mardi 4 septembre 2018

Milieu ouvert

Le château…
Le nom était quelque peu pompeux pour désigner ce qui avait été la Maison de maître prétentieuse d’un vaste domaine agricole du xviiie siècle. Un corps central flanqué, à chaque extrémité, de tours carrées à partir desquelles partaient deux ailes perpendiculaires encadrant une sorte de patio qu’elles ne fermaient pas totalement.
Du domaine, il ne restait que quelques hectares qui se répartissaient, cahin-caha, entre un parc rachitique, un parking goudronné au stationnement anarchique et les bâtiments modernes, néanmoins décrépis, du reste de la polyclinique. On accédait au parking par une longue allée bordée de platanes centenaires, qui prenait sa source ou débouchait – selon le point de vue d’où l’on se plaçait – sur la Route du Cimetière. Personne n’avait songé à ce qu’il pouvait y avoir de dérangeant dans cette association brutale entre l’idée de soins médicaux et la proximité d’un cimetière !
L’allée centrale se poursuivait, sans les platanes, jusqu’au château devant lequel elle s’arrêtait net à l’aplomb d’une pelouse impeccablement entretenue, sur laquelle étaient plantés quelques rosiers et deux ou trois buis massifs taillés en boule. C’était comme une ligne de démarcation entre la clinique, à gauche, et les parkings à droite. Le parc, pour autant que le mot soit juste, se répartissait équitablement derrière les bâtiments et le parking. Il était composé de quelques bosquets étriqués, de pelouses roussies par manque de soins y compris palliatifs. Décidément, tout ceci sentait la fin de vie…
Contrairement à ce que l’on aurait pu penser de prime abord, le château n’abritait pas l’administration du lieu. C’était l’unité psychiatrique. Au centre, les bureaux des médecins et le service des admissions ; dans l’aile gauche, le « milieu ouvert » ; dans la droite le « milieu fermé ». Mêmes chambres minuscules à un lit, comportant une table, une chaise et un fauteuil. La différence tenait dans les barreaux aux fenêtres et les serrures verrouillées du « milieu fermé ». Chaque aile comportait deux étages : les femmes étaient logées au rez-de-chaussée, les hommes au premier. Quand on se trouvait du bon côté, on pouvait aller et venir à sa guise tant que l’on ne quittait pas la limite de la clinique ; quand on était enfermé de l’autre côté, il n’y avait à espérer que l’entrée de la lumière du jour à travers les vitres opaques qui ne permettaient pas de distinguer nettement la vie du dehors, comme si l’on avait cherché à rendre plus fous encore les plus atteints. Mais bien sûr la folie n’est qu’un mot creux, facile à utiliser par tous ceux qui n’ont pas la moindre idée de ce qu’il peut receler de misère humaine, de violence, de souffrance et d’abandon. Paradoxalement, si les « fous » nous effraient, l’idée de « folie » nous rassure. Nous avons vaguement besoin de ranger chacun dans une case, fut-elle vide, afin que « les vaches soient bien gardées » en quelque sorte.


Vassili avait sollicité lui-même son internement. Comme il ne présentait pas de dangerosité pour autrui, il avait été affecté au « milieu ouvert ». À vrai dire, ceci lui faisait une belle jambe car les perfusions de produits chimiques qu’on lui administrait au long de la journée l’empêchaient pratiquement de quitter son lit. Ses jours, comme ses nuits, n’étaient faits que de longues heures de sommeil à peine entrecoupées de courtes pauses pour manger sans faim, sans goût et dans un état second des plats dont il n’aurait su dire de quoi ils étaient composés, ni s’ils étaient bons ou mauvais. Le plus souvent, il ne touchait qu’à peine à son plateau-repas. Les trois repas étaient les seuls moments où il se levait et faisait quelques pas jusqu’à la table sur laquelle était posé le plateau. Il s’affalait sur la chaise et grignotait mollement dans un état second avant de regagner son lit, tirant la potence mobile à laquelle était accrochée la poche de perfusion.
Sur sa table de chevet était disposée consciencieusement une pile d’ouvrages qu’il avait prévu de lire pour passer le temps, mais depuis plus d’une semaine qu’il était là, il n’avait eu ni la force ni le courage d’en ouvrir un seul. Une vacuité léthargique totale comblait ses heures, amortissant ses heurts.
Pas de téléphone dans la chambre et on lui avait imposé de laisser son portable chez lui avant de venir. Il y avait un poste à pièces fixé sur le mur du couloir, coincé entre le bureau des infirmières et la buanderie. On le lui avait signalé à son entrée, mais il n’avait pas eu l’occasion de s’en servir. Ni l’envie ou la force.
Au fond, une seule chose lui manquait vraiment. Sa guitare. Même sans le désir d’en jouer, la présence de l’instrument l’aurait rassuré d’une certaine manière. Cependant, ce genre d’objet, au même titre que les radios ou les postes de télévision étaient proscrits. Il s’agissait d’un lieu de silence propice au repos. Le but de sa présence ici portait le nom explicite de « cure de sommeil ».
Dormir. Dormir enfin. Longuement. Pour la première fois depuis tant d’années ! Faire une nuit complète, réparatrice, sans rêve ni cauchemar ; être libéré de ses angoisses, comme de l’angoisse de n’en plus connaître…


Parmi les rituels quotidiens, il y avait la visite du Dr Lienemann. Sans doute aurait-il fallu l’appeler « professeur », mais lui donner déjà un titre de « docteur » semblait suffire à Vassili, qui pour sa part se serait bien contenté d’un simple et courtois « monsieur ».
On peut être amoureux des mots et haïr les titres quand on est un poète, parce que les mots démontrent là où les titres ne cherchent qu’à se montrer. Un mot dit tout, ou presque, d’une chose essentielle. Un titre ne dit rien de la personne et moins encore de sa personnalité. C’est avec des idées pareilles que l’on finit au placard, cependant toute la question est de savoir de quel côté du mur il faut apposer la pancarte signalant l’asile…
C’était le genre de raisonnement qu’il valait mieux taire ici, se disait-il.
Lienemann lui avait semblé être un brave type au premier abord. Il avait aimé cette silhouette longue et filiforme, le crâne dégarni ne conservant que quelques rares cheveux blancs, des yeux bleus perçants, le dynamisme de ce corps qui grimpait les marches quatre à quatre plus par habitude que par nécessité. En un mot, avant même que l’un ou l’autre en ait prononcé le moindre, il avait été sous le charme de cet homme choisi au hasard d’un annuaire, à qui il venait demander plus que de l’aide, du secours.
Pourtant le premier contact avait été d’une froideur extrême. Lorsque Vassili avait appelé pour prendre rendez-vous, alors qu’il pensait tomber sur une secrétaire, c’est le médecin lui-même qui avait décroché et répondu d’un « oui » plus cassant qu’interrogatif. Plus tard, le jeune homme aurait l’occasion de l’observer répondre au téléphone pendant leurs séances – les rares fois où il ne laissait pas le combiné décroché sur le bureau afin de neutraliser la ligne – et constaterait que cette façon abrupte de répondre était une tactique, sinon une technique, pour obliger ses interlocuteurs à se montrer le plus bref possible.
Ce « oui » qui claquait comme un avertissement correspondait parfaitement à la façon habituelle de s’exprimer du médecin, par monosyllabes. Une économie de mot impressionnante, qui montrait bien à la personne qu’il avait en face de lui que c’était à elle de parler. Lui n’était là que pour écouter. Relançant rarement lorsqu’il y avait un blanc dans le monologue, comme on le fait au poker lorsque l’on est sûr d’être tombé sur une bonne donne ou bien pour déstabiliser ses partenaires sur un coup de bluff.
Bien qu’il approchât des soixante-dix ans et en dépit d’une stature rassurante, Lienemann n’avait rien d’un bon grand-père. Du moins à l’égard de ses patients.


Depuis douze jours, dimanche compris car il était de garde ce week-end-là, Lienemann apparaissait un quart d’heure après que le petit-déjeuner ait été servi. Tenant le dossier de son patient sous le bras, il s’asseyait au bord du lit et se fendait d’un « Comment ça va, ce matin ? » en quelque sorte inexpressif. Il était permis de se demander si la réponse l’intéressait vraiment.
Vassili pensait qu’il s’agissait d’une sorte de visite protocolaire, faite par principe car le médecin était bien placé pour connaître avec exactitude l’état somnolent, indolent serait plus juste, d’un patient shooté par sa propre prescription. Cependant, lorsqu’il reçut le relevé de prestation de la Sécurité sociale à sa sortie, il eut la désagréable sensation d’avoir été berné en constatant que ces visites rapides et purement factuelles étaient toutes répertoriées sous le nom de « consultation » et payées au tarif d’un spécialiste. Il devait en concevoir une sorte de sentiment de trahison. Décidément, la psychanalyse est une escroquerie à grande échelle ! en conclurait-il amèrement.
À la question de savoir comment il allait, il répondait chaque matin d’un vague haussement d’épaules. Non par refus de collaborer, mais parce qu’il n’en avait sincèrement pas la moindre idée. Si son corps était présent, attablé devant le plateau du petit-déjeuner tandis que le médecin se tenait dans son dos, assis au pied du lit, son esprit était ailleurs. Il « battait la campagne » pour reprendre une expression désuète qu’il trouvait poétique, c’est-à-dire imagée en même temps que précise.
Il aurait sans doute été honnête de dire que tout allait bien, puisqu’il avait enfin trouvé ce qu’il cherchait. L’oubli. Le repos. La déconnexion totale. Cependant, la chimie qui coulait goutte à goutte dans ses veines avait pour effet de lui ôter jusqu’à la conscience de ce bien-être espéré.

* 

C’est la pleine conscience d’être parvenu à un point de rupture qui avait poussé le jeune homme à chercher un psychanalyste dans les pages jaunes de l’annuaire téléphonique. Il aurait pu tenter de prendre conseil auprès de son médecin traitant ou de ses amis sur le choix d’un praticien, mais un sentiment d’urgence l’avait emporté.
Si le « oui » cassant de Lienemann l’avait cueilli et sonné tel un coup de poing au foie, il avait instinctivement passé outre et trouvé la force de prononcer la phrase qui lui trottait dans la tête depuis des jours : « J’ai besoin d’aide, sinon je vais me foutre en l’air. » Le ton avait dû être convaincant car son interlocuteur lui avait proposé de passer le voir en début d’après-midi, juste avant le début de ses consultations.
Vassili était arrivé largement en avance à ce rendez-vous. Il avait gravi lentement les marches de l’escalier monumental en se tenant à la rampe de fer forgé, comme s’il traînait un poids prêt à le tirer en arrière et le faire basculer. Puis il s’était retrouvé sur un palier qui distribuait deux appartements. Lourdes portes de chêne à double battant. Une sonnette de bakélite ronde et blanche, désuète, d’un autre temps, était fixée au mur près de celle qui faisait face à la volée de marche montant aux étages supérieurs. Sur la porte, une carte de visite professionnelle était là pour indiquer qu’il s’agissait bien du cabinet du Dr Lienemann, avec ses titres de psychiatre, sexologue, professeur à la faculté de médecine, etc. On dirait le CV d’un jeune qui cherche à étoffer une expérience qu’il n’a pas pour en mettre plein la vue à un futur employeur ! se dit-il, l’humour étant sa dernière arme contre l’angoisse. Cependant il découvrirait très vite que le médecin n’en avait aucun et lui dirait que depuis Lacan les jeux de mots le hérissaient.
Il avait attendu près d’une heure, tantôt arpentant le palier, tantôt assis sur les marches montantes, jetant un regard vers le bas de l’escalier à travers les barreaux de fer de la rampe. Me voici déjà interné, scrutant l’arrivée d’un quelconque sauveur à travers les lourds barreaux qui me retiennent prisonnier.
Puis Lienemann était apparu, venant manifestement de l’hôpital dont il n’avait pas retiré la blouse blanche sur la poche pectorale de laquelle figuraient le logo bleu du C.H.U. ainsi que son nom, précédé de son titre de professeur. Vassili avait été immédiatement sous le charme de cette longue silhouette énergique démentant la couronne de cheveux blancs qui accusait un âge certain. Il avait imaginé qu’il aurait affaire à un petit homme bedonnant, du genre à somnoler ou carrément dormir pendant que son patient déballe sa petite vie.
L’arrivant l’avait salué et introduit dans la salle d’attente qui n’était autre que le vaste vestibule dans lequel quatre portes distribuaient les accès à un appartement qui devait bien occuper la moitié, sinon la totalité, de l’étage, l’autre porte palière devenant l’accès à la partie privée. Vaste immeuble bourgeois du centre-ville. Intérieur vieillot, tapisseries et moquettes usées montrant que l’entretient n’était plus à la portée du propriétaire ou que celui-ci avait d’autres priorités.
Vassili s’était assis sur une banquette de bois recouverte d’un coussin grège amortissant à peine la rudesse du siège. Au mur, trois sous-verre contenaient des sanguines représentant des femmes plus ou moins dénudées dans des poses académiques qui n’avaient rien de lascives. La banquette était coincée entre deux hautes fenêtres munies de rideaux blancs sentant la poussière et virant au gris. Je devrais fuir d’ici et pourtant cette atmosphère me rappelle tant de choses qu’elle en devient rassurante.
Après deux ou trois minutes d’attente, le médecin l’avait fait entrer dans son cabinet par une porte à deux battants, doublée d’une seconde matelassée de cuir brun garantissant une certaine isolation sonore afin que les autres patients ne puissent rien entendre des consultations en cours depuis la salle d’attente.
L’endroit était meublé assez sommairement de deux fauteuils de cuir défoncés faisant face à un bureau marqueté derrière lequel Lienemann s’assit dans un fauteuil moderne à haut dossier. Derrière le patient une cheminée de marbre supportait une pendule de style napoléonien, en face de lui, derrière le médecin, trois classeurs métalliques gris contenaient les dossiers des patients à côté d’une porte étroite donnant probablement sur le couloir de l’appartement.
Il enregistrait tous ces détails pour se donner une contenance, retarder le moment où il lui faudrait prendre la parole. Pour dire quoi, au fond ? Et par où commencer ?


— Que puis-je pour vous, jeune homme ? interrogea Lienemann.
— Je ne sais pas, répondit Vassili.
Son interlocuteur avait levé un sourcil interrogatif et poursuivi avec une sorte de sourire pincé.
— C’est pourtant vous qui avez sollicité cette entrevue, avec une certaine insistance sur son caractère urgent…
S’il croit que c’est facile de dire ces choses à un inconnu ! Déjà que je ne suis pas du genre bavard…
Il y avait eu un long silence. Le médecin l’observait, sans marquer le moindre agacement. Bien sûr, il avait l’habitude du silence de ses patients et savait que ceux-ci finissent toujours par parler, ne serait-ce que quelques secondes avant la fin de la séance.
Comme il s’agissait d’un rendez-vous rapide entre deux patients, il décida de tenter une nouvelle fois de lancer la conversation.
— Ce qui est certain, c’est que si vous ne voulez pas parler je ne pourrais rien pour vous… Au téléphone, vous avez évoqué des idées morbides et une peur de passer à l’acte rapidement. Essayez de m’en dire davantage.
Vassili avait ouvert la bouche à plusieurs reprises, comme pour parler ou avaler de grandes bouffées d’air avant de se Jeter à l’eau. Mais rien ne venait… Qu’est-ce qui ne va pas ? Tout et rien de précis. Une grande lassitude en tout cas, devant la simple idée de vivre et de devoir affronter quotidiennement mes contemporains. Est-ce que je peux le lui dire comme ça ? Est-ce que quelqu’un peut le comprendre ?
Et puis, il s’était mis à parler. Avait raconté comment deux jours plus tôt, alors qu’il se trouvait chez Alan, son meilleur ami, avec lequel il travaillait à des arrangements musicaux pour une chanson que devait interpréter Lydia, qui était présente également, dans une ambiance bon enfant et rigolarde, il s’était approché de la fenêtre ouverte pour regarder les toits de la ville à hauteur d’yeux… Cela avait duré quelques secondes à peine. Le soleil qui chauffait les tuiles rouges des toitures accrochait également des vasistas qui semblaient lui renvoyer des rayons de feu. L’air était un peu lourd, le ciel sans oiseaux… Il enregistrait les détails presque inconsciemment. Il y avait dans cette observation simple un moment de beauté idéal. Et puis, il avait regardé la rue déserte, quatre étages plus bas, alors la pulsion était apparue, impérative, urgente. Celle de se jeter dans le vide. Il avait posé ses deux mains sur le garde-corps – un simple barreau scellé dans la pierre de l’encadrement – s’était arc-bouté dans un mouvement qui pouvait aussi bien être le début d’un saut dans le vide que la retenue de ce geste fou. Soudain il avait pris peur. Non pas de la mort, qu’il souhaitait profondément, mais de la dislocation. De l’image qui s’était imposée à lui de ce corps éclaté sur le trottoir, du sang répandu… Il avait le souci de l’intégrité, celle du corps autant que celle de l’âme. À caractère entier, il faut une enveloppe intacte !
— Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu des pulsions suicidaires. Jusqu’à présent, je les ai maîtrisées mais je ne suis pas convaincu d’y arriver encore longtemps.
— Vous tenez donc à la vie, c’est plutôt une bonne chose.
— Détrompez-vous ! Je sais exactement ce qui me retient au bord du vide, qui arrête mon doigt sur la détente une fois le revolver dans la bouche, qui suspend ma main lorsqu’elle se tend vers le robinet du gaz… C’est simplement la volonté morbide de savoir jusqu’où descendre plus bas dans le désespoir. Certains se demandent s’il existe un Dieu, moi je me pose la question de savoir s’il y a un fond au-delà duquel on ne peut plus creuser.


Le plus difficile avait été de commencer à parler. Une fois sorti le premier mot, tout le reste était venu à un rythme soutenu, exalté. Les choses remontaient sans ordre, sa pensée faisait parfois des embardées monstrueuses avant de revenir au fil qu’il tentait de suivre. Face à lui, Lienemann écoutait avec sérieux, prenait des notes sur une fiche, le visage inexpressif, les yeux perçants en même temps qu’insondables.
Le jeune homme avait parlé de sa passion pour la poésie, celle qu’il lisait comme celle qu’il écrivait, des chansons qu’il composait mais n’interprétait pas parce qu’il ne supportait pas le son de sa voix qui ne correspondait pas à celle qu’il entendait en lui-même lorsqu’il parlait. Il avait raconté l’influence de ses grands-parents qui avaient fui devant les bolcheviks en emportant avec eux, au fond du cœur, la Sainte Russie. De leurs rêves d’une contre-révolution qui aurait permis leur retour.
— Mais ne cherchez pas une explication à mon mal-être dans une quelconque âme russe. Je suis né en France, comme mes parents. De russe, je n’ai que mon prénom et son diminutif que plus personne n’utilise depuis que babouchka Natacha Ivanovna est morte. Vassia, c’était ainsi qu’elle me nommait. C’est elle qui avait imposé mon prénom à mes parents. Vassili, la forme russe de Basile, dont la signification immodeste est « monarque ». Je suis un roi sans royaume, ça me fait une belle jambe.
Même dans l’exil, en ayant perdu le peu qu’ils avaient, mes grands-parents étaient heureux. Ils avaient un idéal dont ils n’ont jamais pris conscience qu’il était parti en miettes avec la Révolution d’octobre. Jusqu’au bout ils ont cru à une revanche possible. Un espoir fou, mais un espoir qui les portait. Moi, je suis sans espoir. Mes réussites sont plus douloureuses encore que mes échecs.
— Ce que je ressens en ce moment n’a rien à voir avec un spleen, du blues, une déprime. Ces trois choses, je les connais bien et je sais les gérer au fil du temps. Là, c’est beaucoup plus profond et je ne parviens pas à remonter la pente. Je sens que je m’enfonce de jour en jour. Je ne dors plus, je passe mes nuits bloqué devant la télévision à regarder en boucle une série pour ados que j’enregistre dans la journée et les petits drames de ces gosses Australiens me tirent des larmes imbéciles. Si j’étais un vrai Russe, c’est sur moi que je m’apitoierais !


Une sonnerie stridente avait retenti. Lienemann s’était levé et était allé ouvrir à grand pas. Vassili l’avait entendu chuchoter à l’arrivant qu’il avait une urgence et aurait un certain retard dans sa consultation, puis il était revenu prendre place derrière le bureau après avoir refermé soigneusement les deux portes de communication.
De sa place, le médecin dominait son patient. Les deux fauteuils défoncés semblaient avoir pour fonction de mettre ce dernier en état d’infériorité, presque de soumission.
La consultation qui avait été accordée pour être une brève prise de contact dura en fait près de quatre-vingt-dix minutes. Le médecin hésitait à laisser partir le jeune homme dont il sentait bien qu’il pourrait se jeter sous le premier autobus en sortant. Puis, le débit de son récit s’apaisant peu à peu, il lui avait proposé de prendre un calmant lorsque ses bouffées d’angoisses reviendraient, en attendant qu’on lui trouve une place à la clinique où on pourrait le prendre en charge de façon plus concrète. L’urgence était de retrouver le sommeil.


* 

Au bout de quinze jours, les doses de médicaments avaient été réduites, lui laissant de plus grandes plages de lucidité et d’autonomie.
Lienemann s’attardait davantage lors de ses visites matinales, l’engageant à exprimer ce qu’il ressentait, la façon dont s’était déroulée sa nuit.
Vassili parlait poésie, il noyait le poisson et ne divulguait qu’avec réticence le minimum de ses pensées intimes. Il avait néanmoins consenti à parler longuement de la plaquette de poèmes qu’il avait publiée à compte d’auteur et qui ne se vendait pas si mal, si l’on songe à quel point la poésie n’est pas la préoccupation première des lecteurs contemporains. Il s’agissait d’un ensemble de portrait de vieillards cacochymes qui avaient hanté son enfance, de vieux aristocrates Russes, mourants, qui rêvaient encore de coup d’État pour rétablir l’ancien régime dans un pays où tout avait été orchestré pour le faire oublier. Les comtes défaits de mon enfance était le titre de la plaquette. Il l’avait dédiée à sa grand-mère maternelle, Natalia Ivanovna, la plus fervente et sans doute aussi la plus fêlées d’entre eux, parce que sa nostalgie l’avait touché au plus profond.
Il avait évoqué ses compositions musicales, la légèreté qu’il souhaitait mettre dans ses mélodies et ses couplets de chanson parce qu’en trois minutes il s’agit de faire rêver l’auditoire, alors que ses poèmes étaient plus sérieux, plus tristes, appelaient à une réflexion du lecteur. Le mode d’expression est un facteur essentiel du message, c’est lui qui le porte et en assure la bonne réception. En tout cas, c’est ainsi que les choses devraient être.


Vassili sortait de sa chambre, arpentait le couloir, allait s’installer dans la salle de repos qui se trouvait à l’extrémité et dans laquelle étaient disposés des fauteuils confortables, une table basse jonchée de revues antédiluviennes comme on en trouve dans toutes les antichambres de médecins.
Celle-ci n’était guère fréquentée. Il y retrouvait parfois Nicolas, un type de son âge, un peu bizarre. Il se disait artiste peintre, discourait longuement sur sa technique et ses « performances ». Lienemann lui avait conseillé de se méfier de lui, il s’agissait d’un junkie habitué de l’établissement pour des cures de désintoxication à répétition. Mais la drogue ne l’avait jamais tenté. Il souhaitait garder sa pleine lucidité afin de vivre totalement le drame de sa vie, d’en savourer chaque seconde insupportable. En guise de paradis artificiels, la poésie faisait parfaitement l’affaire. N’était-ce pas un autre monde, une dimension parallèle ?


Malgré les encouragements du médecin, le jeune homme ne souhaitait pas franchir la porte palière, descendre l’escalier afin d’aller se promener dans le parc. Il était ici parce qu’il avait voulu se couper du monde et il ne se sentait pas prêt à l’affronter de nouveau. Pas encore, en tout cas. Pourtant, il avait pleine conscience de ce qu’il lui faudrait prochainement franchir le pas. D’autres patients attendaient sa place, comme lui l’avait attendue quelques jours, des jours qui lui avaient semblé une éternité.
Ses bras n’étaient pas loin de ressembler à ceux de Nicolas. Les infirmières avaient le plus grand mal à le piquer et la saignée de son bras gauche était constellée de marques d’aiguilles. Il souriait intérieurement en imaginant qu’il aurait toutes les peines du monde à se justifier s’il était pris dans un contrôle de police.


Les longues heures passées à dormir lui avaient fait le plus grand bien ; il s’était laissé couler sans résistance. Cependant, revenir à la surface n’était pas une évidence. Son esprit restait flottant, sa bouche était pâteuse et réclamait une hydratation permanente. Linemann l’avait prévenu qu’il lui faudrait boire des litres et des litres d’eau afin d’expulser les molécules de médicaments.
Quand il sortirait, d’ici une semaine et demie, ce serait le moment d’entamer une psychothérapie de longue haleine. Je ne suis pas au bout de mes peines, si tant est qu’il y ait un autre bout, une autre issue que celle que j’ai refusée et qui m’a conduit ici.
Il se demandait si cette cure de sommeil avait été la bonne solution. Il lui semblait que cela n’avait été qu’une fuite, une parenthèse sans doute confortable mais qui ne réglait rien sur le fond. Le diagnostic était simple : « troubles maniaco-dépressifs. » Rien de grave, au fond, juste un coup à prendre pour gérer la situation, les changements de saisons…
Vassili savait bien qu’il allait lui falloir vivre ainsi jusqu’à la fin, avec des hauts et des bas, des moments d’euphorie et d’autres de déprime passagère, à moins qu’une grosse dépression ne vienne à nouveau tout chambouler comme cela venait de se produire. Il n’y avait plus qu’à espérer qu’un long travail d’analyse lui permettrait de passer outre et – qui sait ? – d’aimer ou au moins de supporter la vie. Seul l’avenir apporterait la réponse à cette question.


* 

Vingt ans plus tard…
Vassili ne dort toujours pas la nuit, ou si peu. Les magnétoscopes ont quasiment disparu, mais il y a désormais la télévision en Replay et des plateformes comme Netflix pour se gaver de feuilletons larmoyants. Plus personne ne se souvient de Hartley qui était plein de cœurs à vif tout au long de ses 210 épisodes, ni de Bogdan Drazic et de son piercing à l’œil, de Katerina, Rayan ou Bolton. Désormais, il regarde en boucle 13 Reasons Why – l’histoire d’un autre lycée du bout du monde, celle du suicide d’Hannah Baker et de la culpabilité des innocents confrontée au sentiment d’innocence des coupables – House of Cards, Peaky Blinders ou Occupied.
Le Pr Lienemann est probablement mort. En tout cas il n’exerce plus. Aucune aide à attendre de ce côté-là, pas davantage d’envie de chercher un autre thérapeute. L’idée même de devoir recommencer à raconter mon histoire, qui est sans intérêt, à un inconnu pour en attendre un quelconque salut m’est insupportable.
Les cures de sommeil n’ont plus la cote, bien que les Français soient champions du monde en matière de consommation de tranquillisants, antidépresseurs et neuroleptiques de toutes sortes.
Une seule chose a vraiment changé dans sa vie, a vraiment changé sa vie, c’est la découverte de l’amour. Il n’est plus seul. Comment passer à l’acte en laissant l’autre, qui n’y est pour rien, derrière moi avec des remords imbéciles ?
Lors d’une des nombreuses séances de thérapie avec Lienemann, qui ont duré cinq ans dont trois à un rythme soutenu et deux complètement distendus, celui-ci lui avait dit : « Au fond, tu n’es pas fait pour le bonheur. » Cela n’avait rien de méchant, ce n’était qu’un constat. Vassili avait tout de suite su, au fond de lui, qu’il était juste. Cependant, qu’est-ce que c’est que le bonheur ? Jacques Prévert disait qu’on le reconnaît « au bruit qu’il fait quand il s’en va » ; mais si l’on n’entend pas ce bruit, cela signifie-t-il qu’il est encore là ou qu’il n’est jamais venu ?
La seule vérité est que la vie est elle aussi un milieu ouvert, il suffit de vouloir franchir le seuil pour profiter de notre liberté, ou de rester terré dans la chambre capitonnée en refusant d’affronter nos angoisses. Ceci, Lienemann aurait aussi pu le lui dire s’il n’avait déjà que trop parlé.

Toulouse,
du 20 août au 3 septembre 2018

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