III
Le lendemain, Rudy quitta son
appartement d’un pas guilleret. Avant d’aller faire ses courses quotidiennes,
comme chaque matin il s’arrêta au bar-tabac du coin afin de prendre un grand
crème et deux croissants, tout en jetant un œil sur le journal local. C’était
plus une manie qu’une volonté réelle de se tenir au courant de l’actualité. Son
univers se réduisait pratiquement à L’Apache où il passait la plus grande partie de ses jours et surtout de ses
nuits.
Il feuilletait le journal distraitement,
tournant interminablement sa cuillère dans sa tasse alors même que le sucre
était dissous depuis longtemps, lorsque son attention fut attirée par une
photographie illustrant un fait divers. Il s’agissait de la carcasse d’une
voiture, littéralement déchiquetée dans une collision avec un train. Le titre
de l’article annonçait sobrement : "Deux jeunes filles trouvent la
mort au passage à niveau". Il en commença la lecture et devint blême. On
racontait comment, peu avant deux heures du matin, le véhicule avait calé au
milieu du passage à niveau au moment où les barrières se refermaient. La
conductrice s’était acharnée à redémarrer alors même qu’un train survenait à
grande vitesse. L’une des passagères avait réussi à sortir précipitamment au
dernier moment, tandis que ses deux compagnes étaient fauchées par le rapide.
La conductrice venait de fêter ses vingt ans dans un bar de la ville et
rentrait chez elle, dans un petit village des environs.
Rudy sentit une sueur froide le
long du dos. Il repensa aux derniers mots de Merens, la veille, avant qu’ils ne
se séparent. Ainsi donc, il avait réellement vu la mort de cette fille. De même
qu’il avait annoncé à la brunette qu’il ne lui fallait pas monter en voiture si
elle ne conduisait pas elle-même. Or, lorsqu’elles avaient quitté le bar, il
avait bien vu que Céline prenait le volant malgré l’insistance de sa camarade.
Il était justement sur le trottoir à ce moment-là, occupé à fumer une
cigarette. Il se souvenait parfaitement de la Ford Ka blanche dont l’arrière
seul restait reconnaissable sur la
photographie du journal. En outre, les initiales de la conductrice – C.M.
– correspondaient au prénom de la jeune fille à laquelle il avait servi
tant de Mojitos quelques heures plus tôt.
Tout ce que disait l’article
concordait, il n’y avait aucun doute que la victime fut bien Céline. Une jeune
fille agréable qu’il avait eu l’occasion de voir à L’Apache de temps en temps, avec sa joyeuse bande.
Le jeune homme conçut de cet
épisode un nouveau respect pour le médium, en même temps qu’un regain
d’aversion. Il se jura de se tenir le plus en retrait possible et de ne jamais
offrir à l’autre la possibilité de lui saisir les mains. Comme si se tenir loin
du messager pouvait empêcher les mauvaises nouvelles de nous rattraper…
Les semaines et les mois
passèrent, pendant lesquels on ne revit personne de la bande qui accompagnait
Céline à L’Apache. La vie suivait son
cours, Rudy oublia l’incident. C’était comme si la jeune fille avait abandonné
le bar pour un autre endroit, tout simplement. La fidélité de la clientèle n’a
souvent qu’un temps, les établissements sont à la mode, puis la mode change. Si
l’on a de la chance et du savoir-faire, on peut rebondir et revenir au premier
plan.
Mais
il devait être écrit quelque part que l’histoire ne s’arrêtait pas là. Rudy
n’était pas rendu au bout de ses surprises, sa superstition devait encore être
rudement mise à l’épreuve…
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