II
Rudy ne croyait pas aux voyants.
Pour lui, tout cela n’était que charlatanisme. Cependant, jamais il ne lui
serait venu à l’idée d’affronter Richard Merens sur ce sujet. Il était bien
placé pour connaître les réactions de ce dernier lorsque l’on mettait en doute
ce qu’il présentait comme un don de naissance. On ne lui demandait d’ailleurs
pas d’y croire mais de jouer les rabatteurs. Plus le médium travaillait, plus
le bar fonctionnait. Cela se lisait parfaitement dans les Cartes… Bleue !
Pour être tout à fait franc, le
jeune homme ressentait un profond malaise à l’idée que quelqu’un puisse lire en
lui, non seulement son passé et son avenir mais surtout dans ses pensées les
plus intimes. Il y avait là quelque chose qui le déroutait – et sans doute
l’effrayait – profondément.
Au fil des semaines et des mois,
il avait néanmoins sympathisé avec Merens et mettait un point d’honneur à ce
que le box de ce dernier ne désemplisse pas chaque jeudi. Il y était encouragé
par le retour qu’il avait de la part des clients qui s’étaient aventurés à se
faire prédire l’avenir par lui. Si l’on exceptait deux ou trois ronchons
mécontents de ce qu’ils avaient entendu, la majorité était tout à fait
enthousiaste, il fallait bien l’admettre. De plus, son rôle d’entremetteur lui
valait d’être gratifié de pourboires souvent généreux.
Revenant vers le groupe des
jeunes qui l’appelait pour une nouvelle tournée, il put entendre les louanges
de Céline à l’égard du médium. Encore une qui était tombée sous le charme, se
dit-il. Nul doute que l’ensemble de la tablée passerait par les mains de Merens
avant la fin de la soirée.
— Il fallait insister pour qu’il
te dise l’avenir, disait un garçon roux, c’est ça qui est bluffant. Le reste,
avec un peu de psychologie on peut le déduire…
— Ah bon ? Et ma passion
pour les chevaux, il l’a su comment ? Je sens l’écurie peut-être ?
s’indignait la jeune fille.
— Maintenant que tu en parles…
railla la petite brune qui était assise à sa gauche.
— À moins qu’il ait remarqué ta
façon de marcher, jambes arquées, lorsque tu es allée le rejoindre là-bas,
répliqua sérieusement le garçon roux qui aimait bien les explications
rationnelles.
— Et ma sœur avec qui je ne
m’entends pas ?
— Il est possible qu’il ait
entendu que tu as une jumelle. Comme elle n’est visiblement pas là pour fêter
vos vingt ans ensemble, il y a des chances pour que vous ne vous entendiez pas…
Autour de la table, chacun
paraissait vouloir peser le pour et le contre. La conversation s’animait. Deux
camps se formaient, d’un côté ceux qui croyaient au surnaturel, de l’autre ceux
qui se voulaient rationnels. Ces derniers avaient un leader en la personne du
garçon roux. Il s’évertuait à trouver une explication logique à chaque argument
avancé par Céline.
— Et pour le cycle de cinq ans,
tu expliques ça comment, Thomas ?
— Rien de plus simple. Il aurait
aussi bien pu te dire que c’était un cycle de six ans. En cherchant bien, ne
trouverais-tu pas des choses importantes qui te sont arrivées à six, douze et
dix-huit ans ? pérorait-il, grisé à la fois par la discussion et la vodka
qu’il buvait de préférence au rhum choisi par ses compagnons.
Puisque personne ne pouvait
trancher ce débat sans fin, il fallut bien convenir que la seule chose à faire
était de se rendre compte par soi-même des capacités du prétendu médium, aussi
fût-il décidé que chacun le consulterait. La petite brune passa en premier et
Thomas ferma la marche après s’être longuement fait prier.
À la brunette, Merens annonça
qu’elle se devait d’être prudente dans les prochaines heures car elle risquait
d’être impliquée dans un accident de la circulation. Il lui conseilla plus
précisément de ne circuler en voiture que si c’était elle qui prenait le
volant. À un grand maigre binoclard, il dit qu’il rencontrerait bientôt l’âme
sœur et que passée la première surprise il en connaîtrait un grand bonheur. Ces
propos quelque peu sibyllins eurent beaucoup de succès autour de la table.
Certains conclurent que la fille serait moche, d’autres qu’elle serait au
contraire trop belle pour lui et Céline s’esclaffa en disant que ce serait
peut-être un garçon. On rit beaucoup à cette plaisanterie et une nouvelle tournée
fut commandée.
Richard n’étant pas du genre à offrir nécessairement du
rêve à tout le monde, il se montra plus terre à terre avec Anne-Sophie, lui
annonçant froidement qu’elle ne réussirait pas son examen de fin d’année et
devrait abandonner la fac pour partir sur une tout autre voie, sans toutefois
préciser laquelle. Au petit ami de celle-ci, il annonça qu’elle le quitterait
bientôt parce qu’elle était loin d’être aveugle et que de son côté il la
trompait sans précaution. Tout ceci explique probablement que ces deux-là ne
s’étendirent pas sur ce qu’on leur avait dit lorsqu’ils regagnèrent la table,
déclarant sommairement que tout cela n’était que du chiqué, qu’on ne leur avait
rien dit de probant et qu’ils en étaient pour leur billet de dix euros. On les
classa donc dans le camp des sceptiques, que bizarrement ils ne paraissaient
pas occuper précédemment.
Quant à Thomas, il ressortit
littéralement décomposé de cette expérience. Merens le regarda regagner sa
table en se frottant les mains, la bouche fendue d’une oreille à l’autre, fier
du tour qu’il venait de lui jouer. On eut beau le presser de questions,
insister, supplier, le garçon roux ne voulut pas révéler ce qui s’était dit
dans le box du médium.
Deux verres plus tard, la joyeuse
bande quitta l’établissement au moment où la patronne annonçait la fermeture.
Comme toujours, certains se plaignirent de n’avoir pas eu le temps de consulter
Merens et d’avoir attendu pour rien. Ceux-là reviendraient la semaine suivante,
dans l’espoir d’être les premiers sur la liste d’attente.
Les derniers récalcitrants
poussés dehors, Rudy vint échanger quelques mots avec Richard. Il lui demanda
d’abord si celui-ci était content de sa soirée, puis s’enquit de la raison pour
laquelle il n’avait pas voulu dire à Céline ce que lui réservait l’avenir.
Richard regarda sa montre
posément, eut un haussement d’épaules fataliste, et déclara d’une voix
éteinte :
— Parce qu’à l’heure qu’il est,
elle n’a plus d’avenir…
— Comment ça ? interrogea le
jeune homme.
— Elle est morte. Je lui ai dit
que ses vingt ans ne dureraient pas. Je ne pouvais tout de même pas préciser à
quel point…
— Si c’est une plaisanterie, elle
est un peu douteuse, non ?
— Crois-moi, j’aimerais que ça en
soit une ! répliqua-t-il en bouclant le cartable dans lequel il avait
rangé ses cartes et son bloc.
Puis
il salua tout le monde d’un geste de la main et sorti dans la nuit. Il repensa
fugitivement à la vision qu’il avait eue en prenant les mains de Céline. Ce
n’était pas beau à voir. Une triste façon de finir la soirée et sa vie…
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