La chance. Savons-nous avec certitude ce que c’est que la chance ? Y avons-nous tous droit un jour ou échappe-t-elle définitivement à certains ? Faut-il la provoquer ? Est-elle fidèle ou versatile ? La liste des questions serait sans doute sans fin…
Certains prétendent que poser le pied gauche dans un étron serait un moyen infaillible de la convoquer. Pour ma part, je suis venu au monde en sautant à pieds joints dans une fosse septique et je puis assurer que le résultat ne fut pas à la hauteur. Si la chance était là, j’ai dû mal viser. Aucun doute !
Dès le départ, les choses se présentaient mal. Je me présentais mal… à tel point que l’obstétricien décida de pratiquer une césarienne de dernière minute. Ma mère fit une réaction foudroyante à l’anesthésie. On sauva l’enfant, qui perdit sa mère sans la connaître. On a essayé de me persuader que ce jour-là j’ai eu de la chance, cependant j’ai du mal à m’en convaincre. D’autres m’ont d’ailleurs assuré que j’avais tué ma mère et que la chance n’avait aucune part dans ma naissance. Ceux-là m’en voulaient et me tournèrent le dos, c’était la famille de ma mère.
Mon père était anéanti. Il venait de perdre la femme qu’il aimait et se retrouvait seul avec un bébé pour lequel il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il fallait s’en occuper. Cela le poussa souvent à faire des erreurs, comme celle de m’amener trois jours après ma naissance aux obsèques de ma mère. Je braillais au point de perturber la cérémonie. Elle en perdit toute dignité aux yeux de la famille de la défunte, ce qui n’arrangea pas mes affaires déjà fortement compromises.
Maman n’étant plus là pour l’aider à choisir, il ne trouva meilleur prénom pour moi que Martin. Un nom que l’on donne plus souvent à un âne dans nos contrées. Était-ce un trait d’humour pour rappeler que ma mère était née Baudet, d’une famille bourgeoise un peu pincée et totalement désargentée ? Ça n’aurait pas manqué être drôle si son patronyme à lui n’avait été Gall. Nom, au demeurant, assez courant – d’origine bretonne et d’étymologie irlandaise signifiant « bravoure » – mais qui donnait au Martin que j’étais devenu une résonance particulière qui devait bouleverser sa vie.
Je l’affirme, on ne s’appelle pas Martin Gall sans que cela finisse par avoir quelques conséquences !
Je fus un petit garçon sensible, à la fois couvé par les mères de mes petits camarades, qui voyaient en moi l’orphelin-né, et bousculé par eux qui ne supportaient pas l’injustice de n’être pas aussi choyés que je l’étais par leurs propres mères. Quoiqu’on prétende habituellement, les enfants sont idiots et cruels ; de vrais hommes en devenir. Ceci dit, j’appartenais à leur caste et ne valais pas mieux qu’eux. Ça ne coûte rien d’être honnête et je n’ai jamais eu l’âme d’un tricheur.
J’eus une enfance sans drame autre que celui de la disparition de ma mère. Dieu, dans son infinie sagesse, son éternelle bonté, ayant dû juger que j’avais été copieusement servi dès le départ en la matière. On voudra bien excuser mon agnosticisme. Je ne me prétends même pas athée car pour refuser de placer sa foi en Dieu, il faut au moins croire inconsciemment à son existence. Mes cris aux obsèques de ma mère étaient en quelque sorte ma profession de foi définitive : « Va te faire foutre, connard ! Et ne vient plus m’emmerder. » Bien sûr, mon père était sur la même longueur d’onde après la perte de son unique amour. Et, bien sûr également, ce ne fut pas du goût de sa belle-famille qui ne nous en voulut que davantage. Les Baudet mangeaient l’hostie comme leurs congénères quadrupèdes se gavaient de son.
Je fus un élève moyen. Sérieux également. Pour tout dire : sérieusement moyen ! Je ne brillais qu’en mathématiques, ce qui s’avéra l’essentiel. Or, cette matière était la seule qui ne m’intéressait pas. J’aurais aimé être le meilleur en Français, Histoire et Géographie ; en Sciences, même. Peine perdue. Ce qui m’attirait ne rentrait pas, tandis que je jonglais sans problème avec ce qui me révulsait. Je n’avais aucun mérite à être le premier dans la matière car je ne bûchais rien, me contentant de faire mes exercices à la volée dans les couloirs juste avant le cours.
C’est à cause de cela que le mot fit son apparition dans mon univers. Tous mes condisciples me regardaient avec envie en déclarant : « Tu en as, de la chance ! » Et ma réputation fut ainsi établie ; je devins celui qui avait de la chance. À quoi tiennent les mythes, en définitive ! Quelques additions bien faites, des raisonnements logiques coulant de source, et vous voilà bombardé chanceux. À mes yeux, être chanceux aurait été d’être capable d’écrire comme Flaubert, Chateaubriand, Hugo, Céline ou San-Antonio, c’est-à-dire d’avoir le souffle de faire une œuvre monumentale, d’enrichir ma langue, d’en inventer une, de faire vibrer le lecteur d’émotions diverses et parfois contradictoires. Remonter le temps comme un historien, découvrir le monde comme un géographe, repousser les limites de la médecine… tout plutôt que manipuler sottement des chiffres pour en faire des nombres. Même la graphie des chiffres arabes me sortait par les yeux ; rien là-dedans ne portait à rêver, ne poussait à l’enthousiasme. Seuls des cancres désespérés pouvaient s’imaginer qu’il y eut une quelconque chance à se noyer dans ces abstractions molles et sèches… si l’on veut bien me pardonner cet oxymoron.
Je pense que mon père était fier de son rejeton, d’une certaine façon, même s’il ne le montrait pas au travers de grands moments d’effusions.
Nous avions notre petite vie à deux, la plupart du temps. Sa belle famille l’avait rejeté et me regardait de loin en loin, lorsqu’elle était rattrapée par la nécessité chrétienne du partage et du pardon. Je prenais le partage lorsqu’il s’agissait d’un bon repas, d’un cadeau quelconque ; pour ce qui est du pardon, le leur ne m’intéressait guère et il ne m’est jamais venu à l’esprit de leur accorder le mien. Qu’ils aient pu me tenir responsable de la mort de maman me révulsait, qu’ils aient fait de mon père mon complice dans ce crime me dépassait. Il fallait être totalement aveugle à l’amour pour ne pas se rendre compte que la vie de papa avait cessé d’une certaine façon le jour de ma naissance. La belle aubaine : l’échange standard d’un amour infini contre une larve braillarde et gesticulante face à laquelle il n’y avait pas d’autre solution que le recours à des prises d’arts martiaux pour la maintenir le temps de changer ses couches.
Si quelqu’un aurait pu me tenir responsable du drame, c’était lui. Mais il n’était pas du clan des Baudet, il n’était mu que par l’amour et, disons-le, une certaine passivité dans l’adversité.
Voyant que j’étais excellent en mathématiques et sachant qu’à l’époque c’était l’alpha et l’oméga des études réussies, il rêvait pour moi d’un avenir de grandes écoles. S’il avait eu la moindre idée de ce dont il s’agissait, sans doute m’aurait-il vu emportant la Médaille Fields. Preuve que l’on peut déborder d’amour en même temps que de totale incompréhension. Qu’aurais-je fait d’une telle distinction, sinon devoir m’affubler de lavallières criardes pour m’assurer que l’on remarquerait bien mon insignifiance dans les couloirs de la vie.
Papa était un cadre moyen de la fonction publique territoriale. Fonctionnaire municipal. N’entrons pas dans le détail, nous nous y ennuierions autant que lui !
En dehors de ses horaires de travail, on le trouvait souvent au Café des Sports avec sa bande de copains. Oh ! il ne s’agit pas de camper un père alcoolique, ce qu’il n’était pas. Il buvait force cafés et s’accordait un ballon de blanc sec tous les trois jours. Il était là pour s’adonner à son seul vice : les courses hippiques.
Lui qui n’avait jamais mis les pieds dans des étriers ni le cul sur une selle, connaissait les chevaux et les jockeys par cœur. Une formidable mémoire lui permettait de recouper les performances des uns et des autres sur plusieurs saisons afin d’affiner ses pronostics. S’il aimait à me répéter que j’avais l’intelligence de ma mère, je pense pour ma part que ma facilité dans les mathématiques avait surtout un rapport direct avec la capacité de mémoire qu’il m’avait transmise. Mémoire des choses inutiles, certes ! mais mémoire phénoménale tout de même.
Papa gagnait régulièrement. De petites sommes. Autant dire qu’au bout du compte il ne perdait pas, c’était un jeu à somme nulle. Pour gagner aux courses, il faut voir venir le crack avant tout le monde et être le seul à le jouer gagnant dans une course bien dotée. Quant à lui, il avait le génie des petites choses et de la régularité. C’était incompatible avec les gros gains. Tous les chevaux qu’il a identifiés comme de grands champions en devenir, il ne les a pas cochés à temps sur ses grilles.
Je n’exclus pas qu’il ait agi ainsi volontairement. Il pensait – à juste titre – que nos avions une vie simple et heureuse, que nous ne manquions de rien, sinon de la présence de la femme dont nous partagions le deuil, et que trop d’argent nous aurait gâchés. C’était une pensée simple, plutôt que simpliste. « Toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles » disait Oscar Wilde. À l’évidence, mon père visait directement les étoiles et atterrissait moins haut. C’est pour cela que je l’aimais. Pour cette conception tranquille d’une vie qu’il n’avait pas choisie et dont il se contentait. Je crois que si maman avait vécu, il aurait été un autre homme. Il aurait visé Mars pour l’honneur de lui décrocher la lune, simplement parce qu’elle était le booster de la fusée qu’il était avant de se muer en pétard mouillé. Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas, ce feu de Bengale était mon feu d’artifice !
J’ai commencé à jouer en seconde, à mon entrée au lycée. Nous organisations des parties de poker dans la salle de permanence, entre deux cours. Il ne s’agissait pas de jouer de l’argent, mais nous notions les points avec sérieux et le perdant de la partie devait s’acquitter de nos consommations au Café du coin, le bien nommé.
Cette année-là, comme les suivantes, je n’ai jamais eu à régler mes cafés ou mes cocas. Certains de mes condisciples m’accusaient de tricherie, d’autres répliquaient qu’il n’y avait aucune tromperie et que j’étais la chance incarnée. Tous se trompaient. Le poker n’a rien à voir avec la chance, pas plus qu’avec un quelconque trucage des cartes – en tout cas le plus souvent et pourvu que l’on s’affronte à la régulière. Ce n’est pas non plus un jeu stratégique. Il s’agit avant tout d’avoir des nerfs solides, de ne rien montrer de ses sentiments propres tout en étant capable d’interpréter les moindres signes révélant ceux des autres. Le Poker est une sorte de séance de voyance : qu’importent les cartes, il s’agit d’entrer dans la psychologie de l’autre, de lui faire croire ce que l’on veut et de l’amener là où l’on veut pour empocher à la fin le prix de la séance.
Bon, d’accord, je concède qu’une mémoire agile et un grand sens du calcul et des statistiques aide aussi énormément. Mais cela, ça vient progressivement, lorsque l’on joue face à des adversaires plus coriaces. Au lycée, ce n’étaient que des parties de gamins qui s’amusaient pour tuer le temps en se donnant de faux airs de voyous dans un tripot.
Chaque classe organisant ses propres parties, puisqu’il était rare qu’il y ait un mélange dans les salles de permanences ; il vint un jour où quelqu’un eut l’idée d’un tournoi entre les plus forts de chaque groupe. Nous étions alors en classe de Première, l’année du Bac Français, et cela restait un affrontement amical. L’argent ne viendrait intéresser nos parties que l’année suivante, parce que nous serions majeurs et pourrions quitter l’établissement aux intercours et aller nous installer au Café du coin où la bière, les Gin-Tonic et autres Whisky-Coca remplaceraient avantageusement les cafés et diabolos-menthe.
Les filles nous suivaient, faisant cercle autour de notre table et nous encourageant. Les plus délurées se collaient à leur champion avant d’être vite repoussées dès que la partie devenait sérieuse. Il y avait désormais des jetons sur la table et il ne s’agissait plus seulement de régler les consommations pour le perdant. L’un d’entre nous tenait le compte précis de ce que chacun perdait ou gagnait. Le point n’était qu’à un centime, mais les ardoises hebdomadaires pouvaient grimper assez haut pour mettre en péril notre maigre argent de poche.
Ce fut l’époque où ma collection de Vinyles s’enrichit énormément. Ils sont encore entassés dans l’armoire, chez mon père, et lorsque je lui rends visite j’aime en mettre un sur la platine afin de me souvenir de la façon dont je l’ai gagné, contre qui. C’était le moyen que j’avais trouvé de dépenser mes gains sans attirer l’attention de papa, qui aurait probablement été choqué que je plume ainsi mes amis.
Ma réputation m’avait valu le sobriquet de Chance. Je trouvais cela idiot, mais mes copains y tenaient. Ils avaient l’impression de bénéficier eux aussi d’un peu de cette chance en étant proches de moi. J’avais beau leur expliquer que cette réputation ne tenait que du fantasme, ils n’en démordaient pas. Le ver entrait peu à peu dans le fruit, sans que j’en aie vaguement conscience. Lorsque mon meilleur ami s’exclama un jour qu’avec le nom que je portais j’étais prédestiné pour le jeu, que mon avenir était là, j’éclatais d’un rire franc qui roula quelques secondes avant de se briser net sur une pensée stupide : « Et s’il avait raison ? »
C’est dans une vieille 2 CV vert pomme que nous roulâmes le week-end suivant vers Deauville. Je ne saurais dire lequel de nous deux était le plus excité par cette excursion dans un monde inconnu. Bien sûr, pour nous, Deauville ce n’était pas la plage et ses planches, c’était le Casino où nous comptions bien faire nos premiers pas de flambeurs.
Nous n’avions pas grand-chose en poches. Il rentra lessivé et moi à peine un peu moins riche. Comme à son habitude, il avait joué inconsidérément, tandis que je m’attachais avant tout à sentir l’ambiance et observer. Tables de Poker et Black-jack, Roulette française et anglaise, Machines à sous. Ce qui me surprit d’emblée, c’était le contraste entre le côté feutré de l’endroit et son volume sonore à l’opposé. Il y avait une stridence agressive annonçant les gains les plus minables comme s’il s’était agi du jackpot, des sonneries, de klaxons, tout pour faire monter l’adrénaline et exciter le joueur afin de lui faire perdre la tête, qu’il oublie les limites qu’il s’était fixées pour se laisser porter par la passion du jeu et le désir de gagner.
J’essayais d’établir vaguement une série à partir des résultats de la roulette. Je crus y parvenir et misais le tiers de mon argent sur le rouge. Bien sûr, le noir se fit un devoir d’attirer la petite bille roulante et trébuchante d’espoirs. Je tentais ensuite un billet dans une machine au fonctionnement de laquelle je ne compris à peu près rien mais qui me permit de rattraper la moitié de ma perte précédente en trois tours de roues. Je décidais qu’il était temps de rentrer. On aurait pu croire que l’expérience m’avait vacciné, cependant c’était exactement l’inverse. Une petite voix me soufflait dans l’oreille : « Va vers ton risque, impose ta chance… » C’était un vers de René Char, je le savais. Je ne voyais pas trop le rapport. Ou bien était-ce le contraire et ne le voyais-je que trop. On ne s’appelle pas Martin Gall pour rester éloigné des lieux de jeux ; au contraire, tout nous y attire à commencer par la chance. À nous de la convoquer, de s’en saisir et de ne plus la lâcher !
Je passais mon baccalauréat sans problème et l’obtins avec une mention Très Bien qui me valut une prime de 160 euros de la part de la banque dans laquelle m’avait été ouvert un livret d’épargne. J’y vis une sorte de signe supplémentaire de la baraka qui m’était promise. Néanmoins, afin de faire plaisir à mon père, je m’inscrivis en année de Prépa. Il me voyait entrer à l’ENA, sortir major de ma promotion, intégrer l’Inspection de finances, devenir conseiller du prince ou ministre… Il rêvait. Moi, j’avais les pieds sur terre. À ma façon. Je me voulais libre, n’imaginant pas une seconde faire carrière dans un bureau à manipuler chiffres et formules. J’en avais soupé pour le reste de mes jours. Mon but était de jouer ma vie sur les tapis verts, d’y gagner autant que possible et d’en profiter pour voir du pays. Bien sûr, je ne pouvais présenter le projet tel quel à mon père. Je résolus d’agir en douce, c’est-à-dire de commencer sans rien dire jusqu’au jour où mon trésor de guerre serait suffisant pour le rassurer sur mes capacités à m’en sortir.
Le patron du Café du coin, qui m’avait observé derrière son bar durant des années, me glissa un jour à l’oreille qu’il organisait chez lui des parties privées et me proposa de me frotter à des adversaires plus matures. J’étais perplexe. Cherchait-il à me plumer pour doucher ma jeune arrogance ? Comprenant mon hésitation, il me rassura. « Tu as un potentiel énorme, ou une baraka fantastique. Les types qui viennent à ces parties se connaissent tous, ça finit par ronronner et je pense que du sang neuf fouetterait le leur. Si tu veux, je te passe la mise de départ. Si tu perds, on est quitte. Si tu gagnes, tu me rends ce que je t’ai avancé et tu gardes le reste. » Il y a des propositions qui ne se refusent pas, celle-ci en était une.
Les parties avaient lieu le samedi soir et duraient parfois jusqu’au dimanche après-midi. La chose m’arrangeait car j’avais décidé de me montrer assidu à mes études au cas où il me faudrait en rabattre sur mes prétentions.
Les deux premiers mois, je gagnais assez facilement beaucoup d’argent. Mes adversaires, quoique plus âgés que ceux auxquels je m’étais frotté jusque-là, n’étaient pas vraiment des cadors. Je le pensais avec un certain mépris. Ce fut une bonne leçon pour corriger l’arrogance qui montait en moi. Un beau dimanche de février, je me retrouvais grelottant sur le trottoir, à la fois de froid, de fièvre et de rage. Je venais de perdre une somme phénoménale qui représentait la moitié de mes gains antérieurs. Top sûr de moi, j’avais baissé la garde. On pouvait lire mes « mains » sur mon visage mieux que si mes cartes avaient été étalées à l’endroit devant moi.
Il s’ensuivit une semaine de dépression totale. La chance m’avait-elle quitté ? Comment avais-je pu être aussi stupide au point de jouer toujours plus alors que les donnes étaient aussi mauvaises ?
La chance n’était pour rien dans cette mésaventure. J’eus la présence d’esprit de comprendre que j’étais le seul fautif, ayant péché par excès de confiance en moi. La leçon était amère, c’était le mieux qu’il pouvait m’arriver.
Le week-end suivant, forts de la pâté qu’ils m’avaient mis, les participants pensaient m’avoir dompté une fois pour toutes. Je leur montrais qu’il n’en était rien et regagnant euro par euro l’ensemble de ce qu’ils m’avaient pris, avec les intérêts. L’arrogance était mon ennemie, la fierté mon amie.
Comme je l’avais fait en salle de permanence aux intercours, je jouais désormais au Poker en ligne sur des sites étrangers, la France restant frileuse sur la question pour quelques années encore. C’était une façon de faire mes gammes, mais j’aimais moins cela car j’avais besoin du contact humain. L’adrénaline était là, dans l’affrontement physique. C’est pourquoi, continuant à fréquenter les casinos, j’y passais moins de temps devant les bandits-manchots qu’aux tables. La roulette me fascinait. J’aimais ses codes et ses annonces ; je m’attachais à trouver une méthode infaillible de prédire le numéro ou la couleur qui allait sortir. J’étais là en observateur, ne risquant que rarement des mises qui étaient toujours raisonnables. Avant tout, je me voulais un observateur attentif.
Ici, le numéro un ne se disait ni « un » ni « as » mais « premier ». Il n’était pas nécessaire d’être assis à la table ; il était possible de jouer en donnant les jetons au croupier en annonçant distinctement où il devait les placer pour nous : numéros pleins, chances simples, cheval, transversale, carré ou sixain, un numéro et deux voisins… Il y avait, en haut, le zéro et ses voisins, les orphelins à droite et à gauche et, en bas, le tiers du cylindre. Quitte à tenter sa chance, le mieux était de le faire à l’européenne – roulette française ou anglaise – en se défiant de l’Américaine dont la place est prépondérante dans les jeux en lignes. Et le conseil des conseils, celui qui se répète à l’envi et que chacun veut contourner parce que l’irrationnel nous attire tous : oublier les martingales qui ne sont que des chimères !
J’avais vingt ans ou à peine plus. Mes comptes bancaires s’arrondissaient de mes gains officiels, mon matelas de gains officieux s’étoffait également. Je fréquentais aussi bien les cercles de jeux, les casinos, les parties privées clandestines que les jeux en ligne. Mon année de Prépa fut vite oubliée. J’étais devenu un joueur professionnel. Ça n’avait rien à voir avec l’image qu’en donnaient les westerns de mon enfance, cela signifiait simplement que je gagnais – bien – ma vie en jouant aux cartes et en perdant – peu – à la roulette. Mon excellente pratique de l’anglais m’ouvrit les portes d’un circuit international où je remportais quelques tournois prestigieux. La fierté de papa restait intacte à mon endroit, bien que ce qui la motivait avait évolué. De leur côté, les Baudet ruaient toujours dans les brancards devant ce que j’étais devenu. Ils me voyaient jouant aux dés au pied de la Croix. Mais il faut bien dire à quel point je me suis toujours moqué de ce que pouvaient penser ces gens-là.
Je ne sais pas si l’on peut construire toute une vie sur le jeu. Je ne me suis jamais véritablement posé la question. Me projeter dans l’avenir n’était pas ma priorité, sans doute parce que la première et seule leçon que m’avait enseignée ma mère consistait en la connaissance du côté éphémère des choses.
J’avais provoqué la chance, elle avait bien voulu me sourire. J’entends par là qu’elle m’a permis de vivre d’une passion qui est devenue mon travail. Bien sûr, ce n’est pas elle qui pousse les jetons sur le tapis, qui décide si je dois garder ma main ou prendre une autre carte, m’accorde de voir que mon adversaire a un léger tremblement de la lèvre supérieur quand il s’excite devant son jeu ; cette part-là, c’est celle de mon travail et d’un certain talent pour le faire. La chance, ce n’est rien d’autre qu’une possibilité offerte. Tu la saisis ou tu l’ignores, rien d’autre.
Certains prétendent que poser le pied gauche dans un étron serait un moyen infaillible de la convoquer. Pour ma part, je suis venu au monde en sautant à pieds joints dans une fosse septique et je puis assurer que le résultat ne fut pas à la hauteur. Si la chance était là, j’ai dû mal viser. Aucun doute !
Dès le départ, les choses se présentaient mal. Je me présentais mal… à tel point que l’obstétricien décida de pratiquer une césarienne de dernière minute. Ma mère fit une réaction foudroyante à l’anesthésie. On sauva l’enfant, qui perdit sa mère sans la connaître. On a essayé de me persuader que ce jour-là j’ai eu de la chance, cependant j’ai du mal à m’en convaincre. D’autres m’ont d’ailleurs assuré que j’avais tué ma mère et que la chance n’avait aucune part dans ma naissance. Ceux-là m’en voulaient et me tournèrent le dos, c’était la famille de ma mère.
Mon père était anéanti. Il venait de perdre la femme qu’il aimait et se retrouvait seul avec un bébé pour lequel il n’avait pas la moindre idée de la manière dont il fallait s’en occuper. Cela le poussa souvent à faire des erreurs, comme celle de m’amener trois jours après ma naissance aux obsèques de ma mère. Je braillais au point de perturber la cérémonie. Elle en perdit toute dignité aux yeux de la famille de la défunte, ce qui n’arrangea pas mes affaires déjà fortement compromises.
Maman n’étant plus là pour l’aider à choisir, il ne trouva meilleur prénom pour moi que Martin. Un nom que l’on donne plus souvent à un âne dans nos contrées. Était-ce un trait d’humour pour rappeler que ma mère était née Baudet, d’une famille bourgeoise un peu pincée et totalement désargentée ? Ça n’aurait pas manqué être drôle si son patronyme à lui n’avait été Gall. Nom, au demeurant, assez courant – d’origine bretonne et d’étymologie irlandaise signifiant « bravoure » – mais qui donnait au Martin que j’étais devenu une résonance particulière qui devait bouleverser sa vie.
Je l’affirme, on ne s’appelle pas Martin Gall sans que cela finisse par avoir quelques conséquences !
Je fus un petit garçon sensible, à la fois couvé par les mères de mes petits camarades, qui voyaient en moi l’orphelin-né, et bousculé par eux qui ne supportaient pas l’injustice de n’être pas aussi choyés que je l’étais par leurs propres mères. Quoiqu’on prétende habituellement, les enfants sont idiots et cruels ; de vrais hommes en devenir. Ceci dit, j’appartenais à leur caste et ne valais pas mieux qu’eux. Ça ne coûte rien d’être honnête et je n’ai jamais eu l’âme d’un tricheur.
J’eus une enfance sans drame autre que celui de la disparition de ma mère. Dieu, dans son infinie sagesse, son éternelle bonté, ayant dû juger que j’avais été copieusement servi dès le départ en la matière. On voudra bien excuser mon agnosticisme. Je ne me prétends même pas athée car pour refuser de placer sa foi en Dieu, il faut au moins croire inconsciemment à son existence. Mes cris aux obsèques de ma mère étaient en quelque sorte ma profession de foi définitive : « Va te faire foutre, connard ! Et ne vient plus m’emmerder. » Bien sûr, mon père était sur la même longueur d’onde après la perte de son unique amour. Et, bien sûr également, ce ne fut pas du goût de sa belle-famille qui ne nous en voulut que davantage. Les Baudet mangeaient l’hostie comme leurs congénères quadrupèdes se gavaient de son.
Je fus un élève moyen. Sérieux également. Pour tout dire : sérieusement moyen ! Je ne brillais qu’en mathématiques, ce qui s’avéra l’essentiel. Or, cette matière était la seule qui ne m’intéressait pas. J’aurais aimé être le meilleur en Français, Histoire et Géographie ; en Sciences, même. Peine perdue. Ce qui m’attirait ne rentrait pas, tandis que je jonglais sans problème avec ce qui me révulsait. Je n’avais aucun mérite à être le premier dans la matière car je ne bûchais rien, me contentant de faire mes exercices à la volée dans les couloirs juste avant le cours.
C’est à cause de cela que le mot fit son apparition dans mon univers. Tous mes condisciples me regardaient avec envie en déclarant : « Tu en as, de la chance ! » Et ma réputation fut ainsi établie ; je devins celui qui avait de la chance. À quoi tiennent les mythes, en définitive ! Quelques additions bien faites, des raisonnements logiques coulant de source, et vous voilà bombardé chanceux. À mes yeux, être chanceux aurait été d’être capable d’écrire comme Flaubert, Chateaubriand, Hugo, Céline ou San-Antonio, c’est-à-dire d’avoir le souffle de faire une œuvre monumentale, d’enrichir ma langue, d’en inventer une, de faire vibrer le lecteur d’émotions diverses et parfois contradictoires. Remonter le temps comme un historien, découvrir le monde comme un géographe, repousser les limites de la médecine… tout plutôt que manipuler sottement des chiffres pour en faire des nombres. Même la graphie des chiffres arabes me sortait par les yeux ; rien là-dedans ne portait à rêver, ne poussait à l’enthousiasme. Seuls des cancres désespérés pouvaient s’imaginer qu’il y eut une quelconque chance à se noyer dans ces abstractions molles et sèches… si l’on veut bien me pardonner cet oxymoron.
Je pense que mon père était fier de son rejeton, d’une certaine façon, même s’il ne le montrait pas au travers de grands moments d’effusions.
Nous avions notre petite vie à deux, la plupart du temps. Sa belle famille l’avait rejeté et me regardait de loin en loin, lorsqu’elle était rattrapée par la nécessité chrétienne du partage et du pardon. Je prenais le partage lorsqu’il s’agissait d’un bon repas, d’un cadeau quelconque ; pour ce qui est du pardon, le leur ne m’intéressait guère et il ne m’est jamais venu à l’esprit de leur accorder le mien. Qu’ils aient pu me tenir responsable de la mort de maman me révulsait, qu’ils aient fait de mon père mon complice dans ce crime me dépassait. Il fallait être totalement aveugle à l’amour pour ne pas se rendre compte que la vie de papa avait cessé d’une certaine façon le jour de ma naissance. La belle aubaine : l’échange standard d’un amour infini contre une larve braillarde et gesticulante face à laquelle il n’y avait pas d’autre solution que le recours à des prises d’arts martiaux pour la maintenir le temps de changer ses couches.
Si quelqu’un aurait pu me tenir responsable du drame, c’était lui. Mais il n’était pas du clan des Baudet, il n’était mu que par l’amour et, disons-le, une certaine passivité dans l’adversité.
Voyant que j’étais excellent en mathématiques et sachant qu’à l’époque c’était l’alpha et l’oméga des études réussies, il rêvait pour moi d’un avenir de grandes écoles. S’il avait eu la moindre idée de ce dont il s’agissait, sans doute m’aurait-il vu emportant la Médaille Fields. Preuve que l’on peut déborder d’amour en même temps que de totale incompréhension. Qu’aurais-je fait d’une telle distinction, sinon devoir m’affubler de lavallières criardes pour m’assurer que l’on remarquerait bien mon insignifiance dans les couloirs de la vie.
Papa était un cadre moyen de la fonction publique territoriale. Fonctionnaire municipal. N’entrons pas dans le détail, nous nous y ennuierions autant que lui !
En dehors de ses horaires de travail, on le trouvait souvent au Café des Sports avec sa bande de copains. Oh ! il ne s’agit pas de camper un père alcoolique, ce qu’il n’était pas. Il buvait force cafés et s’accordait un ballon de blanc sec tous les trois jours. Il était là pour s’adonner à son seul vice : les courses hippiques.
Lui qui n’avait jamais mis les pieds dans des étriers ni le cul sur une selle, connaissait les chevaux et les jockeys par cœur. Une formidable mémoire lui permettait de recouper les performances des uns et des autres sur plusieurs saisons afin d’affiner ses pronostics. S’il aimait à me répéter que j’avais l’intelligence de ma mère, je pense pour ma part que ma facilité dans les mathématiques avait surtout un rapport direct avec la capacité de mémoire qu’il m’avait transmise. Mémoire des choses inutiles, certes ! mais mémoire phénoménale tout de même.
Papa gagnait régulièrement. De petites sommes. Autant dire qu’au bout du compte il ne perdait pas, c’était un jeu à somme nulle. Pour gagner aux courses, il faut voir venir le crack avant tout le monde et être le seul à le jouer gagnant dans une course bien dotée. Quant à lui, il avait le génie des petites choses et de la régularité. C’était incompatible avec les gros gains. Tous les chevaux qu’il a identifiés comme de grands champions en devenir, il ne les a pas cochés à temps sur ses grilles.
Je n’exclus pas qu’il ait agi ainsi volontairement. Il pensait – à juste titre – que nos avions une vie simple et heureuse, que nous ne manquions de rien, sinon de la présence de la femme dont nous partagions le deuil, et que trop d’argent nous aurait gâchés. C’était une pensée simple, plutôt que simpliste. « Toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles » disait Oscar Wilde. À l’évidence, mon père visait directement les étoiles et atterrissait moins haut. C’est pour cela que je l’aimais. Pour cette conception tranquille d’une vie qu’il n’avait pas choisie et dont il se contentait. Je crois que si maman avait vécu, il aurait été un autre homme. Il aurait visé Mars pour l’honneur de lui décrocher la lune, simplement parce qu’elle était le booster de la fusée qu’il était avant de se muer en pétard mouillé. Toutefois, qu’on ne s’y trompe pas, ce feu de Bengale était mon feu d’artifice !
J’ai commencé à jouer en seconde, à mon entrée au lycée. Nous organisations des parties de poker dans la salle de permanence, entre deux cours. Il ne s’agissait pas de jouer de l’argent, mais nous notions les points avec sérieux et le perdant de la partie devait s’acquitter de nos consommations au Café du coin, le bien nommé.
Cette année-là, comme les suivantes, je n’ai jamais eu à régler mes cafés ou mes cocas. Certains de mes condisciples m’accusaient de tricherie, d’autres répliquaient qu’il n’y avait aucune tromperie et que j’étais la chance incarnée. Tous se trompaient. Le poker n’a rien à voir avec la chance, pas plus qu’avec un quelconque trucage des cartes – en tout cas le plus souvent et pourvu que l’on s’affronte à la régulière. Ce n’est pas non plus un jeu stratégique. Il s’agit avant tout d’avoir des nerfs solides, de ne rien montrer de ses sentiments propres tout en étant capable d’interpréter les moindres signes révélant ceux des autres. Le Poker est une sorte de séance de voyance : qu’importent les cartes, il s’agit d’entrer dans la psychologie de l’autre, de lui faire croire ce que l’on veut et de l’amener là où l’on veut pour empocher à la fin le prix de la séance.
Bon, d’accord, je concède qu’une mémoire agile et un grand sens du calcul et des statistiques aide aussi énormément. Mais cela, ça vient progressivement, lorsque l’on joue face à des adversaires plus coriaces. Au lycée, ce n’étaient que des parties de gamins qui s’amusaient pour tuer le temps en se donnant de faux airs de voyous dans un tripot.
Chaque classe organisant ses propres parties, puisqu’il était rare qu’il y ait un mélange dans les salles de permanences ; il vint un jour où quelqu’un eut l’idée d’un tournoi entre les plus forts de chaque groupe. Nous étions alors en classe de Première, l’année du Bac Français, et cela restait un affrontement amical. L’argent ne viendrait intéresser nos parties que l’année suivante, parce que nous serions majeurs et pourrions quitter l’établissement aux intercours et aller nous installer au Café du coin où la bière, les Gin-Tonic et autres Whisky-Coca remplaceraient avantageusement les cafés et diabolos-menthe.
Les filles nous suivaient, faisant cercle autour de notre table et nous encourageant. Les plus délurées se collaient à leur champion avant d’être vite repoussées dès que la partie devenait sérieuse. Il y avait désormais des jetons sur la table et il ne s’agissait plus seulement de régler les consommations pour le perdant. L’un d’entre nous tenait le compte précis de ce que chacun perdait ou gagnait. Le point n’était qu’à un centime, mais les ardoises hebdomadaires pouvaient grimper assez haut pour mettre en péril notre maigre argent de poche.
Ce fut l’époque où ma collection de Vinyles s’enrichit énormément. Ils sont encore entassés dans l’armoire, chez mon père, et lorsque je lui rends visite j’aime en mettre un sur la platine afin de me souvenir de la façon dont je l’ai gagné, contre qui. C’était le moyen que j’avais trouvé de dépenser mes gains sans attirer l’attention de papa, qui aurait probablement été choqué que je plume ainsi mes amis.
Ma réputation m’avait valu le sobriquet de Chance. Je trouvais cela idiot, mais mes copains y tenaient. Ils avaient l’impression de bénéficier eux aussi d’un peu de cette chance en étant proches de moi. J’avais beau leur expliquer que cette réputation ne tenait que du fantasme, ils n’en démordaient pas. Le ver entrait peu à peu dans le fruit, sans que j’en aie vaguement conscience. Lorsque mon meilleur ami s’exclama un jour qu’avec le nom que je portais j’étais prédestiné pour le jeu, que mon avenir était là, j’éclatais d’un rire franc qui roula quelques secondes avant de se briser net sur une pensée stupide : « Et s’il avait raison ? »
C’est dans une vieille 2 CV vert pomme que nous roulâmes le week-end suivant vers Deauville. Je ne saurais dire lequel de nous deux était le plus excité par cette excursion dans un monde inconnu. Bien sûr, pour nous, Deauville ce n’était pas la plage et ses planches, c’était le Casino où nous comptions bien faire nos premiers pas de flambeurs.
Nous n’avions pas grand-chose en poches. Il rentra lessivé et moi à peine un peu moins riche. Comme à son habitude, il avait joué inconsidérément, tandis que je m’attachais avant tout à sentir l’ambiance et observer. Tables de Poker et Black-jack, Roulette française et anglaise, Machines à sous. Ce qui me surprit d’emblée, c’était le contraste entre le côté feutré de l’endroit et son volume sonore à l’opposé. Il y avait une stridence agressive annonçant les gains les plus minables comme s’il s’était agi du jackpot, des sonneries, de klaxons, tout pour faire monter l’adrénaline et exciter le joueur afin de lui faire perdre la tête, qu’il oublie les limites qu’il s’était fixées pour se laisser porter par la passion du jeu et le désir de gagner.
J’essayais d’établir vaguement une série à partir des résultats de la roulette. Je crus y parvenir et misais le tiers de mon argent sur le rouge. Bien sûr, le noir se fit un devoir d’attirer la petite bille roulante et trébuchante d’espoirs. Je tentais ensuite un billet dans une machine au fonctionnement de laquelle je ne compris à peu près rien mais qui me permit de rattraper la moitié de ma perte précédente en trois tours de roues. Je décidais qu’il était temps de rentrer. On aurait pu croire que l’expérience m’avait vacciné, cependant c’était exactement l’inverse. Une petite voix me soufflait dans l’oreille : « Va vers ton risque, impose ta chance… » C’était un vers de René Char, je le savais. Je ne voyais pas trop le rapport. Ou bien était-ce le contraire et ne le voyais-je que trop. On ne s’appelle pas Martin Gall pour rester éloigné des lieux de jeux ; au contraire, tout nous y attire à commencer par la chance. À nous de la convoquer, de s’en saisir et de ne plus la lâcher !
Je passais mon baccalauréat sans problème et l’obtins avec une mention Très Bien qui me valut une prime de 160 euros de la part de la banque dans laquelle m’avait été ouvert un livret d’épargne. J’y vis une sorte de signe supplémentaire de la baraka qui m’était promise. Néanmoins, afin de faire plaisir à mon père, je m’inscrivis en année de Prépa. Il me voyait entrer à l’ENA, sortir major de ma promotion, intégrer l’Inspection de finances, devenir conseiller du prince ou ministre… Il rêvait. Moi, j’avais les pieds sur terre. À ma façon. Je me voulais libre, n’imaginant pas une seconde faire carrière dans un bureau à manipuler chiffres et formules. J’en avais soupé pour le reste de mes jours. Mon but était de jouer ma vie sur les tapis verts, d’y gagner autant que possible et d’en profiter pour voir du pays. Bien sûr, je ne pouvais présenter le projet tel quel à mon père. Je résolus d’agir en douce, c’est-à-dire de commencer sans rien dire jusqu’au jour où mon trésor de guerre serait suffisant pour le rassurer sur mes capacités à m’en sortir.
Le patron du Café du coin, qui m’avait observé derrière son bar durant des années, me glissa un jour à l’oreille qu’il organisait chez lui des parties privées et me proposa de me frotter à des adversaires plus matures. J’étais perplexe. Cherchait-il à me plumer pour doucher ma jeune arrogance ? Comprenant mon hésitation, il me rassura. « Tu as un potentiel énorme, ou une baraka fantastique. Les types qui viennent à ces parties se connaissent tous, ça finit par ronronner et je pense que du sang neuf fouetterait le leur. Si tu veux, je te passe la mise de départ. Si tu perds, on est quitte. Si tu gagnes, tu me rends ce que je t’ai avancé et tu gardes le reste. » Il y a des propositions qui ne se refusent pas, celle-ci en était une.
Les parties avaient lieu le samedi soir et duraient parfois jusqu’au dimanche après-midi. La chose m’arrangeait car j’avais décidé de me montrer assidu à mes études au cas où il me faudrait en rabattre sur mes prétentions.
Les deux premiers mois, je gagnais assez facilement beaucoup d’argent. Mes adversaires, quoique plus âgés que ceux auxquels je m’étais frotté jusque-là, n’étaient pas vraiment des cadors. Je le pensais avec un certain mépris. Ce fut une bonne leçon pour corriger l’arrogance qui montait en moi. Un beau dimanche de février, je me retrouvais grelottant sur le trottoir, à la fois de froid, de fièvre et de rage. Je venais de perdre une somme phénoménale qui représentait la moitié de mes gains antérieurs. Top sûr de moi, j’avais baissé la garde. On pouvait lire mes « mains » sur mon visage mieux que si mes cartes avaient été étalées à l’endroit devant moi.
Il s’ensuivit une semaine de dépression totale. La chance m’avait-elle quitté ? Comment avais-je pu être aussi stupide au point de jouer toujours plus alors que les donnes étaient aussi mauvaises ?
La chance n’était pour rien dans cette mésaventure. J’eus la présence d’esprit de comprendre que j’étais le seul fautif, ayant péché par excès de confiance en moi. La leçon était amère, c’était le mieux qu’il pouvait m’arriver.
Le week-end suivant, forts de la pâté qu’ils m’avaient mis, les participants pensaient m’avoir dompté une fois pour toutes. Je leur montrais qu’il n’en était rien et regagnant euro par euro l’ensemble de ce qu’ils m’avaient pris, avec les intérêts. L’arrogance était mon ennemie, la fierté mon amie.
Comme je l’avais fait en salle de permanence aux intercours, je jouais désormais au Poker en ligne sur des sites étrangers, la France restant frileuse sur la question pour quelques années encore. C’était une façon de faire mes gammes, mais j’aimais moins cela car j’avais besoin du contact humain. L’adrénaline était là, dans l’affrontement physique. C’est pourquoi, continuant à fréquenter les casinos, j’y passais moins de temps devant les bandits-manchots qu’aux tables. La roulette me fascinait. J’aimais ses codes et ses annonces ; je m’attachais à trouver une méthode infaillible de prédire le numéro ou la couleur qui allait sortir. J’étais là en observateur, ne risquant que rarement des mises qui étaient toujours raisonnables. Avant tout, je me voulais un observateur attentif.
Ici, le numéro un ne se disait ni « un » ni « as » mais « premier ». Il n’était pas nécessaire d’être assis à la table ; il était possible de jouer en donnant les jetons au croupier en annonçant distinctement où il devait les placer pour nous : numéros pleins, chances simples, cheval, transversale, carré ou sixain, un numéro et deux voisins… Il y avait, en haut, le zéro et ses voisins, les orphelins à droite et à gauche et, en bas, le tiers du cylindre. Quitte à tenter sa chance, le mieux était de le faire à l’européenne – roulette française ou anglaise – en se défiant de l’Américaine dont la place est prépondérante dans les jeux en lignes. Et le conseil des conseils, celui qui se répète à l’envi et que chacun veut contourner parce que l’irrationnel nous attire tous : oublier les martingales qui ne sont que des chimères !
J’avais vingt ans ou à peine plus. Mes comptes bancaires s’arrondissaient de mes gains officiels, mon matelas de gains officieux s’étoffait également. Je fréquentais aussi bien les cercles de jeux, les casinos, les parties privées clandestines que les jeux en ligne. Mon année de Prépa fut vite oubliée. J’étais devenu un joueur professionnel. Ça n’avait rien à voir avec l’image qu’en donnaient les westerns de mon enfance, cela signifiait simplement que je gagnais – bien – ma vie en jouant aux cartes et en perdant – peu – à la roulette. Mon excellente pratique de l’anglais m’ouvrit les portes d’un circuit international où je remportais quelques tournois prestigieux. La fierté de papa restait intacte à mon endroit, bien que ce qui la motivait avait évolué. De leur côté, les Baudet ruaient toujours dans les brancards devant ce que j’étais devenu. Ils me voyaient jouant aux dés au pied de la Croix. Mais il faut bien dire à quel point je me suis toujours moqué de ce que pouvaient penser ces gens-là.
Je ne sais pas si l’on peut construire toute une vie sur le jeu. Je ne me suis jamais véritablement posé la question. Me projeter dans l’avenir n’était pas ma priorité, sans doute parce que la première et seule leçon que m’avait enseignée ma mère consistait en la connaissance du côté éphémère des choses.
J’avais provoqué la chance, elle avait bien voulu me sourire. J’entends par là qu’elle m’a permis de vivre d’une passion qui est devenue mon travail. Bien sûr, ce n’est pas elle qui pousse les jetons sur le tapis, qui décide si je dois garder ma main ou prendre une autre carte, m’accorde de voir que mon adversaire a un léger tremblement de la lèvre supérieur quand il s’excite devant son jeu ; cette part-là, c’est celle de mon travail et d’un certain talent pour le faire. La chance, ce n’est rien d’autre qu’une possibilité offerte. Tu la saisis ou tu l’ignores, rien d’autre.
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