Il
veut mourir. Il n’y a pas d’autre issue. Du moins est-ce ce qu’il
croit. Il a d’ailleurs essayé de se trancher les veines avec un morceau
de verre brisé, il y a quelques semaines – au début de l’été – alors
qu’il faisait la plonge au restaurant de ses parents, de l’autre côté du
port, à deux pas de la criée aux poissons.
Sa mère était arrivée à
temps, apportant de la vaisselle sale dans le réduit où il se trouvait.
Elle avait vu le poignet gauche de son fils qui pissait le sang et dans
sa main droite le tesson où perlaient des gouttes du même liquide. Elle
s’était précipitée en criant. Il avait inventé une histoire impossible
de verre qui lui avait échappé, s’était brisé sur le rebord du bac à
plonge et dont un morceau s’était fiché dans son poignet. Il venait de
le retirer quand elle était entrée et s’apprêtait à appeler à l’aide.
Elle l’avait cru sans la moindre hésitation, non qu’elle fût stupide
mais simplement parce qu’elle était mère et qu’une mère ne peut imaginer
que son enfant puisse désirer mourir. D’autant moins lorsqu’il s’agit
d’un gamin équilibré, réussissant au collège, sportif, entouré d’amis
fidèles.
Le
garçon lui-même avait fini par croire à la fable rocambolesque de
l’accident. Le geste avait été une impulsion regrettée aussitôt
qu’accomplie, comme si la douleur de la blessure l’avait réveillé d’un
mauvais rêve. Mais, maintenant, alors que les vacances vont s’achever,
l’obsession morbide remonte au galop comme la marée au
Mont-Saint-Michel. Il sait qu’il a commis une erreur, une recherche
rapide sur Internet le lui a montré : on ne se tranche pas les veines
dans le sens horizontal, il faut le faire à la verticale sur un segment
plus long afin de rendre impossible tous travaux de suture. On trouve
sur la Toile le meilleur comme le pire, il est bien placé pour le
savoir…
Leur
médecin de famille, qui dînait ce soir-là dans le restaurant avec son
épouse, avait abandonné une sublime seiche aux poivrons et à l’ail
assaisonnée d’un infime soupçon de piment d’Espelette pour se porter au
secours de son jeune patient après avoir attrapé sa trousse médicale qui
ne quittait jamais le coffre de son véhicule.
— Tu ne t’es pas raté !
s’exclama-t-il en observant la plaie, tout en préparant le nécessaire
pour la désinfecter et poser les quelques points qui s’imposaient.
— Oui, difficile d’être aussi maladroit, éluda l’enfant.
Le médecin eut une moue désapprobatrice et se renfrogna soudain.
—
N’insulte pas mon intelligence, mon garçon ! Nous savons toi et moi
parfaitement à quoi nous en tenir… Mon plat est en train de refroidir
dans la pièce à côté, tandis que ma femme commence à bouillir ; il me
semble que j’entends déjà ses récriminations. Depuis des mois, je lui
promets de rentrer tôt pour que nous sortions et passions une soirée
tranquille ensemble ; on peut dire que c’est un fiasco, non ?
Tout en
bougonnant, il s’affairait autour de la plaie de l’enfant qui n’était
pas aussi profonde que l’aurait laissé supposer l’aspect spectaculaire
du sang qui avait coulé.
— À la vérité, je ne devrais pas m’occuper
de toi. Après avoir fait un pansement de premiers secours, j’aurais dû
appeler les pompiers ou une ambulance pour que l’on te transporte aux
urgences de l’hôpital. Et là, crois-moi, tu aurais compris ce que c’est
que d’avoir des ennuis qui te pourrissent la vie… Ils auraient suivi la
procédure, fait un signalement aux autorités compétentes ; déclenché une
avalanche de contrôles et d’enquêtes sociales pour voir si tes parents
te maltraitent, si c’est pour cela que tu as voulu te trancher les
veines ou si ce n’est pas eux qui t’ont fait cette blessure. C’est ça
que tu veux pour eux ? Tu te rends compte de la rumeur qui se
propagerait immanquablement dans la ville et de la probable perte de
clientèle qui s’ensuivrait ?
— Je n’y avais pas pensé, murmura l’enfant, tête baissée, à la fois contrit et butté.
—
C’est bien là le problème, petit imbécile, si les suicidés
réfléchissaient deux secondes, les médecins auraient moins de travaux de
couture !
Et puis le docteur s’était tu, concentré sur ses travaux
d’aiguille afin de faire la plus belle cicatrice possible, en même temps
que la moins visible. Cette application l’avait en quelque sorte
détendu, comme si les gestes professionnels l’apaisaient et lui
faisaient oublier sa colère. Une colère qui n’était pas feinte, au
demeurant. Il connaissait ce gosse depuis sa plus tendre enfance et ne
voyait pas quel genre de drame dans sa vie avait pu le conduire à une
telle extrémité.
—
Il faut que tu trouves quelqu’un à qui parler de tes problèmes, quels
qu’ils soient, ça t’aidera à passer le cap et tu seras moins seul pour
les affronter. Si tu veux, passe à mon cabinet demain. Si tu préfères
t’adresser à quelqu’un d’autre, je pourrai au moins te donner les
coordonnées de professionnels compétents en qui tu pourras avoir toute
confiance.
Puis, après avoir rangé son matériel, le médecin avait
regagné la salle du restaurant où l’enfant l’avait entendu rassurer ses
parents en les confortant dans l’idée de l’accident stupide, précisant
au passage qu’il allait falloir lui trouver un remplaçant à la plonge
pour au moins quelques jours.
Le conseil du médecin était de trouver
quelqu’un à qui parler. Ça semblait si simple, au fond. Pourtant ça ne
l’était pas car la seule personne à qui il aurait souhaité s’ouvrir
était justement celle à qui il lui était impossible de le faire.
Avec
le recul, force était de constater que l’option avancée par le médecin
était la pire des choses et que toute la catastrophe qui devait suivre
en découlait directement.
Il avait accroché son tablier au
portant, puis il était allé embrasser ses parents à qui il avait dit des
mots rassurants sur un ton qu’il pensait suffisamment insouciant. En
traversant la salle du restaurant où une quinzaine de couples étaient
encore attablés, il avait salué le médecin et son épouse, à laquelle il
avait demandé de bien vouloir lui pardonner d’avoir gâché sa soirée.
En
somme, il était redevenu le gentil garçon que tout le monde connaissait
et dont on donnait la politesse en exemple. La vie avait repris son
cours tranquille, n’était le fait que sa barque voguait inéluctablement
vers les récifs.
De retour chez lui, il se jeta sur son lit,
laissant pendre ses pieds en dehors afin de ne pas salir les draps avec
ses baskets immondes qu’il n’avait pas eu le courage de retirer. La tête
calée sur l’oreiller, il fixa le plafond intensément comme si cela
avait le pouvoir magique d’atténuer la douleur qui se réveillait à son
poignet maintenant que l’effet de la piqûre anesthésique s’estompait.
Il
tendit le bras vers le poste de radio posé sur sa table de chevet et en
tourna le bouton afin de la mettre en marche, sans se rendre compte que
c’était là son second geste suicidaire de la soirée et sans nul doute
le plus dangereux, celui qui aurait le plus de conséquences.
*
—
Il est pile vingt-deux heures et vous êtes sur Embruns FM, la radio
locale qui n’hésite pas à se mouiller pour vous ! Vous écoutez Un
frisson dans la nuit, trois heures de direct pleines de musique, cinéma
et confidences animées par David Garver, mais appelez-moi « Doc », c’est
plus court…
Le
studio avait été aménagé dans l’ancien garage de la maison. Il était
composé de deux parties séparées par une demi-cloison surmontée d’un
double vitrage épais permettant une isolation acoustique parfaite. La
pièce la plus grande était le studio proprement dit, meublé d’une table
ronde en son centre sur laquelle étaient fixés des micros et de petites
lampes de bureau diffusant un halo lumineux juste assez puissant pour
permettre à la personne installée devant de lire ses notes. Le
plafonnier était rarement allumé, non par Économie mais afin de créer
une ambiance intimiste. À côté de chaque micro se trouvait une prise sur
laquelle brancher le casque nécessaire pour avoir un « retour » sans
générer d’écho ou de Larsen. Les sièges sur roulettes étaient de
sommaires chaises de dactylo qui dataient des débuts de la station,
quand il n’y avait pas énormément d’argent et qu’ils constituaient alors
une sorte de luxe. Au mur étaient punaisées des affiches d’événements
culturels et des photographies dédicacées par les artistes plus ou moins
connus qui avaient bien voulu faire escale ici.
De
l’autre côté de la vitre, dans un espace beaucoup plus réduit – qu’ici
on surnommait « le placard à balais » – c’était la régie. Une longue
table sur laquelle étaient posés différents appareils électroniques dans
un enchevêtrement de fils électriques et de câbles de connexions que
chacun espérait ne jamais avoir à démêler. Au mur, des casiers de bois
blanc contenaient des milliers de disques vinyles ou CD qui ne servaient
plus à grand-chose car la discothèque était numérisée et en accès
instantané sur l’ordinateur de la station dont deux moniteurs assuraient
le pilotage sur la console, situés juste devant le technicien. En
l’occurrence, David Garver, dit « Doc », qui assurait seul aux manettes
la tranche nocturne.
Bien
sûr, il ne s’appelait pas plus David Garver que vous et moi, il avait
emprunté ce nom ainsi que celui de son émission et son concept au
premier film réalisé par Clint Eastwood en 1977.
La seule chose qui
fut vraie dans tout ceci était qu’il avait le droit de se faire appeler «
Doc » car son véritable métier était psychiatre. Il s’était retrouvé
dans ce studio à sa demande, en remerciement pour avoir sauvé l’épouse
du directeur de la station d’un inéluctable suicide après de nombreuses
tentatives. Il avait, pour ce fait d’armes, droit à la vénération
éternelle dudit directeur qui n’était pas davantage fait pour être veuf
que dirigeant d’entreprise.
Le
studio était dans le fond du garage ; la régie sur le devant, donnant
par une large baie vitrée sur l’étroite rue qui bordait le port de
pêche.
Avant
de créer Embruns FM au début des années quatre-vingt, quand les «
radios libres » fleurissaient, Georges Dugrain tenait un magasin
d’article de pêche et avait voulu sauter sur l’opportunité de faire de
la publicité gratuite pour son activité principale. Puis il s’était pris
au jeu au point de ne plus s’occuper que de la radio. Il avait eu la
chance de conserver sa fréquence au moment de la redistribution puis de
se positionner sur un nouveau créneau corporatiste lorsque Saint-Lys
radio avait cessé d’émettre le 16 janvier 1998 à 20 heures. Durant
cinquante ans, des générations de pêcheurs, skippers et commandants de
navires avaient été suspendues à cette fréquence sur les ondes
décamétriques dont la base était loin de toute mer, à l’intérieur des
terres à proximité de Toulouse. Embruns FM était devenu l’interface
entre le continent et l’océan, le lien de service et de proximité avec
ceux qui prenaient le large. En tout cas, c’était le projet. Quant à
savoir à quel point il était abouti, c’était une autre histoire.
—
Vous aimez le jazz ? En tout cas, moi j’adore ça. Je vous propose un
morceau de Kyle Eastwood, le fils doué du grand Clint. Souvenez-vous, il
était à ses côtés dans Honkytonk Man en 1982. Pratiquement deux heures
de pur bonheur. On est bien d’accord : Kyle ; rien à voir avec Scott qui
a encore moins de charisme qu’une moule de bouchot… Non, je déconne…
Amis conchyliculteurs, ne débarquez pas dans ce studio pour me lyncher.
Ou alors, venez avec une pleine marmite de moules à la marinière – mes
préférées –, j’offre le blanc parfait pour les accompagner ! Juste après
ce morceau, je prends le premier appel. Ne vous impatientez pas, je
reviens dans une poignée de minutes. Vas-y, Kyle, c’est à toi…
«
Doc » était surexcité. Un mélange de coke et d’alcool venant se
surajouter à un état permanent. Il se lâchait totalement le soir à
l’antenne, comme si c’était une façon de contrebalancer la retenue
nécessaire dont il devait faire preuve dans son cabinet de consultations
le reste du temps.
Il
appuya énergiquement sur la touche « Enter » du clavier disposé devant
lui afin de lancer le morceau et se recula en faisant basculer le
dossier de son fauteuil vers l’arrière. Le siège de la régie était
incontestablement le meilleur de la station.
Ayant son casque audio
sur les oreilles, il n’entendit pas la porte coulissante s’ouvrir dans
son dos. À peine prêta-t-il attention au léger courant d’air qui fit
frissonner les feuilles du « conducteur » de l’émission disposées devant
lui sur la console.
Patrick entra sur la pointe des pieds, ne
sachant pas si l’animateur était à l’antenne car son corps massif
faisait écran à la lumière rouge qui servait de témoin à l’ouverture du
micro. Après avoir refermé la baie vitrée, il fit les quelques pas
restants sans le moindre bruit et déposa un baiser léger dans le cou de «
Doc » avant de lui lécher sensuellement l’extrémité du lobe de
l’oreille droite que le casque ne recouvrait pas totalement.
À
quatorze ans, le jeune garçon en paraissait facilement deux ou trois de
plus. Il était plus grand que la plupart de ses camarades et affichait
une sûreté de soi digne de celle d’un adulte. Seuls le bermuda, le
t-shirt informe, les Converses oranges passées sans chaussettes et le
skateboard qu’il traînait en permanence avec lui établissaient ce qu’il y
avait d’enfantin en lui.
« Doc » fit pivoter son siège pour lui
faire face et Patrick lui planta un baiser sonore sur la bouche,
indiquant ainsi qu’il avait vu qu’ils n’étaient pas à l’antenne.
— Je viens à peine de commencer, je ne t’attendais pas si tôt.
—
J’avais envie d’être avec toi, répondit le garçon d’un ton mi-boudeur
mi-espiègle. On pourrait s’amuser pendant que tu fais ton émission, je
suis sûr que ça t’exciterait… ajouta-t-il en se laissant tomber sur les
genoux de son amant, puisqu’il ne faut pas craindre de nommer les
choses.
— Je travaille, là…
— Moi aussi. En tout cas si tu me laisses faire !
«
Doc » se dit que ce gamin était encore plus pervers qu’il ne l’avait
diagnostiqué. Leur relation s’avérait bien plus dangereuse qu’il ne
l’aurait pensé. Cela finirait par lui éclater à la figure telle une
bombe incendiaire qui dévasterait tout son univers. Il avait tout jeté
par-dessus les moulins pour ce petit con : le bon sens, la déontologie
professionnelle, la loi. Mais c’était si bon, du moins quand il ne
sentait pas la menace derrière les mots doux exprimés trop brutalement.
—
Ça ne se bouscule pas au standard, ce soir. Alors, en attendant que
vous veniez me raconter votre vie, je vais vous parler de la mienne,
dit-il en revenant sur les ondes. Il y a une expression québécoise qui
m’a toujours plu et qui dit « Ça parle au Diable » afin de marquer la
surprise ou un grand étonnement. L’autre jour, en me baladant sur
Internet, je suis tombé sur un groupe que je ne connaissais pas – Mes
Aïeux – et qui a sorti un album qui reprend cette expression pour titre.
Je vous propose d’en découvrir un extrait ensemble.
Il
lança le morceau et Patrick, qui s’était levé pour fureter dans la
pièce pendant qu’il parlait, vint se reposer sur ses genoux, enlaçant
son cou de ses bras frêles de gamin monté en graine. Trop maigre avec
des membres trop long et fins, en aparté « Doc » le surnommait « le
phasme ».
Contre
son ventre, il pouvait sentir l’érection de Patrick et voyait à son
sourire que celui-ci en avait parfaitement conscience. L’un et l’autre
savaient comment tout cela allait finir. Ce ne serait pas la première
fois. La baie vitrée était recouverte d’un film réfléchissant qui
empêchait de voir la pièce depuis l’extérieur.
C’est alors que le téléphone sonna. « Sauvé par le gong », pensa-t-il.
*
L’enfant
– désormais appelons-le Éric pour plus de simplicité – avait longuement
hésité à se saisir du combiné mais le désir de se confier à quelqu’un
se faisait de plus en plus pressant depuis que le toubib avait suturé
ses coupures et bandé son poignet en l’encourageant à parler de ses
problèmes.
Depuis
des mois, il avait pris l’habitude d’écouter « Doc » dans son lit avant
de s’endormir. Il ne partageait pas toujours ses goûts musicaux ni ses
blagues parfois un peu foireuses, mais il aimait les moments où les gens
appelaient pour discuter de leurs petits tracas ou grandes solitudes.
Ça ne ressemblait pas à un déballage malsain, c’était au contraire des
instants d’émotion qui pouvaient être intenses, souvent drôles.
L’animateur
avait le talent d’écouter sans interrompre et de relancer d’un mot ou
d’une phrase courte quand il sentait un « blanc » s’installer. Il
gardait en permanence une distance sérieuse qui tranchait avec les
bêtises qu’il lançait habituellement entre les disques lorsqu’aucun
appel ne venait. Les conseils qu’il susurrait au micro semblaient de bon
sens.
Cette
voix qui le rejoignait sur son oreiller au moment où il cherchait le
sommeil était devenue pour Éric comme une sorte d’amie intime à laquelle
on pouvait tout dire sans craindre un jugement trop rapide ou une
rebuffade agacée. Dans ces conditions, pourquoi ne pas prendre « Doc »
pour confident de ce mal-être qui le taraudait et qui le rendait
d’autant plus malheureux qu’il ne le comprenait pas ?
Il composa le
numéro de la station de radio d’un doigt fébrile. C’était un numéro
facile à retenir et qu’il avait mémorisé au fil du temps sans même en
avoir conscience.
— David Garver à l’appareil. Qui m’appelle ? demanda la voix qu’il connaissait bien.
Par
mesure de précaution, « Doc » ne décrochait jamais les appels en
direct, il filtrait en échangeant quelques mots avec la personne au bout
du fil pour éviter les mauvaises surprises telles qu’insultes,
plaisanteries douteuses ou respirations saccadées suffisamment
suggestives.
— Je m’appelle Éric, j’ai quatorze ans et… tout à
l’heure je me suis ouvert les veines… c’était pas un accident même si
j’ai prétendu le contraire…
La voix était juvénile et hésitante ;
calme également, ce qui rassura le psy qui prit aussitôt le pas sur
l’animateur de radio. D’un geste de la main, il repoussa Patrick qui
avait commencé à lui dégrafer sa ceinture et celui-ci s’écarta en lui
lançant un regard boudeur et courroucé.
— Attends une seconde… Éric… c’est bien ça ?
— Oui.
— Je reprends l’antenne et on continue notre conversation en direct, tu veux bien ?
— Pas de problème.
La
chanson du groupe québécois touchait à sa fin. « Doc » fit grâce à ses
auditeurs du commentaire qu’il avait préparé sur Mes Aïeux dont ce
premier album n’avait rien d’emballant au contraire du suivant et
enchaîna aussitôt avec l’appel de son auditeur.
— Nous avons avec
nous Éric, un jeune garçon de quatorze ans qui vient de me dire qu’un
peu plus tôt dans la soirée il s’est sciemment ouvert les veines… Je
crois que la première question que nous nous posons tous, avant de
connaître la cause de son geste, est de savoir s’il va bien et si on lui
a porté secours.
Converser
avec « Doc » au téléphone avait quelque chose d’irréel. Éric, qui était
un fidèle auditeur à sa façon, n’éprouvait aucune appréhension à se
confier à cette voix qui susurrait presque quotidiennement à ses
oreilles tandis qu’il écoutait la radio sous ses draps jusqu’à une heure
avancée de la nuit. Pour cela, il n’avait pas la moindre conscience du
fait que ses paroles dites en confidence étaient entendues par des
centaines, voire des milliers, d’auditeurs. Le combiné téléphonique
qu’il tenait dans la main faisait office de grille de confessionnal, il
créait l’illusion d’une intimité qui n’existait pas, d’un secret qui ne
serait ni garanti ni préservé. Se confier ainsi à « Doc » était un acte
plus désespéré encore que de s’ouvrir les veines. C’était moins
douloureux et d’autant plus dangereux.
Il
raconta tout ce qui s’était passé plus tôt dans la soirée, comment il
avait volontairement cassé le verre avec lequel il s’était entaillé le
poignet – après en avoir choisi un qui était déjà ébréché pour ne pas
nuire davantage à ses parents –, la façon dont sa mère l’avait découvert
« pissant le sang » au-dessus du bac à plonge et le mensonge rassurant
qu’il lui avait servi. Il racontait tout cela avec détachement, au point
qu’il avait l’impression que c’était irréel ou que cela ne le
concernait pas directement. Il avait sincèrement voulu mourir, n’y était
pas parvenu et en quelque sorte avait tourné la page.
— Pourquoi un
jeune garçon comme toi peut-il vouloir mourir ainsi ? demanda
l’animateur. Il est fort probable que le psychiatre aurait formulé la
question différemment et en empruntant quelques détours, mais là il
s’agissait de garder les auditeurs en haleine.
— Je ne sais plus où
j’en suis. Je ne comprends pas ce qui m’arrive et ça me fait peur,
répondit l’enfant dans un sanglot étouffé qui le replongeât au plus
profond de l’abîme dans lequel il se débattait.
Dans
la régie, Patrick tentait d’attirer l’attention de « Doc » ; il voulait
lui dire qu’il connaissait cette voix, que cet imbécile d’Éric n’avait
même pas songé à se présenter sous un autre prénom. Cette situation
excitait en lui tout ce qu’il pouvait y avoir de malsain. Rien ne lui
faisait tant plaisir que de se moquer d’autrui et de rabaisser chacun
dès qu’une occasion se présentait. Cependant « Doc » était pris dans son
dialogue avec le gamin suicidaire et ne prêtait pas attention aux
pitreries de son jeune amant ; il sentait la faille chez son
interlocuteur et tâchait de rester concentré afin de le garder en ligne
le plus longtemps possible pour l’aider à chasser les idées douloureuses
qui l’avaient déjà conduit aux portes de l’irréparable.
Il
n’était pas facile pour Éric d’exprimer une pensée aussi confuse que
celle contre laquelle il se débattait. Les mots venaient mal et il
n’était pas certain qu’ils soient les bons.
—
J’ai… J’avais ? Je ne sais plus très bien ce qu’il faut dire… Un
camarade, un ami avec qui nous étions toujours ensemble depuis les
petites classes. On faisait toujours tout tous les deux… Mais depuis le
début des vacances, je n’ai plus de nouvelles. On avait pourtant projeté
plein de trucs à faire, mais quand je l’appelle sur son portable ou lui
laisse un message sur le Net, il ne me répond pas. L’autre soir, j’ai
téléphoné chez lui et sa mère m’a répondu que justement il était sorti
pour me rejoindre et ne devrait plus tarder. Mais il n’est pas venu.
J’étais juste son alibi et il ne m’avait pas mis au courant… Je ne
comprends pas ce qui se passe, ce que j’ai pu faire ou ne pas faire pour
qu’il s’éloigne et rompe ainsi les ponts entre nous.
La voix se
brisait par instants et montait brusquement dans les aigus à d’autres.
La mue n’arrangeait rien à un mal-être déjà profond. Il sentait bien
tout ce qu’il y avait de ridicule à la fois dans ce drame et la façon
dont il l’exprimait. Il s’en ouvrit à son interlocuteur.
— Ne
t’inquiète pas, on n’est jamais ridicule quand c’est le cœur qui parle.
Il n’y a que ceux qui trouvent que ça l’est qui sont stupides.
Patrick
avait attrapé un bloc-notes sur le bureau et griffonné en hâte un
message qu’il fit passer à son amant : « Je le connais. Ce crétin est en
train de parler de moi ! » Après avoir manifesté sa surprise d’un
froncement de sourcils, « Doc » repoussa le gamin d’un geste de la main.
Il n’était pas certain de pouvoir le croire, cependant la nonchalance
que lui décrivait Éric correspondait bien au comportement habituel de
Patrick. Il y avait fort à parier que ce dernier avait servi plus d’une
fois d’alibi pour que l’autre vienne le rejoindre dans le studio pendant
ou après l’émission.
—
Il est possible que ton camarade ait rencontré une jeune fille avec
laquelle il aime passer du temps. Y a-tu pensé ? demanda-t-il en
espérant que sa voix ne trahirait pas son scepticisme.
— Ça changerait quoi ? Il peut bien flirter ; en quoi cela justifie-t-il son silence avec moi ?
Patrick
se tordait de rire au sol, tout en en profitant pour ramper vers « Doc »
afin de reprendre ses manœuvres là où il les avait laissées.
L’animateur le repoussa du pied avec un rien d’agacement. Il pressentait
un véritable drame là où son compagnon ne voyait que matières à
moqueries.
— Je sens une certaine possessivité dans tes réponses. En
tout cas un sentiment exclusif vis-à-vis de ce garçon. Est-ce qu’il
t’est venu à l’esprit qu’il puisse s’agir – au moins de ta part – d’une
histoire qui irait au-delà de la simple camaraderie ou d’une grande
amitié ?
— Quoi ? Je ne comprends pas.
— Je parle d’amour. Es-tu
amoureux de ce garçon ? As-tu envie de passer plus de temps avec lui
pour jouer à d’autres jeux, découvrir d’autres sensations ?
— Non !!! Je suis pas pédé ! S’écria Éric, sincèrement ébranlé à l’idée qu’on puisse l’interroger ainsi.
«
Doc » prit la réponse comme une insulte personnelle. Il avait trop
souffert lui-même du mépris dans son adolescence et les premières années
de sa vie d’homme pour supporter encore certains mots, les étiquettes
et les clichés qui s’y associaient.
— Quand bien même ! Si c’était le
cas et si ton camarade était dans les mêmes dispositions, ça ne serait
rien d’autre qu’une banale histoire d’amour dont on ne doit pas faire un
drame. Non ?
Éric
se mordit la lèvre supérieure, presque jusqu’au sang. Il n’arrivait pas
à expliquer à « Doc » les sentiments qui l’animaient, qui le minaient
et que lui-même ne s’expliquait pas. Il avait cru trouver du secours
auprès de l’animateur mais il se rendait compte à quel point c’était
impossible.
— Mais j’aime les filles, j’ai plein de copines. C’est
juste que c’est mon meilleur ami depuis toutes ces années et que je ne
comprends pas pourquoi il m’évite tout d’un coup, sans explication. Je
ne le comprends pas et, vous, vous ne me comprenez pas non plus. Désolé
de vous avoir dérangé, conclut-il en raccrochant.
Dégoûté
par la tournure prise par cet échange dont il avait tant attendu – même
s’il ne savait quoi au juste – Éric coupa la radio afin de ne pas
entendre la fin de l’émission et enfouit sa tête sous un oreiller. C’est
ainsi que ses parents le découvrirent en rentrant. Un peu de sang avait
suinté à travers le bandage et taché la taie, mais sa respiration
régulière les rassura.
Le
garçon ne sut jamais à quel point il avait été bien inspiré de couper
la radio. Il n’entendit pas les appels des auditeurs qui suivirent,
chacun y allant d’un avis tranché, plus ou moins aimable à son endroit.
Entre compassion et condamnation à on ne sait quelle punition divine.
«
Doc » eût la nausée. Où donc avait-on vu que les homos étaient mieux
acceptés ? Les pires commentaires étaient ceux des jeunes, filles autant
que garçon. On la croit profondément endormie, mais là bête reste
éternellement tapie dans l’ombre, prête à bondir à la moindre occasion.
Patrick
affichait un sourire sardonique. Il imaginait déjà comment torturer
Patrick, à qui il n’avait pourtant rien à reprocher, si ce n’est d’avoir
détourné « Doc » de son attention à un moment qu’il avait imaginé
porteur de délices.
— Dégage ! Tire-toi de là ! Rugit l’animateur en
lui montrant la porte vitrée. Il venait de comprendre tout ce qu’il y
avait de mauvais sous le visage angélique du gamin et en éprouvait
soudain un frisson de terreur.
— Ok. À demain soir. Même endroit, même heure… Amuse-toi bien avec tes auditeurs.
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