacun en détache une fleur pour la déposer sur la bière ? J’ai opté pour la seconde solution. Je déteste l’idée des fleurs coupées, alors en faire une composition pour l’envoyer dans un four chauffé entre 850 et 1 000 °C me révolte !
Avant l’escamotage du cercueil, il y eut un moment de recueillement au son d’un enregistrement de l’Adagio d’Albinoni, interprété – comme je l’ai précisé – à la trompette par le père d’Yves. J’avais choisi ce morceau pour deux raisons, la première étant que c’est une œuvre que j’avais souvent écoutée avec ma mère en voiture, lorsque nous allions nous promener à la nuit tombante autour de Beaumont, la seconde était d’associer l’artiste à la famille. Il était visiblement très ému, et du départ de ma mère qu’il connaissait peu, et de s’entendre à ce moment-là.


Pour le « pot de départ » qui suivait, j’avais choisi un programme musical éclectique, n’hésitant pas à faire se côtoyer des chansons légères avec d’autres plus sérieuses. J’avais notamment découvert un petit bijou de Petula Clark : Tout le monde veut aller au Ciel… [mais personne ne veut mourir], cependant je pense que personne n’y a véritablement prêté attention. Chacun un verre dans la main, des petits groupes se sont formés et il y a vite eu un léger brouhaha comme on peut en entendre dans les vernissages et manifestations de ce style.
Je ne crois ni à Dieu ni à diable, mais si toutefois il existe un autre monde duquel ma mère a pu assister à cette scène, alors je n’ai aucun doute sur le fait qu’elle devait être contente que les choses se déroulent ainsi.









À l’issue de la crémation, nous étions convenus avec les pompes funèbres de nous rejoindre à seize heures au cimetière de Pouvourville, sur la colline de Rangueil, où l’on avait finalement trouvé une place pour l’inhumation.
Tandis que les amis qui étaient venus à la cérémonie se dispersaient et que la sœur d’Yves raccompagnait leur père, la famille s’est réunie chez Yaël pour attendre l’heure.
Depuis la fin de matinée, Yves et moi étions véhiculés par la marraine de Kévin, qui est également notre voisine. Je ne me sentais pas capable de conduire, ayant l’esprit totalement ailleurs ; quant à Yves, voilà plus de vingt ans qu’il n’a pas tenu un volant.

Je me disais que tout serait bientôt terminé et cette pensée m’était d’un grand réconfort. Les morts ont quelque chose d’encombrant. De fait, ils ne sont plus là tout en occupant beaucoup de place. Cette observation n’a rien de cynique et ne se veut que pragmatique. Si nous voulons bien oublier une seconde les convenances, nous sommes bien obligés d’en arriver à cette terrible conclusion. C’est pourquoi je ne cesse de répéter, depuis la mort de mon père, que je souhaite que personne n’assiste à ma crémation et que l’on se contente au mieux d’aller récupérer l’urne pour en disperser les cendres ou les enfouir dans un endroit que j’aimais, si la chose est encore possible à ce moment-là.
Mes proches sont horrifiés par cette demande toute simple et me disent qu’ils auront besoin d’assister à mes obsèques, que ce sera un passage obligé pour faire leur deuil. Pour ma part, il me semble que j’ai un rapport beaucoup plus simple avec la mort : celle-ci signifie la fin brutale de la vie et donc l’inexistence ; dans ces conditions, il n’est plus rien que l’on puisse faire ou dire qui ait de l’importance pour la personne qui n’est plus. Les animaux sont bien plus pragmatiques que nous, confrontés à la mort de leurs congénères ; il est vrai aussi qu’ils ne sont pas pris à la gorge par un système économique qui fait feu de tout bois et organise la marchandisation de toute chose. Derrière le regard social que beaucoup d'entre nous redoutent, se cache un enjeu d’argent. Et l’économie de la mort est un marché juteux ! Face à la peine et au désir de bien faire, les vautours sont là pour vous vendre des fioritures et accessoires aussi onéreux qu’inutiles. Nombreux sont ceux qui s’y laissent prendre, de peur de passer pour des pingres ou des sans-cœur. Il y a aussi ceux qui organisent eux-mêmes leurs futures obsèques dans le but de s’assurer qu’elles seront dignes de la haute opinion qu’ils se font d’eux, mus par le désir de paraître une dernière fois, avant de disparaître à tout jamais… Ce n’était bien évidemment pas le cas de ma mère, qui avait tenu à faire les choses simplement et avec goût, ce qui était en somme sa marque de fabrique.









Nous arrivions au cimetière lorsque mon téléphone portable sonna. C’était l’ordonnatrice qui appelait pour savoir où je me trouvais car elle avait à m’entretenir d’un problème de dernière minute. Comme nous étions en train de nous garer, elle m’indiqua qu’elle se portait à ma rencontre à l’entrée principale. Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’elle me voulait, ni du genre d’imprévu qui pouvait se produire à ce stade de sa prestation. Pour tout dire, je n’étais guère en état de faire fonctionner mon imagination sur ce point.
Tandis que j’avançais vers elle, je voyais que la jeune femme avait quelque chose de différent. Son sourire commercial avait l’air contrit et son regard reflétait une certaine anxiété. Avant même que j’aie pu lui demander ce qu’il se passait, elle se lança dans une longue phrase précipitée, comme on se jette à l’eau en se demandant si l’on saura nager, si l’on sera sauvé. De ce long discours, il ressortait que l’inhumation était impossible en raison d’une incompatibilité entre l’urne et la stèle. « Venez vous rendre compte par vous-même », m’invita-t-elle devant mon incrédulité. Et, ce disant, elle m’entraîna un peu plus loin, devant le mur funéraire.
La famille était restée au portail, assistant de loin à notre conciliabule et se demandant ce que nous pouvions avoir à nous dire. J’avais simplement fait un geste dans leur direction pour leur signifier d’attendre.


Je me retrouvais face au mur de briques qui longe la rue où nous étions stationnés. Un de ces vieux murs, larges, épais, fait de briques du pays à l’ancienne, plus ou moins carrées et plates, d’environ cinq centimètres d’épaisseur. L’urne de ma mère était posée là, dans une encoignure, à côté d’une niche bétonnée. Il y avait de quoi se montrer incrédule, en effet. L’urne qui tenait dans l’épaisseur du mur n’entrait pas dans la case qui lui avait été désignée !
L’ordonnatrice se tenait à côté de moi, légèrement en retrait, et me répétait que c’était la première fois qu’elle se trouvait confrontée à un tel problème, mais qu’une solution allait être trouvée. Je répondis que la plus évidente aurait consisté à changer d’urne, mais que c’était bien celle-ci qui avait été choisie par la défunte de nombreuses années auparavant, que je ne pensais pas qu’elle exista en plusieurs tailles et qu’en outre le transvasement des cendres poserait certainement un souci juridique. Elle me confirma tout ceci et proposa que la famille se recueille une nouvelle fois devant l’urne pendant qu’elle rappelait son patron.
J’étais tellement abasourdi par cette situation ubuesque, que j’avais du mal à garder mon sérieux. Je pensais que ma mère devait bien rire de ce tour ultime qu’elle nous jouait. J’éprouvais en même temps une certaine compassion pour l’employée des pompes funèbres, qui redoutait que je prenne fort mal la situation et m’en prenne à elle. Or, j’étais d’un calme olympien qui ne me ressemblait guère, ce que tout le monde remarqua et me fit observer par la suite. Je la rassurais en disant qu’elle n’était en rien responsable mais que je me demandais comment il était possible, dans une Europe qui légifère et impose des normes sur la courbure du concombre, personne n’ait pensé à s’assurer de la compatibilité des urnes commercialisées avec les cases qui leur sont destinées, et réciproquement.


Nous nous recueillîmes une dernière fois au son de l’Adagio, après que j’eus expliqué la situation à tout le monde ; puis l’ordonnatrice annonça que la case allait être revendue et qu’une case double serait achetée, à la place. Cela allait prendre quelques jours, mais elle s’occupait de tout et sans supplément. Elle me demanda si je voulais garder l’urne entre-temps, ce que je refusais pour deux raisons : d’abord pour la forcer à activer les choses, ensuite parce que je me souvenais de l’odeur de cendres tièdes qui avait durablement imprégné ma voiture lorsque j’avais transporté l’urne de mon père jusqu’à Beaumont pour l’y enterrer.
Pendant la vingtaine de minutes que nous avions passée dans ce cimetière, deux avions gros-porteurs l’avaient survolé à ras des tombes ou presque. Nous fûmes tous d’accord pour dire que c’était une bonne chose pour le repos de ma mère qu’elle ne puisse rester là, en définitive.

samedi 24 février 2018

Le tombeau de ma mère 5/10

Cette gaîté, ce désir de rire des choses graves, ma mère les a gardés jusqu’à la fin. En témoigne la dernière photographie que Yaël a faite d’elle, six jours avant sa mort. Elle est sur son lit d’hôpital, échevelée, blanche comme un linge, les trait marqués et tirés, vêtue d’une chemise de papier bleu, les « lunettes » qui l’oxygénaient dans les narines… et elle tire une langue rouge à la fois pour se moquer d’elle et de nous. Elle ne pouvait plus boire de liquide sans danger, alors elle s’hydratait en aspirant à la paille une sorte de gelée rougeâtre qui lui colorait la langue.
On pourrait rapprocher de celui-ci un cliché plus ancien de deux ans, pris à Sainte Marie, l’unité de soins de suite et de réadaptation de la Clinique St Jean Languedoc. On l’y voit assise dans un fauteuil à haut dossier collé contre le lit médicalisé, vêtue d’un pyjama bleu roi brodé de petits trèfles dorés, les cheveux tirés en arrière et de teinture récente puisque les racines ne sont pas blanches. Son visage est à moitié dissimulé par un masque à oxygène auquel est attaché un petit flacon de plastique dans lequel on met un sérum quelconque. Ses yeux gris-bleu regardent l’objectif et l’on peut y déceler une pointe de tristesse, en tout cas d’ennui de se trouver là. Toujours la même histoire : quand il fallait l’hospitaliser, sa hantise était qu’on ne la laisse pas rentrer chez elle. Je crois pouvoir dire sans me tromper que cette appréhension-là était plus forte que tout le reste. Son état de santé réel la préoccupait moins !


Cette seconde photographie, prise le 21 janvier 2015, est importante. Elle marque le point de non-retour, l’axe de basculement de la situation vers une dépendance qui n’ira qu’en s’accroissant.
En novembre, elle avait attrapé une mauvaise grippe qui l’avait particulièrement fatiguée et dont elle avait eu beaucoup de mal à se remettre. J’étais très alarmé car il était évident qu’elle était en train de décliner. Sa vue continuait à baisser, or l’ophtalmologue lui avait dit depuis longtemps qu’il ne servirait à rien de lui prescrire de nouvelles lunettes à cause des dégâts causés par la DMLA. On lui avait fait une série d’injections dans chaque œil, sans résultat probant. Elle me disait, non sans une certaine philosophie : « Je ne vois que la moitié de ma vie » et je plaisantais en lui répondant que c’était sans doute le gage de sa longévité. Mais, c’était une souffrance réelle car elle ne pouvait plus lire et les images sur l’écran de télévision n’étaient plus que des ombres. Cela posait aussi quelques problèmes pour ses déplacements dans l’espace, occasionnant des chutes de plus en plus nombreuses.


Le 31 décembre au petit matin, elle était tombée dans le couloir entre la chambre et les toilettes. Incapable de se relever, elle avait fini par se rappeler qu’il lui fallait appuyer sur le bouton de son bracelet de secours. La société de télésurveillance m’avait alerté et j’avais foncé chez elle. Cependant, la veille au soir elle avait été effrayée par une personne qui avait sonné à l’interphone passé vingt et une heures : un cantonnier qui passe pour les calendriers à cette heure-là quand on n’en voit jamais dans la rue aux heures de travail, il y avait de quoi s’inquiéter ! Elle avait donc mis la barre de sûreté sur la porte. Impossible d’ouvrir pour lui porter secours.
J’ai appelé le père de Yaël et nous avons tenté de faire sauter la barre au pied-de-biche, puis de la scier avant de parvenir à la faire sauter à coups d’épaule. Il était alors sept heures quinze, le boucan était infernal dans la cage d’escalier endormie et nous pensions que nous ne tarderions pas à voir débarquer la police alertée par un voisin inquiet. Mais personne n’a bougé ; montrant l’étendue de la belle indifférence des hommes entre eux, pourtant si prompts à verser des larmes de crocodile sur les malheurs du monde au loin… un avion qui tombe, un ferry qui sombre, des automobilistes imprudents bloqués par la neige !
Il y avait plus de peur que de mal. Nous l’avions relevée, je lui avais préparé un café puis elle s’était recouchée. J’étais retourné la voir à midi et l’avais trouvé en pleine forme. Par sécurité, Yves et moi y étions retournés en début de soirée, avions passé un petit moment avec elle et avions attendu qu’elle soit couchée avant de rentrer réveillonner.
Le lendemain, elle était retombée, puis le surlendemain soir. Là, comme elle criait dès qu’on essayait de la toucher pour la relever ou la maintenir dans une meilleure position, j’ai appelé le Samu et nous sommes partis aux urgences. Yaël était venue me prêter main-forte, nous nous sommes retrouvés bloqués six heures dans la salle d’attente des urgences de la clinique, sans aucune nouvelle sur ce qui se passait. Le personnel était en grève et le service désorganisé.
Arrivée à dix-huit heures, elle fut montée dans un service d’attente à minuit cinq. Il avait fallu remplir des papiers, chercher une place de libre, décider du service qui serait compétent pour la suite, que sais-je encore ? Ah, Hôpital ! Y a-t-il un autre endroit où l’urgence engendre tant de lenteur… administrative ?
Pour faire bonne mesure, elle tomba de son lit à la clinique une semaine plus tard, sans qu’elle puisse expliquer comment cela était arrivé.









Il est bien difficile de faire comprendre à une personne âgée, lorsque le cas se présente, qu’elle ne peut plus être entièrement autonome ; que des décisions doivent être prises pour sa sauvegarde, parfois même contre sa volonté.
La vieillesse est une succession d’abdications. On délaisse peu à peu des tâches plus ou moins essentielles, on évite certains gestes dont l’exécution demande un excès d’efforts, on renonce à aller chez tel commerçant parce que sa boutique est trop loin… Elle n’a pourtant pas bougé de place, ce sont nos pas qui sont devenus plus hésitants, notre souffle plus court. Ainsi, ma mère avait-elle abandonné ses visites au salon de coiffure auquel elle était fidèle depuis trente ans pour faire venir une coiffeuse à domicile. C’était mettre fin à l’une de ses dernières raisons de sortir, avec la supérette du petit centre commercial en haut de la rue. Avant, elle allait au Casino qui se trouvait sur l’avenue, mais traverser était devenu trop dangereux. Elle n’avançait pas vite, les automobilistes impatients faisaient vrombir leur moteur pour la presser, la stresser… Malgrè cela, rendons leur grâce, car c’est par l’intermédiaire de la gérante de la supérette qu’elle a trouvé une dame de compagnie qui venait chez elle deux fois par semaine, l’aidait à faire ses courses, lui faisait du repassage ou buvait le thé avec elle en lui racontant le monde extérieur.
Fernanda – que maman n’a jamais appelée autrement que Fernande – était d’origine portugaise ; elle avait un peu d’embonpoint et le cœur aussi gros que le reste. Elle s’était vite attachée à ma mère et toutes deux étaient devenues les meilleures amies du monde. Ma mère se plaignait de moi, Fernanda de son mari : de quoi alimenter longuement les conversations !


Pendant l’hospitalisation de ma mère, cet hiver-là, Fernanda est allé lui rendre visite deux fois par semaine, le mercredi et le samedi, afin de me permettre de souffler un peu. Le père de Yaël y allait aussi de temps à autre et Yaël également. Ces visites contredisaient le sentiment qu’elle avait d’être abandonnée là « comme une vieille chaussette. »
Je me faisais énormément de soucis pour son retour à la maison. J’avais parfaitement conscience que nous courrions à la catastrophe. Mais la placer de force dans une institution était au-dessus de mes forces. Le personnel médical ne se montrait pas très rassurant pour la suite et m’engageait à prendre les mesures qui s’imposaient.
J’ai rencontré l’assistante sociale de la maison de rééducation. Elle m’a demandé quelle était l’organisation habituelle et m’a regardé comme un ovni lorsque je la lui ai détaillée. Elle m’a félicité et dit que personnellement je ne pouvais aller au-delà, qu’il me fallait de l’aide si le maintient à domicile était le choix privilégié.
De notre entretien, il est ressorti que je devais mettre en place la venue d’infirmières matin et soir, qui s’occuperaient de sa toilette, géreraient les médicaments, l’habilleraient pour la nuit et la coucheraient. Il me faudrait faire appel à une association d’aides ménagères qui enverrait quelqu’un pour s’occuper du ménage, de la vaisselle et de la lessive. Une kinésithérapeute viendrait chaque matin pour la rééducation à la marche. De mon côté, je continuerai à lui préparer ses repas, ce qui était bien plus appétissant que les plateaux du service de portage à domicile. Je déjeunerai avec elle un jour sur deux. Si Fernanda le pouvait, elle viendrait un jour de plus. Nous avons établi un roulement qui faisait en sorte que quelqu’un passe chez ma mère toutes les deux heures, ce qui réduisait les risque en cas de chute, car elle ne pensait pas toujours à déclencher son alarme.









Pour ma mère, l’idée de la dépendance était une abomination. Il n’était pas question que quelqu’un – elle disait « un étranger » – vienne la doucher et l’habiller, qu’on s’occupe de son ménage et pour tout dire de ses affaires. Pour elle, cela ne « tenait pas debout », or c’était elle seule qui ne tenait plus debout…
Lui faire entendre raison fut le résultat d’une âpre négociation. On peut même dire d’un chantage : pas d’aides à domicile, pas de domicile. Cela était frappé au coin du bon sens, mais ça n’en était pas moins douloureux pour moi que de devoir en arriver-là.


Avant sa sortie de la maison de rééducation, Yaël a passé deux jours à trier l’armoire de ma mère et à tout ranger de façon ergonomique. Elle a même dressé un plan des étagères, sur ordinateur, qu’elle a affiché à l’intérieur de la double porte afin que les infirmières puissent trouver chaque chose sans perdre de temps.
Dans un premier temps, ma mère ne prêta pas attention à la chose ; mais, bien plus tard, alors qu’elle n’était plus allée elle-même chercher quoi que ce soit dans son armoire, elle me soutint que ses bas avaient disparu. On avait dû les lui jeter. De toute façon, tout se faisait dans son dos… Cela me rappela la mère de mon père, aveugle, qui accusait sa dame de compagnie de lui voler ses affaires parce que celle-ci ne les rangeait pas exactement là où elle savait devoir les trouver. J’évitais toutefois de dire à ma mère ce que cela me rappelait, car sa belle-mère et elle avaient été à couteau tiré du premier au dernier jour. La première ayant tout fait pour faire divorcer mon père une seconde fois. Mais ce qui avait marché la première ne fonctionna pas la seconde ; ma mère, sous des dehors de faiblesse, avait un caractère bien trempé et un grand pouvoir de résistance. Cela, je pouvais m’en rendre compte face à cette nouvelle situation !


Lui faire admettre le passage des différentes personnes destinées à l’aider et, c’est vrai aussi, à la surveiller était une première chose. La seconde fut plus difficile encore : changer son lit pour un lit médicalisé identique à ceux qu’elle avait eu depuis bientôt un mois qu’elle était hospitalisée.
Elle avait un lit en cent vingt, aux boiseries de merisier, qui prenait beaucoup de place dans la chambre et n’était pas pratique, lorsqu’elle était alitée, pour la manipuler quand elle souhaitait être remontée sur ses oreillers. Je m’y étais plus d’une fois cassé le dos.
Ce lit, elle y était attachée, car mon père et elle l’avaient fait faire sur mesure chez le fabricant de meuble de Beaumon-de-Lomagne. Si on le lui enlevait, qu’allait-il devenir ? Il ne fallait pas le jeter, il pourrait encore servir. D’ailleurs, elle l’avait promis à sa petite-fille pour quand elle s’installerait.
Il fallut aussi négocier le retrait des descentes de lit et celui du grand tapis de la salle de séjour dans les plis duquel elle se prenait régulièrement les pieds. Pendant trente ans, elle avait cherché le moyen de le dompter, de l’empêcher de gondoler, mais en vain car il glissait toujours sur la moquette. Il eut fallu recourir à la méthode employée par un grand capitaine d’industrie dans sa résidence des Yvelines : coudre les tapis sur la moquette : résultat hideux garanti !


Bien sûr, vu de l’extérieur, ce que j’explique ici doit avoir l’air de petits tracas banals. Ce serait sans doute le cas, si dans chaque parole, chaque geste il n’y avait une telle charge affective. Enfant, j’avais pu résister à ma mère, lui tenir tête ou la manipuler sans vergogne avec un regard et un sourire charmeurs, mais c’était justement parce que j’étais un enfant qui ne mesurait pas toujours la portée de ses actes. Adulte, il en allait tout autrement ; je savais bien que mes paroles et mes actes avaient des conséquences et en premier lieu celle de lui faire de la peine. En d’autres termes, les rôles étaient inversés et c’est elle qui me faisait du charme pour me faire céder à ses caprices.


Avec le lit médicalisé, firent leur apparition une chaise garde-robe à roulette, un déambulateur simple et un déambulateur doté de deux roulettes à l’avant et d’un siège auquel elle ne parvint jamais à s’adapter. De même s’obstina-t-elle toujours à envoyer trop loin le déambulateur simple avec ses bras, ce qui déséquilibrait sa marche déjà hésitante et la fit tomber plus d’une fois.









Jusqu’à la fin, les dernières années de ma mère sont un enchaînement de chutes non maîtrisées. Il y eut même une période où elle tombait toutes les douze heures, réglée comme une pendule. Si elle avait la présence d’esprit de déclencher son alarme, j’accourais pour la relever. La nuit, Yves m’accompagnait et son renfort n’était pas de trop. Le jour, je me débrouillais au mieux. Quand elle ne pensait pas à son bracelet d’alarme, l’aide-ménagère, l’infirmière ou Fernanda la trouvaient à terre et m’appelaient.
Le soir, quand elles parvenaient à la mettre au lit, les infirmières mettaient en place les barrières du lit afin qu’elle ne tombe pas durant la nuit, mais il n’était pas rare qu’elles la retrouvent levée au petit matin… elle rampait au bas de la couche et se faufilait entre l’une des barrières et le pied du lit. Le plus souvent, elle allait se coucher elle-même car le dernier passage de l’infirmière de garde se faisait trop tôt pour elle, à dix-neuf heures. Ceci aussi occasionnait des chutes car elle s’endormait devant la télévision et lorsqu’elle se décidait à aller au lit elle était encore à moitié endormie.


Dans toute l’organisation mise en place, ce qui fut le plus difficile à accepter et à supporter pour elle, ce fut davantage les infirmières que les aides ménagères ou la jeune étudiante biélorusse qui lui tenait compagnie deux heures le samedi après-midi. À cette dernière, elle reprochait surtout d’être en permence « pendue à son téléphone » pour lire ou envoyer des messages. Elle ne réussit jamais à prononcer son nom correctement, c’était pourtant simple : Nastia, diminutif d’Anastasia. Celle-ci s’occupait d’elle comme elle l’aurait fait de sa propre grand-mère à Kiev, lui racontant des histoires tout en lui massant doucement les pieds. Cette dernière chose était assez surprenante pour la nonagénaire qui hésitait entre l’aveu du plaisir procuré et une certaine réserve, comme s’il s’agissait là d’une quelconque privauté.
Pour ce qui est des aides ménagères, celles-ci faisaient leur office au moment de sa sieste postprendiale, la plupart du temps elle ne les voyait pas.
Aux infirmières, elle reprochait de venir la lever trop tard le matin et de vouloir la coucher trop tôt le soir, mais aussi – surtout – d’avoir tendance à vouloir l’infantiliser, alors qu’elle avait toute sa tête et savait parfaitement exprimer ses désirs, ses refus, ses contentements ou mécontentements. Elle était persuadée que l’une d’elles ne l’aimait pas, sans doute parce que celle-ci se montrait plus ferme que les autres ?
Un autre personnage de cette tragicomédie était la kinésithérapeute. Au demeurant très gentille, elle n’avait d’autre efficacité que de passer à heure plus ou moins fixe en milieu de matinée, ce qui était une sécurité pour moi. Sinon, ses visites relevaient de la seule nécessité du tiroir-caisse. Ma mère en avait parfaitement conscience et attendait avec bonheur les moments où la praticienne partait en vacances, parce que ses remplaçants étaient bien plus efficaces qu’elle. Non seulement ils la faisaient marcher, mais lui imposaient de véritables exercices de motricité. J’avais proposé de la congédier, cependant ma mère m’avait répondu que celle-ci ou une autre ne ferait pas grande différence et elle ne voulait pas se fâcher. La chose qui l’agaçait le plus était qu’elle avait le chic pour venir au moment où elle se mettait à table. Mais, à sa décharge, il faut dire que ma mère, qui se levait vers les six heures du matin, déjeunait le plus souvent entre dix heures trente et onze heures…


Je crois qu’au fond, la seule qui trouvait grâce à ses yeux, c’était Fernanda. Parce qu’elle l’avait choisi elle-même à une époque où c’était davantage un plaisir qu’une nécessité de la prendre à son service.
Les deux femmes avaient noué une réelle amitié, on peut même dire un attachement. C’est ce que signifiait pour la plus jeune – qui devait avoir vingt ans de moins – le fait d’aller voir l’autre à l’hôpital comme elle aurait rendu visite à quelqu’un de sa famille.
Lorsque ma mère est entrée dans le dernier circuit hôpital-clinique de rééducation-hôpital-morgue, comme j’espérais toujours qu’elle pourrait rentrer chez elle, j’ai maintenu pendant deux mois la rémunération de Fernanda afin d’être certain que celle-ci serait libre pour reprendre son service auprès d’elle le cas échéant.