I.
À quel moment précis décide-t-on de tuer l’amour de sa vie ? Sans doute à l’instant même où l’idée vous en effleure l’esprit. Tout ce qui suit – si l’on ne rejette pas l’idée aussi vite – n’est plus que la préparation plus ou moins lente de la mise à exécution – c’est le mot juste –, ce que les juristes nomment la préméditation et qui fait la différence entre un simple meurtre et un assassinat longuement mûri, soigneusement préparé.
Mais avant d’en arriver là, on aura profité de jours merveilleux dans lesquels l’esprit n’était occupé qu’à jouir du bonheur de la vie, de l’amour et du corps de l’autre. De jours où l’on se croit éternel autant que la situation.
Si l’on excepte leurs prénoms respectifs qui rappelaient un vieux roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre – sorte de Roméo et Juliette situé sur l’Île Maurice –, Paul et Virginie n’avaient rien qui les prédestinait à se rencontrer. Moins encore sur une île, certes moins exotique, de l’archipel du Frioul au large de Marseille.
Leur rencontre avait été d’une banalité affligeante, le résultat d’un coup de mistral au moment du débarquement sur l’île d’If. La navette avait dangereusement tangué alors que Virginie tentait de mettre le pied sur le quai. Paul, qui la précédait, l’avait rattrapée in extremis alors qu’elle entamait déjà une chute spectaculaire. Elle s’était confondue en remerciements ; il lui avait souri vaguement tandis que son regard partait à la recherche de ses trois filles qui, dans l’excitation de leur jeune âge, s’étaient déjà égayées en direction du château dont elle avait découvert l’existence grâce à une nouvelle rediffusion d’une minisérie avec Gérard Depardieu en Comte de Monte-Cristo.
— Où sont passées mes filles ? avait dit Paul, d’un ton angoissé.
— Ne vous inquiétez pas, l’île est minuscule, nous allons vite les retrouver, avait répondu Virginie avec aplomb, semblant ignorer qu’il y avait tout de même quelques dangers de chutes ou de blessures dans cet environnement dont le vent renforçait l’hostilité.
Elle avait proposé de l’aider à les chercher. Ce n’était pas très compliqué car il n’y avait pas beaucoup de jeunes enfants sur le bateau et elle avait parfaitement repéré ces trois petits monstres turbulents. Virginie n’avait pas d’enfant et des spécimens comme ces trois filles la confortaient dans sa décision de se passer des « joies » de la maternité. On peut être une femme sans être mère, de même que l’on peut être mère en oubliant d’être une femme. C’est en tout cas ce qu’elle pensait profondément. La dépendance dont sa propre sœur faisait preuve à l’égard de son neveu, l’abandon des hobbies qu’elle avait pratiqué tout au long de sa jeunesse, l’abdication de sa coquetterie légendaire, le tout remplacé par l’obsession des courses au supermarché, de la tenue de sa maison, du bien-être de ceux qu’elle nommait niaisement ses deux hommes, tout cela n’était pas fait pour faire culpabiliser Virginie si elle avait voulu prendre cette pente. Femme, à ses yeux, c’était être libre et indépendante.
Cela ne faisait pas d’elle une militante féministe. Elle avait même cette engeance en horreur, pensant que refuser la contrainte d’un homme pour tomber dans celle de femmes excitées ne constituait en aucune façon ne serait-ce qu’un embryon de progrès. N’était l’incident du débarcadère, on pourrait dire qu’elle aimait par-dessus tout à se laisser porter par le vent.
Mais puisque ce charmant monsieur – qui venait de se présenter comme Paul Dépré – lui avait évité de justesse de tomber à l’eau, elle se sentait redevable envers lui et ne pouvait que lui proposer son aide en retour.
Comme prévu, il ne fallut pas longtemps pour trouver les filles. La plus grande s’était élancée vers la porte du château où elle restait bloquée, tandis que les deux autres avaient filé vers les remparts dans l’espoir d’apercevoir leur maison et, qui sait ? peut-être aussi leur mère leur faisant signe de la main à la fenêtre. Elle était à un âge où l’on croit encore que tout est possible de nos désirs les plus fous.
Quand tout le monde fut réuni, Paul fit les présentations. Il y avait là Fleur, Prune et Cerise, âgées respectivement de cinq, sept et neuf ans. Virginie manqua s’étouffer de rire.
— Laissez-moi deviner. Avec des prénoms pareils, vous devez être pépiniériste, dit-elle dans un sourire légèrement sarcastique.
— Vous n’êtes pas si loin de la vérité, répondit-il avec humour, quoiqu’un peu pincé tout de même. Je m’occupe de jeunes pousses à ma manière ; je suis prof.
Il avait conscience du ridicule des prénoms choisis par sa femme pour les enfants, au regard de leur patronyme. Sans doute avait-elle voulu n’être par seule à faire sourire lorsqu’elle se présentait comme Anémone Dépré ? De fait, les sourires en coin, les regards surpris puis amusés, et toutes autres manifestations de ce genre se répétaient quotidiennement à leur égard et, si les filles n’y prêtaient aucune attention – fières au contraire de posséder des prénoms qui les rendaient uniques au milieu de leurs camarades – Paul s’en affligeait.
Ils se séparèrent pour la visite du château, au grand soulagement de Virginie qui n’aimait rien tant que le calme, pour se retrouver sur la navette du retour. Là, pendant que les filles se chamaillaient, Paul avait engagé la conversation. Des propos de convenance, anodins comme on en use parfois lorsque l’on se retrouve confiné dans un endroit où il est difficile de s’éviter.
Virginie expliqua qu’elle tenait une boutique de décoration dans la galerie marchande du centre commercial de Plan-de-Campagne et qu’elle aimait profiter de ses moments de liberté pour s’aérer en bord de mer où à la campagne. Aujourd’hui avait été pour le château d’If, d’où le hasard de cette rencontre.
Ils s’étaient quittés sur le Vieux Port. Poliment, sans chaleur excessive. Paul avait entraîné ses filles vers la station de métro et la jeune femme avait remonté la Canebière pour gagner la gare Saint-Charles.
Lorsque, un mois plus tard, Paul franchit le seuil de sa boutique, Virginie l’avait totalement oublié. Elle n’avait pas pour habitude de s’attarder sur les rencontres quasi-anonymes au milieu d’une foule. Le fait qu’il se soit présenté à elle et qu’ils aient échangé quelques mots sur un bateau secoué par une mer houleuse, à deux pas de gamines énervées autant qu’énervantes, n’avait fait d’eux ni des amis ni de vagues connaissances.
De son côté, il feignit, non sans aplomb, un pur hasard et une incertitude à la reconnaître. Pour autant, il aurait été en peine d’expliquer clairement ce qui l’avait conduit dans ce magasin où il n’avait rien à acheter. Malgré tout, il avait conscience du désir irrépressible qui le taraudait depuis des jours et des jours de revoir cette jeune femme charmante avec laquelle il avait passé un si agréable moment bien qu’il ne cherchât pas une aventure, ce qui n’était pas son genre. La fidélité était davantage une évidence qu’une valeur à ses yeux. Les valeurs sont souvent abstraites, élastiques et fluctuantes, là où les évidences s’imposent de manière définitive.
Il lui proposa d’aller prendre un café dans la galerie marchande. Comme elle avait besoin de faire une pause, elle accepta. Elle laissa la boutique aux mains de son employée qui réprima un léger sourire auquel elle ne sembla pas prêter attention.
De fait, ces quelques minutes autour d’un café trop amer, pris dans un environnement bruyant qui ne plaidait guère pour un instant de détente, furent ce qui devait devenir de fait leur premier rendez-vous. Il ne s’y passa rien d’autre qu’un nouvel échange de banalité. Paul précisa qu’il était professeur dans une école de formation touristique réputée d’Aix-en-Provence. Un travail qui l’amenait à beaucoup se déplacer afin de prendre contact avec des professionnels du secteur, pour placer des stagiaires et leur rendre visite ensuite afin d’assurer un suivi personnalisé de chacun. De son côté, Virginie confirma qu’elle vendait des bibelots et autres articles de décoration plus ou moins kitsch à des gens qui n’avaient pas les moyens de fréquenter les brocanteurs ou les antiquaires. Elle était sans illusion sur la valeur de sa marchandise, mais elle aimait l’idée d’aider des gens sans fortune à donner une âme à leur intérieur. Elle professait – si Paul voulait bien lui pardonner cette outrecuidance – que la valeur d’un objet tenait moins à son prix d’achat qu’à l’attachement sentimental qu’on lui portait, ainsi qu’à la place qu’on savait lui trouver pour le rendre indispensable à notre bien-être. Elle n’avait de mépris que pour les gens méprisants, ceux qui s’érigeaient en arbitres du bon goût et parlaient avec dédain des petites choses qui pouvaient faire le bonheur de leur propriétaire. À quoi bon posséder un Dalí original si l’on sait se contenter de la reproduction des Glaneuses de Millet sur le couvercle d’une boîte de chocolats de Noël ?
C’était une conversation un peu décousue et surréaliste, chacun se demandant au fond où tout cela pourrait bien les mener et si même il y avait un but. Ils se quittèrent au bout d’une vingtaine de minutes, aussi soudainement que Paul était apparu. Ça avait été un instant agréable et sans suite, à l’identique de leur rencontre sur l’île d’If. Une parenthèse que l’on oublie dans l’heure. C’est du moins ainsi que les choses auraient dû être aux yeux de Virginie, si Paul n’était pas venu la relancer une quinzaine de jours plus tard, par téléphone cette fois-ci, afin de lui proposer de l’entraîner avec lui dans l’une de ses visites touristiques un après-midi de son choix. Elle accepta pour la seule raison que cet homme l’intriguait ; elle n’arrivait pas à discerner exactement ce qu’il attendait d’elle, ce n’était pas de la drague ou alors la méthode était tout à fait originale. Il n’y avait cependant rien d’inquiétant dans le personnage ; dans ces conditions, pourquoi renoncer à une belle balade ?
Ce fut la première d’une longue série d’escapades qui s’étalèrent sur une demi-douzaine d’années, loin d’Aix où collègues et élèves de Paul auraient pu les apercevoir, rarement à Marseille où il résidait, jamais à Cabriès où Virginie gardait jalousement l’intimité de sa petite maison.
Au gré des saisons, ils parcoururent la Provence, la Camargue et le Lubéron. Paul était inépuisable sur la géographie, l’histoire, les traditions populaires qu’il aimait faire partager. Elle découvrit ainsi bien des lieux et des légendes qu’elle ne connaissait pas et auxquels elle n’avait jamais songé à s’intéresser jusque-là.
Il fallut deux mois avant que leurs mains s’effleurent à peine et six de plus jusqu’au premier baiser. Quelques-uns encore avant qu’il ne s’enhardisse à la posséder langoureusement dans un bosquet au bord du Rhône, à l’écart du barrage de Vallabrègues, dans un bruissement frénétique de cigales qui ne se calmait brusquement qu’au moindre souffle de vent pour reprendre de plus bel.
Tandis qu’il la faisait jouir avec ce qui semblait être une certaine rage, la jeune femme avait pu observer dans ses yeux une lueur de désespoir, un sentiment de déroute. Alors même qu’il parvenait à ses fins, au bout de cette longue quête timide et gauche vers le Graal, c’était comme s’il était en train d’y boire sa damnation. Virginie sentit monter en elle un fou rire irrépressible, songeant qu’elle avait en elle un petit garçon somnambule se réveillant soudain pour s’apercevoir qu’il avait le doigt dans le pot de confiture. Inutile de dire que ce doigt-là était expert et de bonne tenue. Le pot de confiture n’eut aucune envie qu’il en sorte !
Il y eut ainsi six ans d’instants volés, qui ne duraient généralement que le temps d’un après-midi, très rarement une journée entière. Des balades ponctuées d’élans charnels abrités dans des chemins creux aux beaux jours et dans des chambres d’hôtels de dernière catégorie quand le temps était froid ou pluvieux. Parfois ponctuées de pique-niques improvisés, de sandwichs avalés trop vite ou, aux dates importantes – fêtes et anniversaires – de repas s’éternisant aux bonnes tables des lieux visités.
Virginie ne recroisa les filles qu’une seule fois, alors qu’elles étaient encadrées de leurs parents. Un week-end de février, à Carrry-le-Rouet, à l’occasion des oursinades. C’était une rencontre fortuite. Heureusement, aucune des fillettes ne se souvenait de la dame rencontrée au Château d’If des années auparavant. Paul détourna la tête, gêné ; quant à elle, elle jugea sévèrement sa rivale : trop maigre, trop pâle, trop gentille. Pour être une réalité, ce jugement n’en était pas moins le signe d’une pointe de jalousie qu’elle ne se connaissait pas. Elle avait toujours su que Paul était marié et attaché à sa femme. Elle avait accepté le rôle de maîtresse sans scrupule parce qu’elle pensait qu’on ne prend jamais le mari d’une autre, au mieux on profite de la liberté qu’il s’octroie. Cette vie lui convenait, à la seule restriction qu’elle aurait aimé pouvoir passer une nuit complète avec lui de temps à autre. Mais c’était impossible car ses déplacements professionnels n’entraînaient jamais de nuit d’hôtel, ce que l’épouse savait parfaitement.
Et puis, après six ans de cette vie, l’occasion s’était enfin présentée. Paul venait de réaliser bénévolement la traduction française d’un site Internet espagnol proposant des réservations dans les meilleurs paradores et hôtels de luxe du continent ainsi que des îles Baléares et Canaries. En remerciement, son contact l’avait invité à Madrid pour un week-end. Paul avait prétendu qu’il s’agissait d’une réunion de travail et insisté sur le fait que la dépense du voyage pour quatre personnes sur une aussi courte période ne se justifiait pas. Virginie exultait, elle tenait enfin son week-end en amoureux ! Elle s’y était préparée avec gourmandise, le sentiment de bientôt toucher à une apothéose, même si objectivement il ne s’agissait que de quelques heures de balade et d’une nuit qu’elle se promettait mémorable dans les bras de l’homme qu’elle avait fini par considérer comme celui de sa vie, pour éculée que soit l’expression et bancale leur relation.
Mais avant d’en arriver là, on aura profité de jours merveilleux dans lesquels l’esprit n’était occupé qu’à jouir du bonheur de la vie, de l’amour et du corps de l’autre. De jours où l’on se croit éternel autant que la situation.
Si l’on excepte leurs prénoms respectifs qui rappelaient un vieux roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre – sorte de Roméo et Juliette situé sur l’Île Maurice –, Paul et Virginie n’avaient rien qui les prédestinait à se rencontrer. Moins encore sur une île, certes moins exotique, de l’archipel du Frioul au large de Marseille.
Leur rencontre avait été d’une banalité affligeante, le résultat d’un coup de mistral au moment du débarquement sur l’île d’If. La navette avait dangereusement tangué alors que Virginie tentait de mettre le pied sur le quai. Paul, qui la précédait, l’avait rattrapée in extremis alors qu’elle entamait déjà une chute spectaculaire. Elle s’était confondue en remerciements ; il lui avait souri vaguement tandis que son regard partait à la recherche de ses trois filles qui, dans l’excitation de leur jeune âge, s’étaient déjà égayées en direction du château dont elle avait découvert l’existence grâce à une nouvelle rediffusion d’une minisérie avec Gérard Depardieu en Comte de Monte-Cristo.
— Où sont passées mes filles ? avait dit Paul, d’un ton angoissé.
— Ne vous inquiétez pas, l’île est minuscule, nous allons vite les retrouver, avait répondu Virginie avec aplomb, semblant ignorer qu’il y avait tout de même quelques dangers de chutes ou de blessures dans cet environnement dont le vent renforçait l’hostilité.
Elle avait proposé de l’aider à les chercher. Ce n’était pas très compliqué car il n’y avait pas beaucoup de jeunes enfants sur le bateau et elle avait parfaitement repéré ces trois petits monstres turbulents. Virginie n’avait pas d’enfant et des spécimens comme ces trois filles la confortaient dans sa décision de se passer des « joies » de la maternité. On peut être une femme sans être mère, de même que l’on peut être mère en oubliant d’être une femme. C’est en tout cas ce qu’elle pensait profondément. La dépendance dont sa propre sœur faisait preuve à l’égard de son neveu, l’abandon des hobbies qu’elle avait pratiqué tout au long de sa jeunesse, l’abdication de sa coquetterie légendaire, le tout remplacé par l’obsession des courses au supermarché, de la tenue de sa maison, du bien-être de ceux qu’elle nommait niaisement ses deux hommes, tout cela n’était pas fait pour faire culpabiliser Virginie si elle avait voulu prendre cette pente. Femme, à ses yeux, c’était être libre et indépendante.
Cela ne faisait pas d’elle une militante féministe. Elle avait même cette engeance en horreur, pensant que refuser la contrainte d’un homme pour tomber dans celle de femmes excitées ne constituait en aucune façon ne serait-ce qu’un embryon de progrès. N’était l’incident du débarcadère, on pourrait dire qu’elle aimait par-dessus tout à se laisser porter par le vent.
Mais puisque ce charmant monsieur – qui venait de se présenter comme Paul Dépré – lui avait évité de justesse de tomber à l’eau, elle se sentait redevable envers lui et ne pouvait que lui proposer son aide en retour.
Comme prévu, il ne fallut pas longtemps pour trouver les filles. La plus grande s’était élancée vers la porte du château où elle restait bloquée, tandis que les deux autres avaient filé vers les remparts dans l’espoir d’apercevoir leur maison et, qui sait ? peut-être aussi leur mère leur faisant signe de la main à la fenêtre. Elle était à un âge où l’on croit encore que tout est possible de nos désirs les plus fous.
Quand tout le monde fut réuni, Paul fit les présentations. Il y avait là Fleur, Prune et Cerise, âgées respectivement de cinq, sept et neuf ans. Virginie manqua s’étouffer de rire.
— Laissez-moi deviner. Avec des prénoms pareils, vous devez être pépiniériste, dit-elle dans un sourire légèrement sarcastique.
— Vous n’êtes pas si loin de la vérité, répondit-il avec humour, quoiqu’un peu pincé tout de même. Je m’occupe de jeunes pousses à ma manière ; je suis prof.
Il avait conscience du ridicule des prénoms choisis par sa femme pour les enfants, au regard de leur patronyme. Sans doute avait-elle voulu n’être par seule à faire sourire lorsqu’elle se présentait comme Anémone Dépré ? De fait, les sourires en coin, les regards surpris puis amusés, et toutes autres manifestations de ce genre se répétaient quotidiennement à leur égard et, si les filles n’y prêtaient aucune attention – fières au contraire de posséder des prénoms qui les rendaient uniques au milieu de leurs camarades – Paul s’en affligeait.
Ils se séparèrent pour la visite du château, au grand soulagement de Virginie qui n’aimait rien tant que le calme, pour se retrouver sur la navette du retour. Là, pendant que les filles se chamaillaient, Paul avait engagé la conversation. Des propos de convenance, anodins comme on en use parfois lorsque l’on se retrouve confiné dans un endroit où il est difficile de s’éviter.
Virginie expliqua qu’elle tenait une boutique de décoration dans la galerie marchande du centre commercial de Plan-de-Campagne et qu’elle aimait profiter de ses moments de liberté pour s’aérer en bord de mer où à la campagne. Aujourd’hui avait été pour le château d’If, d’où le hasard de cette rencontre.
Ils s’étaient quittés sur le Vieux Port. Poliment, sans chaleur excessive. Paul avait entraîné ses filles vers la station de métro et la jeune femme avait remonté la Canebière pour gagner la gare Saint-Charles.
Lorsque, un mois plus tard, Paul franchit le seuil de sa boutique, Virginie l’avait totalement oublié. Elle n’avait pas pour habitude de s’attarder sur les rencontres quasi-anonymes au milieu d’une foule. Le fait qu’il se soit présenté à elle et qu’ils aient échangé quelques mots sur un bateau secoué par une mer houleuse, à deux pas de gamines énervées autant qu’énervantes, n’avait fait d’eux ni des amis ni de vagues connaissances.
De son côté, il feignit, non sans aplomb, un pur hasard et une incertitude à la reconnaître. Pour autant, il aurait été en peine d’expliquer clairement ce qui l’avait conduit dans ce magasin où il n’avait rien à acheter. Malgré tout, il avait conscience du désir irrépressible qui le taraudait depuis des jours et des jours de revoir cette jeune femme charmante avec laquelle il avait passé un si agréable moment bien qu’il ne cherchât pas une aventure, ce qui n’était pas son genre. La fidélité était davantage une évidence qu’une valeur à ses yeux. Les valeurs sont souvent abstraites, élastiques et fluctuantes, là où les évidences s’imposent de manière définitive.
Il lui proposa d’aller prendre un café dans la galerie marchande. Comme elle avait besoin de faire une pause, elle accepta. Elle laissa la boutique aux mains de son employée qui réprima un léger sourire auquel elle ne sembla pas prêter attention.
De fait, ces quelques minutes autour d’un café trop amer, pris dans un environnement bruyant qui ne plaidait guère pour un instant de détente, furent ce qui devait devenir de fait leur premier rendez-vous. Il ne s’y passa rien d’autre qu’un nouvel échange de banalité. Paul précisa qu’il était professeur dans une école de formation touristique réputée d’Aix-en-Provence. Un travail qui l’amenait à beaucoup se déplacer afin de prendre contact avec des professionnels du secteur, pour placer des stagiaires et leur rendre visite ensuite afin d’assurer un suivi personnalisé de chacun. De son côté, Virginie confirma qu’elle vendait des bibelots et autres articles de décoration plus ou moins kitsch à des gens qui n’avaient pas les moyens de fréquenter les brocanteurs ou les antiquaires. Elle était sans illusion sur la valeur de sa marchandise, mais elle aimait l’idée d’aider des gens sans fortune à donner une âme à leur intérieur. Elle professait – si Paul voulait bien lui pardonner cette outrecuidance – que la valeur d’un objet tenait moins à son prix d’achat qu’à l’attachement sentimental qu’on lui portait, ainsi qu’à la place qu’on savait lui trouver pour le rendre indispensable à notre bien-être. Elle n’avait de mépris que pour les gens méprisants, ceux qui s’érigeaient en arbitres du bon goût et parlaient avec dédain des petites choses qui pouvaient faire le bonheur de leur propriétaire. À quoi bon posséder un Dalí original si l’on sait se contenter de la reproduction des Glaneuses de Millet sur le couvercle d’une boîte de chocolats de Noël ?
C’était une conversation un peu décousue et surréaliste, chacun se demandant au fond où tout cela pourrait bien les mener et si même il y avait un but. Ils se quittèrent au bout d’une vingtaine de minutes, aussi soudainement que Paul était apparu. Ça avait été un instant agréable et sans suite, à l’identique de leur rencontre sur l’île d’If. Une parenthèse que l’on oublie dans l’heure. C’est du moins ainsi que les choses auraient dû être aux yeux de Virginie, si Paul n’était pas venu la relancer une quinzaine de jours plus tard, par téléphone cette fois-ci, afin de lui proposer de l’entraîner avec lui dans l’une de ses visites touristiques un après-midi de son choix. Elle accepta pour la seule raison que cet homme l’intriguait ; elle n’arrivait pas à discerner exactement ce qu’il attendait d’elle, ce n’était pas de la drague ou alors la méthode était tout à fait originale. Il n’y avait cependant rien d’inquiétant dans le personnage ; dans ces conditions, pourquoi renoncer à une belle balade ?
Ce fut la première d’une longue série d’escapades qui s’étalèrent sur une demi-douzaine d’années, loin d’Aix où collègues et élèves de Paul auraient pu les apercevoir, rarement à Marseille où il résidait, jamais à Cabriès où Virginie gardait jalousement l’intimité de sa petite maison.
Au gré des saisons, ils parcoururent la Provence, la Camargue et le Lubéron. Paul était inépuisable sur la géographie, l’histoire, les traditions populaires qu’il aimait faire partager. Elle découvrit ainsi bien des lieux et des légendes qu’elle ne connaissait pas et auxquels elle n’avait jamais songé à s’intéresser jusque-là.
Il fallut deux mois avant que leurs mains s’effleurent à peine et six de plus jusqu’au premier baiser. Quelques-uns encore avant qu’il ne s’enhardisse à la posséder langoureusement dans un bosquet au bord du Rhône, à l’écart du barrage de Vallabrègues, dans un bruissement frénétique de cigales qui ne se calmait brusquement qu’au moindre souffle de vent pour reprendre de plus bel.
Tandis qu’il la faisait jouir avec ce qui semblait être une certaine rage, la jeune femme avait pu observer dans ses yeux une lueur de désespoir, un sentiment de déroute. Alors même qu’il parvenait à ses fins, au bout de cette longue quête timide et gauche vers le Graal, c’était comme s’il était en train d’y boire sa damnation. Virginie sentit monter en elle un fou rire irrépressible, songeant qu’elle avait en elle un petit garçon somnambule se réveillant soudain pour s’apercevoir qu’il avait le doigt dans le pot de confiture. Inutile de dire que ce doigt-là était expert et de bonne tenue. Le pot de confiture n’eut aucune envie qu’il en sorte !
Il y eut ainsi six ans d’instants volés, qui ne duraient généralement que le temps d’un après-midi, très rarement une journée entière. Des balades ponctuées d’élans charnels abrités dans des chemins creux aux beaux jours et dans des chambres d’hôtels de dernière catégorie quand le temps était froid ou pluvieux. Parfois ponctuées de pique-niques improvisés, de sandwichs avalés trop vite ou, aux dates importantes – fêtes et anniversaires – de repas s’éternisant aux bonnes tables des lieux visités.
Virginie ne recroisa les filles qu’une seule fois, alors qu’elles étaient encadrées de leurs parents. Un week-end de février, à Carrry-le-Rouet, à l’occasion des oursinades. C’était une rencontre fortuite. Heureusement, aucune des fillettes ne se souvenait de la dame rencontrée au Château d’If des années auparavant. Paul détourna la tête, gêné ; quant à elle, elle jugea sévèrement sa rivale : trop maigre, trop pâle, trop gentille. Pour être une réalité, ce jugement n’en était pas moins le signe d’une pointe de jalousie qu’elle ne se connaissait pas. Elle avait toujours su que Paul était marié et attaché à sa femme. Elle avait accepté le rôle de maîtresse sans scrupule parce qu’elle pensait qu’on ne prend jamais le mari d’une autre, au mieux on profite de la liberté qu’il s’octroie. Cette vie lui convenait, à la seule restriction qu’elle aurait aimé pouvoir passer une nuit complète avec lui de temps à autre. Mais c’était impossible car ses déplacements professionnels n’entraînaient jamais de nuit d’hôtel, ce que l’épouse savait parfaitement.
Et puis, après six ans de cette vie, l’occasion s’était enfin présentée. Paul venait de réaliser bénévolement la traduction française d’un site Internet espagnol proposant des réservations dans les meilleurs paradores et hôtels de luxe du continent ainsi que des îles Baléares et Canaries. En remerciement, son contact l’avait invité à Madrid pour un week-end. Paul avait prétendu qu’il s’agissait d’une réunion de travail et insisté sur le fait que la dépense du voyage pour quatre personnes sur une aussi courte période ne se justifiait pas. Virginie exultait, elle tenait enfin son week-end en amoureux ! Elle s’y était préparée avec gourmandise, le sentiment de bientôt toucher à une apothéose, même si objectivement il ne s’agissait que de quelques heures de balade et d’une nuit qu’elle se promettait mémorable dans les bras de l’homme qu’elle avait fini par considérer comme celui de sa vie, pour éculée que soit l’expression et bancale leur relation.
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