IV
Il arriva qu’un jeudi soir de
mars Céline franchît à nouveau la porte de L’Apache, entourée de sa petite bande au complet.
Le barman lança un regard à
Merens, qui sortait de son box. Il vit que celui-ci n’était pas moins
interloqué que lui et en conçut un mélange de dépits et de joie mauvaise qui
lui fit immédiatement réviser l’admiration qu’il avait nourri à son endroit
suite à la catastrophe ferroviaire.
Comment diable avait-il pu
admettre que ce charlatan soit capable de voir la date et les circonstances de
la mort d’une jeune fille qui lui était inconnue quelques instants
auparavant ? Il se sentait profondément meurtri dans son amour-propre de
s’être montré aussi crédule.
Bien sûr, il n’en restait pas
moins qu’une gamine, qui rentrait de fêter ses vingt ans, avait trouvé la mort
ce soir-là mais ce n’était après tout qu’un pur hasard. Par ailleurs,
l’accident s’était produit à un endroit réputé dangereux et qui figurait à ce
titre en bonne place sur la liste des points noirs de la SNCF. La seule preuve
concluante des pouvoirs médiumniques de Merens – pour autant que la chose
existe – eut été que Céline trouve la mort en compagnie de la brunette ;
car c’était là ce que disait la prédiction.
Non ! décidément, il n’y
avait rien dans toute cette histoire qui fut à porter au crédit de Richard
Merens. Tout ce qu’il avait pu dire était un tissu de banalités interchangeables
pouvant s’appliquer à chacun en toutes circonstances. D’ailleurs, un pur voyant
aurait-il ainsi galvaudé son talent à dix euros pour une séance à la sauvette
au fond d’un bar bruyant ?
— Voyant de mes deux !
murmura-t-il mezzo voce.
Saisissant son plateau, il fit le
tour du comptoir et s’approcha des arrivants.
— Des revenants ! lança-t-il
étourdiment, en donnant un coup de torchon sur les deux hauts guéridons.
Parmi les jeunes gens, personne
ne sembla relever un quelconque sens caché à cette remarque. Une première
tournée générale de Mojitos fut commandée, à l’exception de l’habituelle vodka
de Thomas, puis la joyeuse troupe se lança dans une discussion animée autour du
film qu’ils étaient allés voir au cinéma en début de soirée.
Un peu plus tard, Céline demanda
à Rudy s’il lui était possible de faire venir le médium à leur table afin de
lui offrir un verre.
Il arrivait parfois qu’une
invitation lui fût ainsi lancée, mais Richard la déclinait systématiquement.
D’abord parce que la liste d’attente était longue chaque jeudi soir, ensuite
parce que cela aurait pu nuire à sa réputation. Si on l’avait vu traîner à
telle ou telle table, buvant le coup avec ses clients, nombreux auraient été
ceux qui en auraient déduit aussitôt qu’il les faisait parler pour trouver la
matière de ses prédictions ultérieures. Le mieux était que chacun reste de son
côté de la barrière. Cependant, dans le cas présent il dérogea à sa propre
règle, poussé par la curiosité.
— Je tenais à vous remercier,
dit-elle, lorsqu’il les eut rejoints.
— À quel sujet ?
demanda-t-il, légèrement sur la défensive.
— Je ne sais pas si vous vous en
souvenez, mais nous vous avons tous consulté il y a six mois. C’était le jour
de mon anniversaire…
— Oui, vous aviez vingt ans.
— C’est cela ! dit-elle
joyeusement, flattée au fond qu’il se souvienne d’elle au milieu de la
multitude qui avait dû passer depuis par ses mains.
— Vous disiez vouloir me
remercier. Pourquoi donc ? la relança-t-il.
— Parce que tout ce que vous avez
dit à chacun de nous, sur le court terme, s’est produit. Vos mises en garde ont
été bénéfiques à ceux qui les ont suivies, dit-elle avec enthousiasme avant de
détailler les choses.
Elle parla d’abord de l’année
universitaire d’Anne-Sophie qui semblait fort compromise par un manque de
motivation qui ne faisait que croître depuis sa rupture avec Jean-Christophe,
qu’elle avait surpris dans une situation davantage explicite qu’équivoque. Puis
elle annonça que Bruno avait effectivement trouvé l’amour, ce qui l’avait
visiblement transformé bien qu’il s’en défendît et entretint un grand mystère
autour de cette nouvelle vie qui le tenait de plus en plus éloigné du groupe.
C’est en vain que chacun avait essayé de recueillir ses confidences sur le
sujet. Elle passa ainsi en revue les prédictions qui s’étaient réalisées,
oubliant de bonne foi celles qui restaient en suspend ou s’étaient révélées
fausses.
Elle avait gardé pour la fin le
cas de Muriel et le sien.
À la petite brune aux grosses
lunettes, il avait conseillé de ne pas monter en voiture dans les prochaines
heures si elle ne tenait pas elle-même le volant. Cela avait été un sujet de
dispute entre les deux amies cette nuit-là. Alors qu’elles rentraient ensemble,
au bout de trois kilomètres, Céline avait dû abandonner sa place de conductrice
devant l’hystérie d’une Muriel persuadée qu’elles allaient avoir un accident,
comme on venait de le lui annoncer. C’était bien sûr ridicule, mais Céline
avait fini par lui céder. Elle devait reconnaître deux jours plus tard que les
craintes de son amie n’étaient pas sans fondement. Alors que cette dernière
avait affrété un taxi pour se rendre à l’aéroport, le véhicule avait été
violemment percuté par une camionnette de livraison qui lui avait coupé la
priorité et la jeune fille, qui n’avait pas bouclé sa ceinture de sécurité à
l’arrière, avait été victime de contusions multiples.
Quant à Céline elle-même, d’abord
intriguée que le médium ne lui parle pas d’avenir et lui conseille de vivre
pleinement le jour de ses vingt ans, elle avait compris les raisons de ce silence
et l’en remerciait vivement. Il lui avait ainsi permis de passer une excellente
soirée avant que sa vie ne bascule, confirmant du même coup la loi des cinq
ans… En effet, cette même nuit, Carole – sa jumelle qui avait souhaité fêter
son anniversaire de son côté et avec ses propres amis – s’était tuée sur le
chemin du retour, déchiquetée par un train alors qu’elle s’était retrouvée
bloquée à un passage à niveaux. Une de ses deux passagères avait également
trouvé la mort dans l’accident.
— J’avais vu le drame, confirma
laconiquement Merens.
Après tout, n’était-ce pas la
vérité ? Certes, il ne l’avait pas attribué à la sœur, mais pouvait-on lui
en vouloir ? Ce n’est pas Céline qui le lui aurait reproché, en tout état
de cause !
Derrière son comptoir, Rudy observait
la scène. Il était à la fois intrigué et indigné que l’on fasse fête au médium
alors que celui-ci s’était trompé aussi grossièrement. Mais bien sûr, Céline
n’était pas au courant qu’il avait prédit sa mort. Lui seul avait été témoin de
cet épisode au moment de la fermeture. Il grimaça devant tant de crédulité,
d’autant qu’il se souvenait très bien d’y avoir cru lui-même jusqu’à l’arrivée
de la jeune fille en début de soirée.
De son poste d’observation, il ne
pouvait entendre ce qui se disait là-bas, mais n’avait aucun mal à imaginer les
louanges lénifiantes que l’on déversait sur l’ego déjà démesuré de Richard et
s’en sentait mortifié.
Ce soir-là, au moment de la
fermeture, Merens lui adressa un clin d’œil de défi, fier de la conclusion de
cette histoire.
— Avoue que je n’avais pas été si
mauvais sur ce coup-là, même si je me suis trompé de jumelle. Mais après tout
la ressemblance était flagrante…
Rudy le regarda s’éloigner,
dégoûté d’autant d’autosatisfaction et plus décidé encore que jamais à ne pas
se laisser prendre à de telles niaiseries.
—
Cause toujours ! murmura-t-il, le singe fait la grimace et se rattrape à
la première branche…
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