I
— C’est incroyable ! Il est
tout simplement bluffant… s’enthousiasmait Céline.
Ils étaient une dizaine de
jeunes, garçons et filles confondus, installés autour de deux hauts guéridons,
perchés sur des tabourets montés sur échasses, dans l’atmosphère chaude et
bruyante de L’Apache, l’un des bars
musicaux branchés du centre-ville, un de ces endroits où la musique est
toujours trop forte et le prix des consommations excessif, recette idéale pour
transformer un établissement quelconque en l’un des lieux les plus courus des
snobs et de ceux qui cherchent à paraître.
— Mais, qu’est-ce qu’il t’a dit
au juste ? demandait une fille brune aux lunettes en cul-de-bouteille.
— Il m’a raconté mon passé.
C’était comme s’il me connaissait intimement. Tout y était : que j’ai une
sœur jumelle avec laquelle ce n’est pas le grand amour, que je suis passionnée
de chevaux, que je vis à la campagne mais tout proche d’ici… Enfin, tout,
quoi !
Les autres la regardaient,
certains avec scepticisme, d’autres incrédulité ; avec un intérêt réel ou
des haussements d’épaules qu’elle trouvait trop appuyés pour être sincères.
C’était le soir de ses vingt ans.
Elle était venue les fêter ici avec sa bande de copains habituels. D’anciens
camarades d’école – maternelle, primaire, collège, lycée – et de nouveaux
copains de fac. Une joyeuse équipe au milieu de laquelle elle se sentait bien.
D’autant mieux qu’elle avait déjà bu quelques Mojitos bien tassés, sa boisson
favorite.
Quelques minutes plus tôt, en
apportant une tournée offerte par l’un des garçons, Rudy, le barman, s’était
penché à son oreille et lui avait murmuré que ce soir il y avait une animation
"voyance" et que l’établissement était heureux de lui offrir une
séance de découverte à l’occasion de son anniversaire. Elle avait d’abord
refusé mais, une fois qu’elle en eut parlé, toute la troupe avait insisté pour
qu’elle y aille.
Tous les jeudis soirs, L’Apache organisait une de ces soirées spéciales avec un
médium qui semblait se bâtir une certaine réputation en ville. Un grand type
entre deux âges, costume de velours sombre, chemise blanche, lavallière désuète
telle qu’en portaient les artistes peintres autrefois, regard acéré, sourire
figé et main tendue d’un commercial habitué à vendre quotidiennement des
congélateurs à des Esquimaux. Pour dix euros, l’espace d’une dizaine de minutes
il dressait un portrait rapide de la personne qui le consultait, lui donnait
des éléments biographiques de son passé afin de prouver ses capacités
médiumniques avant de dérouler ce que promettait l’avenir.
Chaque jeudi, de nombreux clients
des deux sexes attendaient patiemment leur tour d’entrer dans le box qui lui
était réservé au fond de la salle. On les voyait ressortir un peu plus tard,
certains le sourire aux lèvres, d’autres la larme à l’œil. Il y en avait même
qui riaient franchement, non pas de façon moqueuse mais parce qu’ils avaient
assisté à une chose extraordinaire qui remettait en question leurs doutes
habituels.
Richard Merens ne faisait pas de
concession. Il prenait les mains de ses clients, se concentrait quelques
secondes, puis déroulait le fil de leur vie avec l’assurance – d’aucuns
diraient l’arrogance – de qui se considère infaillible. Ses grands moments de
jubilation étaient de se retrouver face à des sceptiques qui osaient le défier.
Ses transes devenaient alors d’une violence extrême et il était alors capable
d’assener les choses les plus cruelles avec un regard implacable qui semblait
dire : « Et maintenant, tu y crois ? »
Il avait entendu le groupe de
jeunes gens un peu bruyants qui fêtaient l’anniversaire de l’une d’entre eux et
fait signe à Rudy d’aller offrir une séance à cette fille. Il savait que
lorsque l’on attrape quelqu’un à une table, il y a de fortes probabilités pour
que tous ses occupants veuillent prendre leur tour. Une dizaine de personnes,
même avec une gratuité, c’était quatre-vingt-dix euros d’assurés pour lui et
pour l’établissement la certitude que la table resterait occupée un peu plus
d’une heure et demie, ce qui signifiait que, l’attente aidant, les
consommations se multiplieraient. Même chose aux tables où d’autres se feraient
inscrire sur la liste d’attente.
Merens avait ainsi contribué à
remplir la salle les jeudis soir, jour habituellement creux, et à fidéliser une
certaine clientèle. La patronne était aux anges, cette attraction ne lui
coûtant que le prix des consommations qu’elle offrait au médium, et comme
celui-ci restait sobre lorsqu’il officiait, elle n’en était que de quelques
verres de jus de fruits de sa poche. Parfois, elle lui demandait de la
renseigner sur son avenir proche, feignant de ne pas attacher plus d’importance
que cela à ses réponses, n’en tenant pas toujours compte par bravade. Joueuse,
elle avait perdu des sommes considérables au casino alors même qu’il l’avait
prévenue que la chance n’était pas à ses côtés. A contrario, il était arrivé qu’elle gagne des dizaines de
milliers d’euros parce qu’elle l’avait cru lorsqu’il lui disait qu’elle serait
bien avisée de tenter sa chance dans les deux prochains jours. Mais la
reconnaissance n’était pas le fort de cette femme acariâtre, revenue de tout,
qui n’admettait pas d’avoir perdu une célébrité éphémère du temps où elle était
meneuse de revue dans un célèbre cabaret parisien. Maigre et sèche, la peau
fripée par les rancœurs, le cheveu abîmé par les teintures au rabais, les
mauvaises langues du coin la surnommaient "la Régine du pauvre".
Merens avait accueilli Céline
avec un large sourire et des yeux malicieux, l’invitant à prendre place en face
de lui, de l’autre côté d’un modeste guéridon recouvert d’une nappe de feutrine
bleu roy sur lequel étaient posés différents jeux de cartes, un cendrier dans
lequel se consumait du papier d’Arménie, ainsi qu’un bloc de papier et un
stylo.
— Puis-je vous demander votre
année de naissance, s’il vous plaît ? D’habitude je demande la date
entière, mais j’ai bien compris qu’il s’agit du 16 septembre…
Tout en parlant, il commençait à
noter le renseignement sur son bloc. Se livrant à un calcul rapide et savant,
il inscrivit ensuite le chiffre cinq, qu’il entoura d’un cercle. C’était une
entrée en matière dont il se servait surtout lorsqu’il travaillait par
téléphone, un truc pour éviter la gaffe idiote de prédire une maternité
prochaine à une femme âgée. Là, il cherchait simplement à entrer en contact
avec elle, à la mettre en confiance.
— La vie est un cycle,
prononça-t-il. Pour vous, tous les cinq ans il se passe quelque chose qui
influe sur le cours de votre existence. C’est dire que vos vingt ans marqueront
un tournant…
Achevant sa phrase, il avança les
mains pour prendre celles de la jeune fille fermement. Le box était plongé dans
une pénombre assez profonde qui ajoutait au mystère de ce qui s’y déroulait.
Ainsi, Céline n’eut-elle pas l’occasion d’apercevoir le voile fugitif qui
couvrit le regard de Richard avant qu’il ne ferme les paupières et semble
entrer dans une profonde concentration.
À vrai dire, elle ne prêtait pas
grande attention à son manège ; perdue dans ses souvenirs, elle essayait
de se remémorer ce qui avait pu lui arriver de spécial à cinq, dix et quinze
ans. Elle trouva pour chacune de ces dates un événement qui lui sembla convenir
parfaitement. À cinq ans, son père lui avait offert un poney ; à dix, elle
recevait sa première jument de concours et à quinze… À quinze, elle était
double championne, départementale et régionale, était sélectionnée dans
l’équipe de France d’équitation et rencontrait son premier amour. Oui, à bien y
réfléchir, tous les cinq ans il s’était produit un événement marquant dans sa
vie !
Merens rouvrit les yeux et
commença à dresser un portrait psychologique de la jeune fille. Il fit une
embardée soudaine par l’astrologie afin de souligner quelques traits marquants
de son caractère, puis il s’attacha à remonter le fil de son passé. Il lui
parla de sa sœur jumelle, de leur rivalité ancienne, de la grande animosité que
l’autre nourrissait à son égard, de la passion qu’elle avait pour les chevaux
et des nombreuses heures de travail qu’elle y consacrait depuis l’enfance. Il
décrivit les lieux où elle avait grandi, parla de l’amour dont ses parents
l’avaient entourée, des garçons qui valsaient dans sa vie, d’un qui se tenait à
l’écart alors que justement celui-ci aurait pu avoir ce qu’aucun autre n’aurait
jamais.
Il parlait d’une voix douce,
enchaînant les éléments, tirant un fil pour dévider la pelote, en trouvant un
autre qu’il tirait à son tour, jetant des bribes pêle-mêle sur la table sans
chercher à faire le moindre tri, semblant tirer ses mots au fur et à mesure d’un
chapeau imaginaire comme autant de lapins ou de colombes devant une Céline
bouche bée, qui se contentait d’acquiescer à tout d’un hochement de tête.
Lorsqu’il eut terminé, la jeune
fille fit remarquer timidement qu’il ne lui avait pas parlé de son avenir. Son
ton était neutre, on n’y descellait ni déception, ni angoisse, ni réelle
attente. Tout ce qu’elle venait d’entendre la comblait déjà. Jamais elle
n’avait eu affaire avec un médium ou un voyant. L’idée ne lui serait pas venue
d’aller en consulter un, d’ailleurs ! Seul un concours de circonstances
avait permis qu’ait lieu ce moment étrange et somme toute délicieux.
— Oh ! Ne parlons pas
d’avenir un jour comme aujourd’hui, dit-il. Comme dit la chanson :
« On n’a pas tous les jours vingt ans », alors autant pleinement
savourer ce jour unique sans penser à la suite…
Sans lui laisser le temps de
contester ce choix, il se leva et la prit par le bras pour la raccompagner
jusqu’à la table de ses amis.
— Voilà, je vous la rends !
dit-il avant de retourner dans son box où déjà Rudy introduisait un monsieur
d’un certain âge.
Tout cela était calculé. Merens
et Rudy savaient que la jeune fille allait être pressée d’un feu roulant de
questions de la part de ses compagnons et que peu à peu une envie allait naître
en chacun d’eux d’aller consulter à son tour. Leur proposer directement de
venir le voir n’aurait pas eu le même effet, les retombées eussent été
moindres !
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