Le bâtiment formait un « L » majuscule, or par un caprice de l’architecte, les fenêtres de la barre la plus courte ne correspondaient en rien à l’appartement faisant angle. Ainsi, chacun pouvait-il voir ce qui se passait chez son voisin.
À la vérité, personne n’y faisait vraiment attention, sinon lorsque les fenêtres étaient grandes ouvertes et que l’on entendait la télévision poussée à fond ou des scènes de ménage un peu trop virulentes. Parfois il y avait des bruits de coups ou de vaisselle brisée, plus rarement on pouvait entendre des cris de jouissance non retenus. Ceci n’arrivait que lorsque les couples préféraient le salon aux chambres qui donnaient de l’autre côté, sur la rue. Certaines fois, les bruits se conjuguaient, cela commençait par la diffusion d’un film à caractère pornographique qui donnait des idées à des couples qui s’échauffaient et consommaient sur place. Dans ces occasions, il n’était pas rare qu’un plaisantin profère des encouragements déplacés. Il y avait aussi celles et ceux qui criaient au scandale avant de claquer vigoureusement leurs croisées pour bien marquer toute leur désapprobation.
Les châssis étaient équipés de persiennes métalliques inclinables. Elles avaient la double fonction de protéger du soleil ou des intempéries en même temps que d’assurer une certaine intimité aux résidents qui le désiraient.
C’était un morne spectacle qui s’étirait sur dix étages. Ni balcons ni coursives, le strict minimum que l’on nommait si bien « cages à lapins », encore qu’il m’ait été donné de voir dans mon enfance campagnarde des lapins bien mieux logés. C’est qu’on veillait au confort de leur engraissement. Il fallait les faire « profiter », comme l’on disait, afin que le civet – ou la terrine – soit meilleur et plus fourni !
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C’est un concours de circonstances – d’aucuns diraient une séparation – qui m’a fait m’installer dans le minuscule deux pièces du rez-de-chaussée. Seul avantage, mais tout de même de poids : il s’agit de l’unique appartement possédant un jardinet. C’était jadis le logement de fonction du concierge, avant l’invention de l’interphone, du digicode et l’implantation de monumentales boîtes aux lettres qui ont-elles fini par pendre lamentablement déglinguées au mur de l’entrée de chaque « escalier ». Sans doute ce bout d’« espace vert » était-il alors une compensation à l’asservissement ininterrompu du cerbère, quand on ne parlait pas de convention collective, d’horaires fixes, de week-ends ou de treizième mois.
De fait, il faut bien avouer que le jardinet dont il est question double la superficie du logement. Entouré d’une haie de hauts lauriers taillés au cordeau, il est flanqué aux quatre coins d’un if longiligne qui donne à l’ensemble un air de cimetière de campagne. J’ai l’air de me moquer, mais je dois à la vérité de préciser que c’est justement là ce qui m’a plu au moment de la visite et tout aussitôt de l’achat.
Je ne m’étais pas rendu compte de la vue plongeante dont bénéficient les vingt fenêtres de côté et les quatre-vingt au-dessus.
Ce que le petit appartement perd en surface, il le gagne en lumière grâce à une double porte-fenêtre donnant de plain-pied sur le jardin qui est devenu le domaine des chats. Ma minette, bonne pâte, n’a jamais cherché à défendre son territoire qui a fini par devenir le rendez-vous des félins du quartier. On peut dire que j’ai eu le nez creux en la faisant stériliser très tôt, sans cela je n’ose imaginer l’invasion de sa progéniture avec tous les prétendants qui viennent lui faire leur cour !
Au milieu de ce rectangle d’herbe à vache pompeusement baptisée « gazon » est installée une petite table ronde en bois de teck réputé imputrescible, percée en son centre d’un trou permettant d’y ficher un parasol, et flanquée de deux chaises du même bois. J’aime m’y installer aux beaux jours pour prendre mon petit-déjeuner et mon dîner, pour y travailler, lire ou faire mes mots fléchés.
Pas de fleurs, elles seraient une contrainte. Et quand je dis « une », j’en vois plusieurs : arrosage régulier, soins divers, impossibilité de partir longtemps sous peine de les laisser périr… Le mieux est donc ne n’en avoir pas.
Ce carré d’herbe – je devrais dire « rectangle » – est aussi le lieu où je fais mes exercices physiques aux beaux jours. J’y déroule un fin tapis de mousse sur lequel je m’installe pour une séance intensive de quarante-cinq minutes minimum. C’est un pensum pour moi, cependant je sais qu’il me faut faire attention si je veux garder ma ligne. Question d’atavisme ; les femmes ont toujours été fortes dans ma famille, tant du côté paternel que maternel.
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Durant les premières années, j’avais remarqué que les volets du premier étage surplombant mon jardin sur l’aile droite du bâtiment restaient constamment fermés à l’exception du vendredi après-midi où une femme d’un certain âge, cheveux entre blonds et blancs coiffés en une improbable autant que démodée « choucroute », ouvrait tout en grand, visiblement afin de procéder au ménage.
Il lui arrivait parfois de s’accouder à la fenêtre du salon pour fumer une cigarette en regardant les chats batifoler dans mon jardin. « Ils sont magnifiques ! » dit-elle un jour, dévoilant ainsi un accent que je situais d’Europe de l’Est sans véritable certitude. Ceci ajouté au tablier rose à grosses fleurs psychédéliques d’une autre époque me poussa à en déduire qu’il s’agissait d’une femme de ménage.
Il arrivait qu’elle oubliât de refermer les volets et que ceux-ci ne fussent refermés que dans la nuit du samedi au dimanche, ce qui me laissait supposer que les occupants de l’appartement s’absentaient pour le week-end.
Ceci m’intriguait malgré moi. Je ne suis pas d’un naturel curieux, mais ces volets constamment clos m’interpellaient parce que je suis moi-même addict à la lumière du jour. J’ai du mal à concevoir que l’on puisse volontairement se priver de l’entrée du soleil venant baigner une pièce de sa douce et chaleureuse clarté. Lorsque le temps est gris, je laisse les rideaux ouverts et allume toutes les lampes pour faire illusion. Comme les plantes et les arbres, il me faut de la lumière pour survivre et m’épanouir, même si j’ai conscience du ridicule de cette affirmation. Je ne comprends pas les gens qui préfèrent vivre la nuit, ni ceux qui passent leurs journées dans des lieux uniquement éclairés au néon, cette lumière à la fois violente et insuffisante qui glace tout, fausse la perspective en supprimant le relief généré par les ombres plus ou moins denses.
Je reconnais être une privilégiée, avoir la chance d’exercer un travail passionnant qui ne nécessite pas ma présence huit heures par jour dans un bureau et me laisse, au contraire, une grande liberté dans mes horaires autant que dans le choix des endroits où je décide de m’installer pour travailler.
L’environnement est un élément primordial de mon activité professionnelle qui nécessite silence, concentration et rigueur. Je travaille donc essentiellement à domicile – dans mon jardin aux beaux jours – où je lis des manuscrits pour un éditeur bien connu et corrige les épreuves d’une petite maison régionale qui publie un magazine géographico-historico-touristique ainsi que des monographies du même tonneau. J’aime les mots, les images et les idées qu’ils font naître, même s’ils ne sont pas toujours justes, bien agencés ou suffisamment précis. Mon travail consiste à veiller à la préservation de l’orthographe, la grammaire, la syntaxe et la pensée de l’auteur. En quelque sorte une quadrature du cercle qui n’a rien d’évident. Mais c’est un challenge qui me plaît, me motive et d’une certaine façon m’exalte. Au fil des ans et des milliers de pages avalées, il me semble avoir acquis un regard plus acéré et profond sur le monde, quoique j’aie conscience de surplomber les choses en passagère clandestine, comme le voyeur à sa fenêtre… Mais n’anticipons pas !
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Mon minuscule jardin, dans ce qu’il a de simple et dépouillé, sans prétention, constitue le centre de mon univers, de ma petite vie tranquille et bien réglée.
Si la séparation qui est à l’origine de mon achat fut rude, voire d’une certaine violence, elle s’est révélée être l’une des meilleures choses qui me sont arrivées dans la dernière décennie.
L’homme qui partageait ma vie depuis trois ans était trop différent de moi. Nombreux étaient ceux qui m’avaient mise en garde et que je n’avais pas voulu écouter. Nous n’avions pas les mêmes centres d’intérêt ? La belle affaire, pensai-je, n’était-ce pas le signe que nous serions complémentaires ? On tentait de me dire qu’il était inculte, ce que je réfutais avec vivacité car j’ai toujours été convaincue que nul n’est inculte, que nous avons tous, toujours, quelque chose à apprendre de l’autre.
Je n’ai jamais été effleurée par la plus petite idée de mépris vis-à-vis de lui et s’il n’y a pas de téléviseur chez moi aujourd’hui, ça ne dit en rien que j’ai pu être dérangée par ses abonnements à des chaînes payantes diffusant les différents sports qu’il suivait avec ferveur et sur lesquels il faisait régulièrement des paris souvent fructueux. Il m’est arrivé de suivre des matchs avec lui, football ou rugby, les jours de finale importante. Je ne comprenais pas grand-chose, mais j’éprouvais une certaine empathie avec son exubérante excitation.
Mon métier est de lire ; lui ne lisait pas. Une scolarité chaotique l’avait laissé sur le bas-côté. Cela l’affligeait mais il prenait plus mal encore mes tentatives pour l’aider à rattraper ses lacunes. Il n’y a rien de déshonorant à ne savoir ni lire ni écrire couramment, le seul déshonneur est le refus borné d’apprendre. Ce fut l’origine de notre plus gros contentieux.
Le second point d’achoppement fut l’arithmétique. Si assembler des lettres lui était impossible, il jonglait en revanche fort bien avec les chiffres auxquels je me suis toujours montrée réfractaire. Sans cesse en train de calculer, d’évaluer, de réduire tout à des équations, il me donnait le tournis. Où donc trouver la plus petite once de poésie ou de philosophie dans cette valse chiffrée dont je ne possédais pas le code d’accès ? Sans parler – j’allais dire « sans compter » – de la surveillance qu’il se croyait en droit d’exercer sur mes dépenses, me reprochant trop d’achats de livres alors que je recevais déjà des dizaines de manuscrits chaque mois !
Comme tant d’autres, il me reprochait une culture encyclopédique que je suis loin de posséder. Le peu que je sais, je l’ai glané au fil de mes lectures professionnelles. J’ai tout au plus une approche éclectique de sujets très divers ; ainsi suis-je à peu près incollable sur la réintroduction de l’Ours dans les Pyrénées ou du Loup dans les Alpes, avec toutes les vicissitudes et polémiques engendrées.
En fait d’encyclopédie, on ne m’a jamais donné que quelques pages à corriger, prises au hasard, ce qui fait que ma culture apparente n’est rien d’autre qu’un vernis craquelé qui fait illusion tant que l’on n’approche pas pour l’observer de plus près. Cela me convient très bien ainsi, je ne nourris d’autre prétention qu’être une personne honnête au sens philosophique.
Correctrice est un métier ingrat qui expose parfois à de véritables conflits avec certains auteurs qui s’arc-boutent sur une forme fautive qu’il est impossible de leur faire abandonner, au prétexte fallacieux que celui qui tient la plume pour écrire est le seul à avoir raison et qu’on lui doit le dernier mot. Je pourrais donner beaucoup d’exemples, mais je ne veux pas me montrer méchante ni mettre certains dans l’embarras. Toutefois, ceux qui aiment la lecture des journaux intimes de « grands écrivains » sauront déjà où trouver – ou pourront un jour tomber sur – la narration d’épisodes de ce genre, entre comédie et tragédie. L’ego oscillant souvent entre ces deux pôles.
Mais s’il peut y avoir un côté parfois déplaisant à ce métier, le versant des avantages lui est largement supérieur. Ainsi, pour ne pas compter les heures ai-je la chance de les organiser à ma guise, l’essentiel étant de tenir rigoureusement les délais qui me sont assignés. Travailler à son propre rythme et dans des plages horaires qui permettent de dégager du temps personnel au moment où d’autres sont enchaînés à leur poste est une liberté qui n’a pas de prix et que je sais apprécier à sa juste valeur. Comme le fait de le faire au soleil dans mon bout de jardin, mes dictionnaires posés en équilibre sur la petite table et l’une des deux chaises.
C’est ainsi que passant pourtant beaucoup de temps dans mon rectangle bucolique, plongée dans mes lectures ou relecture stylo rouge à la main, je ne remarquais que tardivement, sans doute, le fait que quelque chose avait changé dans cet environnement devenu si familier que je n’y prêtais plus attention…
*
Ce fut au retour d’un long week-end de Pâques, tandis que le temps lumineux et la douceur de l’air rendaient le jardin propice à une belle après-midi de labeur.
Ce fut une sensation étrange, que je n’avais jamais ressentie jusqu’alors et qui perturba ma concentration sans que j’y prisse garde tout d’abord mais dont je pris conscience en constatant que j’étais en train de relire la même page pour la cinquième fois sans être capable de dire quel en était le contenu.
On m’observait ! Quelqu’un était penché sur mon épaule, scrutait ma nuque… Pourtant il n’y avait personne dans le jardin et un rapide coup d’œil me suffit pour en avoir confirmation.
Était-ce un effet de la conduite nocturne pour rentrer à la maison ? « La fatigue te rend paranoïaque, ma vieille ! » me houspillais-je intérieurement, avant de plier mon ouvrage et de rentrer afin de vaquer à des occupations plus sommaires, en adéquation avec mon esprit flottant.
Cependant, le phénomène se reproduisit à plusieurs reprises, à différents moments suivant les jours. C’était un sentiment diffus, confus et cependant très gênant. J’étais si perturbée que je mis longtemps avant d’identifier ce qu’il y avait de changé dans mon environnement et de comprendre que la source de mon malaise se situait justement là : les volets du premier étage étaient désormais constamment ouverts et si un léger voilage blanc obstruait les fenêtres, celui-ci bougeait aussi régulièrement que subrepticement, de façon à peine perceptible. Seul mon subconscient avait enregistré la chose et tenté de me mettre en alerte ; le fait est que je suis toujours un peu lente à la détente en raison d’une fâcheuse tendance à ne guère prêter attention à ce qui m’entoure quand je suis concentrée sur mon boulot, c’est-à-dire à peu près en permanence.
Ayant pris note de cette nouvelle situation, lorsque j’étais au jardin je me mis à observer la façade est de l’immeuble de façon plus attentive et plus particulièrement les fenêtres du premier étage.
Je remarquais d’abord que les volets de ce que je considérais être le salon, avec sa fenêtre à trois battants, étaient désormais ouverts en permanence. Ensuite, que ceux de la chambre prenaient des positions variables selon les heures et la météo ; grands ouverts, hermétiquement clos ou alors fermés en position inclinée. Ceci n’est pas sans importance, bien au contraire !
En revanche, il me fallut plus de temps pour noter les différents petits manèges auxquels correspondait telle ou telle position des persiennes. Fermées : quand ce n’était pas pour la nuit, c’était que l’appartement était vide. Ouvertes, fenêtres fermées et rideaux tirés : la chambre était inoccupée. Fermées en position inclinée : l’occupant était présent dans la pièce ; on voyait passer son bras tendu vers l’extérieur, une cigarette au bout des doigts pour faire tomber la cendre qui, parfois, était emportée par le vent jusqu’à mes pieds.
Régulièrement, ce n’était pas le bras qui apparaissait mais une tête que je pouvais voir se pencher mal aisément vers l’extérieur. Cependant, il ne s’agissait pas pour elle de scruter le ciel ou de déterminer l’origine d’un bruit car l’angle formé par cette tête et ce corps disait bien que le regard ne pouvait plonger et scruter ailleurs que dans mon jardin.
Je m’accusais d’avoir des idées mal placées et de voir le mal partout. Pour tout dire, j’avais un peu honte et me moquais de moi méchamment, allant jusqu’à m’accuser de nourrir des fantasmes tout à fait inavouables
Encore une fois, je n’avais observé que des ombres, des mouvements improbables, un bras tendu à l’extérieur et aussitôt rentré. La pilosité brune et fournie de ce bras annonçait un homme à coup sûr, mais ceci mis à part…
Au pied de l’aile est, entre le bâtiment et la haie de mon jardin, il y avait une large allée qui menait au local poubelle de l’immeuble. C’était un passage obligé depuis que l’on avait condamné les trémies vide-ordures installées l’origine, dont une ouverture individuelle était accessible dans chaque cuisine, énorme bec verseur métallique dont un joint caoutchouté était censé assurer l’étanchéité olfactive en même temps que l’amortissement sonore. Ce qui était pratique et révolutionnaire à l’époque s’était révélé une aberration hygiénique au fil du temps et chacun devait désormais descendre ses sacs de détritus jusqu’à ce local fermé dans lequel s’alignaient d’énormes conteneurs sur roulettes. J’imagine que le dispositif n’aurait de toute façon pas survécu à la disparition du concierge dont l’une des fonctions consistait à s’assurer que la poubelle disposée au bas de la trémie ne débordait pas et à la changer aussi souvent que nécessaire.
Puisque chacun passait par là à un moment donné, il arrivait fatalement que le voisin du premier étage y fût son apparition. Habituée – en même temps que peu intéressée – par ces allées et venues, je n’y prêtais aucune attention. Je fus pourtant tirée de cette espèce de torpeur par un incident bizarre.
Par un bel après-midi de printemps, alors que j’étais plongée dans la relecture attentive des souvenirs de jeunesse d’un académicien qui ne nous avait jusque-là pas habitués à un tel déboutonnage, un énorme bruit me fit sursauter. Cela ressemblait à une explosion. Je levais la tête de mon ouvrage et vis le jeune homme du premier étage penché à sa fenêtre grande ouverte. Il regardait en bas, au pied du bâtiment et non pas, pour une fois, dans mon jardin. Je suivis son regard et, à travers la haie dégarnie à sa base, découvris un volumineux carton d’emballage, un peu éclaté dans sa chute. En même temps, il y eut le bruit d’une fenêtre que l’on referme.
Une minute plus tard, le jeune homme venait ramasser le carton pour aller le déposer dans l’un des conteneurs du local poubelle… non sans s’être contorsionné, à l’aller comme au retour, afin de jeter un œil si peu discret à travers ma haie.
Cet incident fut pour moi l’occasion de l’observer à mon tour. Je n’avais vu de lui jusqu’à présent au mieux une tête en retrait ou un bras tendu pour faire tomber une cendre de cigarette, je découvrais soudain un nabot insignifiant et pour teint dire : décevant.
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Je suis très mal à l’aise, il me faut bien l’avouer.
Bien sûr, il n’y a jamais rien d’agréable à se sentir épiée en permanence, mais les choses ne se résument pas à cela. J’ai moi aussi des tors de mon côté. Cela me gêne de l’avouer ; j’ai fini par entrer dans son jeu. Il s’intéressait à moi, je me suis intéressée à lui. Il m’épiait, j’en ai fait autant pour lui. Je ne sais pas quelles étaient ses motivations, même si je peux les imaginer, mais les miennes étaient-elles plus pures ?
Je me suis mise à laisser mes regards errer vers les fenêtres du premier étage et c’était presque devenu un jeu entre nous, à celui qui prendrait l’autre en flagrant délit. Sans doute m’a-t-il prise au piège à mon insu en devenant une obsession pour moi. Je voulais savoir qui il était, ce qu’il faisait dans la vie – en fonction de ses horaires fluctuants, je l’imaginais infirmier ou brancardier dans un hôpital –, en quoi je pouvais bien l’intéresser. Lui plaisais-je ou bien me voyait-il comme une sorte de monstre, la vieille fille du rez-de-chaussée ?
De mon côté, j’étais moins attirée par lui que par la situation qu’il avait créée. Il était manifestement trop jeune pour moi, à peine une vingtaine d’années, le genre de gamin dont ma mère disait que « si on lui avait pincé le nez il en serait sorti du lait. » De petite taille, pour autant que j’avais pu en juger à travers la haie, une tignasse brune hirsute complétée par une barbe qui ne l’était pas moins. La barbe ne manifestait-elle pas une volonté de dissimulation, le désir de se cacher afin de mieux épier ? Une façon de se vêtir – ou de traîner dans l’appartement – assez sommaire : un éternel tricot de corps noir à bretelles qui laissait nues des épaules assez musclées. Je sais bien que « tricot de corps » est désuet, qu’il serait plus moderne de dire un « débardeur » ou un « Marcel », mais j’aime préserver certains mots qui gardent pour moi le parfum de l’innocence. Une « petite culotte » m’évoque de plus belles images qu’un « string » ; c’est de l’ordre de la ligne de partage entre l’érotisme et la pornographie.
Ayant entendu quelqu’un l’interpeller un jour, je savais qu’il se prénommait Luigi. Il y avait donc des chances pour qu’il fût d’origine italienne. Je décidais d’en avoir le cœur net, d’en savoir plus. C’est pourquoi je fis un saut jusqu’aux boîtes aux lettres de l’escalier B, ce qui me permit de découvrir son nom complet : Luigi Cavalieri. « Cavalieri » comme Tommaso, l’amant de Michel Ange à qui ce dernier écrivit de si beaux poèmes…
J’ai bien conscience que toute cette histoire est ridicule et moi plus encore !
De victime, Luigi – puisque Luigi il y avait – avait réussi à faire de moi une voyeuse. Qu’étais-je devenue d’autre à épier le ballet des volets et rideaux des deux fenêtres du premier étage ; les lumières allumées ou éteintes à heures irrégulières ? Je pouvais toujours me raconter que je faisais cela pour me protéger du prédateur potentiel, la vérité était que je ne valais pas davantage que lui.
Sans comprendre pourquoi, à un moment donné il me fallut convenir que je finissais par chercher le moindre signe de sa présence et que lorsque je n’en trouvais pas celle-ci me manquait.
Et puis, un beau jour les contrevents des deux fenêtres restèrent clos. Cela dura longtemps. Je me demandais ce qui était arrivé, aussi suis-je retournée aux boîtes aux lettres. Son nom avait été enlevé. Il avait déménagé, était parti espionner ailleurs.
Petit à petit, j’ai perdu l’habitude de lever les yeux vers ces deux fenêtres, mais cela m’arrive encore de temps à autre, c’est pourquoi je sais que depuis son départ, il y a eu deux nouvelles familles pour occuper cet appartement. Les locataires ne restent jamais longtemps ; l’immeuble n’est pas si minable, non plus que mal placé, c’est simplement un lieu de transit dans un monde mobile où il semble que je sois la seule sédentaire à garder un œil sur des mouvements dont je suis exclue. Pourquoi chercherai-je à quitter mon petit jardin, le seul privilège d’une vie sans histoire ?
Toulouse, 30 décembre 2020.
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