Pour Katia, lectrice patiente et indulgente.
Les
gyrophares bleus avaient progressivement remplacé la lueur naturelle du
petit matin. Cela avait commencé par l’arrivée de l’ambulance du Samu,
puis celle de la voiture de police suivie un quart d’heure plus tard
d’un véhicule banalisé. Une routine pour ces professionnels qui
entraient et sortaient de la villa du bout de la rue, visiblement
affairés.
Au fil des heures, d’autres véhicules de police interviendraient, notamment ceux de la Scientifique et même une fois le corps sorti de la maison, emporté pour l’autopsie réglementaire, le ballet des uniformes continuerait. Il y aurait le temps de la perquisition, quelques cartons et sacs-poubelles que l’on emporterait.
Ce que les curieux remarqueraient avant tout, c’était le silence relatif qui entourerait ces longues heures. Les flics ne s’interpellaient pas, ils parlaient à voix basse, chuchotaient presque sans que l’on sache si c’était par une sorte de respect pour la morte ou afin d’assurer le maximum de discrétion pour ne pas nuire à l’enquête.
Un cordon de rubalise jaune interdisait l’accès au trottoir devant la villa, protégeant les allées et venues des policiers entre la maison et leurs véhicules.
L’atmosphère était assez similaire à celle d’une série policière, mais tout était plus long. Pas de plans de coupe pour assurer le rythme. Cela créait une sorte de tension supplémentaire chez ceux qui observaient maintenant ce manège qui leur semblait irréel.
Un drame dans leur rue si tranquille, qui l’aurait cru ? Et de quel drame s’agissait-il, pour commencer ? On avait d’abord cru à un cambriolage, bien que l’ambulance du Samu ne cadrât pas. Puis quand le corps avait été sorti dans un sac il avait fallu déduire qu’il y avait un mort et puisque la police sortait le grand jeu ce devait être un meurtre. On avait alors supputé sur l’identité de la victime. Était-ce la mère ou le fils ? L’un avait-il tué l’autre ou bien était-ce l’aboutissement d’un cambriolage — on y revenait — qui avait mal tourné ? D’autres envisagèrent l’hypothèse d’un suicide comme il y en avait eu un plus bas dans la rue, trente ans plus tôt. Une femme seule qui avait avalé des cachets au cœur de l’été, quand tout le voisinage était en vacances, et que l’on avait retrouvée à la rentrée, alerté par l’odeur insoutenable qui venait de chez elle.
*
Brice était prostré dans un coin du canapé en cuir usé du minuscule salon d’attente. Il pouvait entendre l’agitation de la police derrière la porte qui restait entrebâillée juste ce qu’il fallait pour que, de temps en temps, on puisse jeter un œil sur lui, s’assurer qu’il n’avait pas profité de la confusion qui régnait dans la maison pour s’éclipser.
La maison était une « toulousaine », étroite en façade et s’étirant en longueur, les pièces étant distribuées par un couloir nu où il était difficile de se croiser. Au rez-de-chaussée, la pièce de devant avait été séparée en trois par deux fines cloisons ; la plus grande partie servait de cabinet professionnel et bénéficiait de la lumière du jour grâce à une haute fenêtre, une autre partie constituait le salon d’attente et n’était éclairée que par deux lampadaires chromés, — tige courbe supportant un demi-globe diffusant une lumière laiteuse — rescapés des années soixante-dix ; entre les deux, un minuscule espace avait été aménagé en toilettes pour la patientèle.
Ensuite venait une grande cuisine qui était en même temps « pièce à vivre ». Elle donnait sur le jardin, lui-même étroit et long. L’ensemble était « traversant », s’étendant entre deux rues parallèles. L’étage était composé de deux chambres et d’une salle de bains comportant elle aussi un W.-C.
Sur le côté droit, la maison mitoyenne avait été rasée et l’espace ainsi dégagé avait permis de créer une petite cour suivie d’un apprenti servant de garage. Là se trouvait également une niche flambant neuve après tant d’années, que le chien de la maison avait toujours dédaignée au profit de la douceur du foyer de ses maîtres. Brutus, le bien mal nommé, était une bonne pâte de golden retriever. Il se trouvait actuellement couché aux pieds de Brice, lui jetant des regards inquiets et peinés. Comme une éponge, il absorbait les sentiments de ses maîtres et adaptait son comportement à cet indicateur infaillible. Le poids des ans, bientôt quatorze, et l’embonpoint l’avaient rendu plus lent dans ses déplacements mais il concentrait tout ce qui lui restait de forces afin de transmettre son amour et sa confiance indéfectibles à l’endroit de ceux qui l’avaient choyé tout au long de ces années. Brice restait son idole, même s’il avait moins de temps à lui consacrer maintenant qu’il jouissait d’une plus grande indépendance.
*
Brice était abasourdi. Depuis combien de temps avait-il découvert sa mère inanimée ? L’idée ne lui venait pas de regarder sa montre. Bien qu’il eût cette expression en horreur pour ne jamais l’avoir comprise, il lui semblait que le ciel lui était tombé sur la tête. Cela lui rappelait les albums d’Astérix de son enfance et lui renvoyait le grotesque de ses réflexions : sa mère gisait, morte, dans la cuisine et il pensait à cette stupide bande dessinée ! Quel fils était-il ?
Il l’avait découverte en rentrant à l’aurore. La lumière dans la cuisine l’avait intrigué. Il avait cru qu’elle avait passé la nuit debout, attendant son retour pour lui faire une scène. Les habituels reproches d’une mère à son fils : la nécessité d’une vie saine uniquement orientée sur la réussite de ses études ; ses sorties fréquentes et trop « arrosées »… Autant de sujets qui l’agaçaient parce qu’il savait au fond de lui qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Mais quoi, si l’on ne s’amuse pas à vingt ans, à quel moment espérer le faire ensuite ? Jeanne approchait de la retraite, elle était pleine de projets de voyages, de sorties entre copines et autres fariboles, mais cela ne se ferait pas. Elle était morte. Dans ces conditions, qui pouvait encore valablement plaider pour différer le bon temps ?
Il l’avait trouvée allongée sur les tomettes de la cuisine, sans blessure apparente, même à l’arrière de la tête comme si elle était tombée au ralenti ainsi que le font les très jeunes enfants qui sortent indemnes des chutes les plus improbables. Brutus était allongé contre elle, sa tête reposant sur son sein droit, il lui donnait des petits coups de langue sur le visage en gémissant faiblement.
Bien qu’il ait compris la situation au premier regard, il s’était agenouillé auprès d’elle, avait passé une main sous sa tête, une autre dans son dos et tenté de la soulever ainsi que l’on prend un enfant dans nos bras pour le porter jusqu’à son lit. Il l’avait appelée doucement, ce qui était paradoxal puisqu’il cherchait effectivement à la réveiller. Cependant, il savait que cette tentative était vaine, que plus jamais ces yeux-là ne s’ouvriraient.
Elle avait les traits apaisés. La mort l’avait surprise si soudainement qu’elle n’avait eu le temps ni de souffrir ni d’avoir peur. C’est en tout cas le sentiment qu’il avait eu à ce moment-là. Il y avait indéniablement quelque chose d’extrêmement serein dans cet instant particulier où le vif — lui — saisissait la mort — elle -, c’était une sorte de première rencontre entre eux, en somme.
Cette sérénité allait être mise à mal définitivement par le simple fait d’appeler les secours. Tout allait s’enchaîner très vite, ensuite, et il serait emporté par un maelström implacable. Son tort, sans doute, avait été d’appeler le Samu plutôt que leur médecin de famille, mais à pareille heure quel médecin de ville répond-il au téléphone et se déplace-t-il à domicile ?
Il avait donc appelé le 15 et expliqué le plus calmement possible qu’il venait de découvrir sa mère inanimée sur le carrelage de la cuisine. Elle était probablement morte mais il n’en était pas tout à fait certain car dans sa panique il ne parvenait pas à prendre son pouls.
Il avait indiqué son adresse et dans les dix minutes suivantes un véhicule de réanimation était là. Le médecin avait immédiatement constaté le décès et prévenu la police. C’était le protocole en vigueur en cas de mort subite et a priori inexplicable chez une personne de moins de soixante ans.
En attendant la police, l’équipe médicale avait écarté Brutus et s’était enquise d’éventuels besoins de Brice. Le ton était feutré, professionnel et pour ainsi dire « impersonnel ». C’était un peu choquant, bien que le jeune homme soit parfaitement à même de comprendre la nécessité pour les soignants d’ériger une sorte de barrière émotionnelle entre eux et ceux qu’ils rencontraient sans cesse dans des situations douloureuses.
Trois policiers en tenue étaient arrivés à la rescousse et avaient tenu conciliabule avec le médecin. La cause du décès ne semblait pas évidente à première vue. La morte, au dire de son fils, ne souffrait d’aucune maladie particulière, non plus que d’un quelconque problème cardiaque. Il n’y avait pas de traces de contusions et le seul élément notable était la marque d’une injection récente au niveau du bras gauche. Dans l’état actuel de leurs constatations, rien ne permettait donc d’indiquer avec certitude la cause de la mort sur le certificat de décès. Les Bleus contactèrent le commissariat par radio et l’on attendit l’arrivée d’enquêteurs plus compétents.
L’équipe médicale rédigea un rapport d’intervention et chacun laissa ses coordonnées pour la suite éventuelle de la procédure.
On pria Brice d’évacuer la cuisine et de se tenir à disposition des enquêteurs dans la salle d’attente. Tandis que l’un des officiers gardait le corps et commençait à prendre des notes pour son propre rapport, les deux autres firent un rapide tour de la maison, à la recherche d’un éventuel indice permettant d’expliquer ce décès subit. Ils ne trouvèrent rien de particulier. Le fouillis dans le cabinet de consultation était celui d’une infirmière libérale sans cesse en mouvement, qui entassait la paperasserie administrative sur son bureau afin de la traiter tranquillement durant le week-end. L’armoire pharmaceutique était fermée à clefs et tout semblait en ordre de ce côté-là.
*
Ils étaient deux, habillés en civil. L’un de façon plus décontractée que l’autre qui était manifestement le plus gradé.
— Capitaine George Phlâm, se présenta ce dernier, un petit gros d’origine asiatique, et voici le lieutenant Ndiaye, ajouta-t-il en désignant le grand black décontracté.
Il scruta le jeune homme, satisfait que celui-ci n’ait pas eu le moindre sourire en l’entendant prononcer son grade et son nom. Trop jeune pour avoir connu le dessin animé des années quatre-vingt, sans doute. Pour bien des gens, Capitaine Phlâm sonnait comme une plaisanterie. Quant à ses collègues, il feignait d’ignorer le surnom désobligeant dont ils l’affublaient dans son dos : « Capitaine Flemme ».
— Nous sommes ici pour mener une enquête rapide sur le décès de votre mère. C’est une procédure habituelle dans ce genre de situation. Nous espérons que vous voudrez bien coopérer afin que tout se passe vite et au mieux pour tout le monde.
Brice hocha la tête pour dire qu’il comprenait et ne demandait pas mieux que de coopérer. Les mots lui manquaient. Il lui semblait que s’il ouvrait la bouche il ne pourrait en sortir qu’un long hurlement de désespoir.
À ses pieds, Brutus avait fini par s’asseoir ; il regardait alternativement ces deux inconnus et son maître, paraissant évaluer la tension manifeste dégagée par le trio.
Avant de venir l’interroger, ils étaient passés jeter un coup d’œil au corps en même temps qu’à la pièce dans laquelle il se trouvait. Ils avaient noté que la table n’avait pas été débarrassée après le dîner. Elle était dressée pour deux personnes, ce qui laissait supposer que l’infirmière n’était pas seule en début de soirée et qu’il y avait peut-être eu un témoin d’un éventuel malaise, à moins que ce soit l’auteur d’un crime…
Il y avait quelque chose de glacial dans le comportement tout autant que dans le ton de Phlâm. Brice se demandait si c’était volontaire ou culturel ; toujours est-il qu’il éprouvait un sentiment de méfiance instinctif vis-à-vis de ce policier. Il comprenait d’emblée qu’il était suspect à ses yeux. Mais suspect de quoi, grand Dieu ?
— Selon le Service d’urgence, vous les avez contactés à 5 h 45 ce matin. C’est bien cela ?
— Oui, j’imagine. Enfin, je veux dire que je n’ai pas pensé à regarder ma montre. En tout cas, il était très tôt ce matin et en voyant la cuisine allumée, j’ai cru que ma mère m’attendait pour me passer un savon.
— C’était son habitude ?
— De me sermonner ? Non, pas vraiment, mais quand j’en avais besoin.
Phlâm le regarda dans les yeux. Brice ne put dissimuler ses pupilles dilatées. Tous deux savaient à quoi s’en tenir et ça ne plaidait pas en faveur du fils modèle.
— Où étiez-vous la nuit dernière ? demanda le commandant.
— Il y avait une Assemblée Générale à la fac de droit. J’y ai rejoint quelques potes. Ensuite, vers vingt-deux heures on est allés au Puerto Habana écouter de la bonne musique latino en buvant quelques shots de vieux rhum. On a fait la fermeture. Le patron pourra vous confirmer tout ça. On se connaît, c’est lui qui a offert Brutus à ma mère.
— Et la drogue ? Je doute que ce soit au Puerto que vous l’ayez consommée, intervint Ndiaye.
— Oh, juste un ou deux pétards entre la fac et la boîte. Et un autre en rentrant, minimisa Brice.
— Une chose me chiffonne, jeune homme, dit Phlâm d’un ton pensif. Cette nuit, le Puerto Habana a fermé ses portes à deux heures puisque nous n’étions pas samedi. Nous sommes ici à une vingtaine de minutes de marche de la boîte, or il vous a fallu près de quatre heures pour rentrer et découvrir le corps de votre mère. En tout cas si l’on s’en tient à votre première déclaration selon laquelle vous avez immédiatement appelé le 15.
— Je ne suis pas rentré tout de suite. Nous sommes allés au squat derrière la gare. On n’avait plus de shit… et là-bas, le copain d’un de mes potes nous a proposé de nous faire un rail… j’ai émergé à cinq heures et quart, le temps d’aller prendre un taxi en tête de station devant Matabiau et qu’il m’amène ici. Si vous voulez vérifier, c’était un véhicule de la société Capitole et le chauffeur un vieux bougon. Il m’a pris vingt euros en liquide mais je n’ai pas de reçu.
D’un bond élégant, Brutus sauta dans l’un des deux fauteuils de cuir qui flanquaient le canapé. Il s’y lova en posant sa tête sur l’accoudoir, tout en exhalant un profond soupir afin de signifier son agacement devant l’envahissement de son territoire par tous ces étrangers qui, de surcroît, embêtaient son maître. Ce manège était habituellement le sien lorsqu’il s’impatientait les soirs où il y avait un dîner organisé à la maison et que celui-ci s’éternisait, l’empêchant de pouvoir se coucher pour dormir tranquillement. En temps normal ce fauteuil lui était interdit à cause des longs poils blancs fins et soyeux qu’il semait partout sur son passage, mais il avait bien compris que sa maîtresse ne viendrait plus l’en déloger. Jeanne était morte, il était bien placé pour le savoir puisqu’il l’avait vue s’effondrer dans la cuisine, hier soir.
— Bien, nous vérifierons tout cela, bien entendu. Maintenant, j’aimerais que vous nous parliez du début de soirée et du moment où vous avez quitté la maison. Dans la cuisine, la table était mise pour deux et toute la vaisselle a été utilisée, j’en déduis que votre mère n’a pas dîné seule…
Brice confirma avoir pris son repas avec sa mère. Comme elle n’était pas de service cet après-midi-là, elle avait eu le temps de cuisiner. D’ordinaire, c’était plutôt pizza ou surgelé à la maison. Là, elle s’était lancée dans la confection de migas qui avaient embaumé toute la maison : l’ail, la longanisse, la poitrine fumée, les sardines grillées et la semoule séchée juste à point en la tournant délicatement dans la grande poêle à paella jusqu’au moment de servir. C’était un plat qu’elle avait rapporté du Maroc où elle avait vécu quelques années avec son mari qui s’y était engagé au titre de la coopération, en tant qu’enseignant. Quand elle en faisait, elle disait invariablement : « preuve que tout n’était pas si mauvais dans ce séjour marocain ! » Et c’était la seule allusion qu’elle faisait à son ex-mari, duquel elle avait divorcé lorsque Brice avait cinq ans et sa sœur onze. Son père était un étranger pour lui et c’était réciproque.
— Vous avez une sœur ? Où est-elle ? demanda Phlâm.
— Elle vit à Montpellier où elle fait ses études d’infirmière. Le plan était que ma mère prenne sa retraite lorsqu’elle serait diplômée afin de lui transmettre sa clientèle.
— Pourquoi être partie si loin, il y a de bonnes écoles d’infirmières à Toulouse, non ?
— Nathalie voulait se rapprocher de son père, avec qui elle a des atomes crochus. Je crois qu’elle avait un désir d’indépendance et n’imaginait pas avoir notre mère sur le dos tous les soirs pour revivre sa journée de cours.
— Et votre père ?
— Il ne m’intéresse pas, il vous faudrait demander à ma sœur. Pour ce que j’en sais, il est actuellement coincé entre sa cinquième femme et sa quarante-troisième maîtresse… Enfin, pour ce qui est des maîtresses, le compte n’est sans doute qu’une estimation basse, dit le jeune homme dans un sourire où perçait un peu de tristesse. Peut-être la nostalgie d’avoir moins compté pour ce père que le premier jupon venu.
Poursuivant son récit du début de soirée, il expliqua qu’ils avaient dîné tôt en raison du rendez-vous fixé avec ses amis pour assister à l’AG. Le repas avait été détendu, ils n’avaient échangé que des banalités familiales. Après le dessert – elle était passée acheter des Cornes de gazelles saupoudrées de sucre glace et des zlabias poisseuses de sirop au miel et à la fleur d’oranger chez Fathia – il lui avait proposé de l’aider à débarrasser la table et faire la vaisselle, mais elle lui avait répondu qu’elle préférait s’en occuper toute seule. « La graine des migas c’est comme les poils de Brutus, tu as beau faire attention, ça s’infiltre partout ! » avait-elle dit en riant.
— Voilà, j’ai enfilé mon blouson et je suis parti. Nous nous sommes quittés sur un rire et je l’ai retrouvée morte quelques heures plus tard. Comment une telle horreur a-t-elle pu se produire ? Et de quoi est-elle morte ? chuchota-t-il dans un sanglot étouffé.
— Nous sommes précisément là pour répondre à ces deux questions. Le Médecin du Samu n’a pas pu déterminer avec certitude la cause du décès. D’après ce que vous lui avez dit et après avoir regardé le dossier pharmaceutique sur sa carte Vital, votre mère ne semblait pas avoir de pathologie particulière ni de traitement en cours. Une hypothèse probable est la rupture d’anévrisme, mais seule une autopsie en apportera la certitude. D’autre part, nous sommes intrigués par une trace d’injection au niveau de l’épaule gauche. Votre mère était-elle droitière comme la majorité des gens ?
— Oui, sans aucun doute.
— Elle aurait donc pu se faire cette injection elle-même. Espérons que l’autopsie permettra de déterminer la nature du produit injecté. Quoi qu’il en soit, comme nous n’avons pas retrouvé de seringue à côté du corps, ni dans la poubelle de la cuisine, je pense que l’hypothèse d’un suicide est à exclure. Qu’en pensez-vous ?
— Maman ne se serait jamais donné la mort, ce n’était pas dans sa philosophie. C’était une battante et elle avait vu tellement de miracles chez ses patients que même atteinte d’une maladie compliquée elle aurait fait face, j’en suis persuadé. Et puis, elle n’aurait pas pu nous abandonner comme ça, c’est inconcevable ! s’écria Brice, au bord de la crise de nerfs. Parler de suicide lui semblait plus grave que tous les soupçons dont il faisait l’objet depuis tout à l’heure.
— Si la mort n’est pas naturelle, alors il ne peut s’agir que de l’intervention d’un proche, martela Phlâm. Il n’y a pas eu d’effraction, le cabinet infirmier est en ordre, et vous nous avez certifié avoir trouvé la porte verrouillée en rentrant…
— Oui, c’est moi qui l’avais fermée à double tour en sortant.
*
Cela dura encore une éternité. La Scientifique vint faire des photographies et des prélèvements, un légiste procéda à un premier examen avant de faire emporter le corps. On avait enfermé Brutus dans le salon d’attente et on l’entendait tantôt grogner, tantôt gémir. Brice était ballotté de l’un à l’autre, répondant à de nouvelles questions ou confirmant les réponses qu’il avait déjà fournies. C’était un cauchemar éveillé. Il espérait que les effets de la cocaïne se dissipant totalement il retrouverait les choses dans l’état où il les avait laissées la veille en quittant la maison. Sa mère lui passerait un énorme savon pour avoir découché et tout reprendrait son cours normal.
— Il faudrait que je prévienne ma sœur, dit Brice. Et puis, nous allons devoir nous occuper de l’enterrement. Quand nous rendrez-vous le corps ?
— Nous allons nous occuper de votre sœur, répondit Ndiaye en lui tendant son calepin et son stylo. Notez-nous son numéro de portable et son adresse. Tant que vous y serez, notez également les coordonnées de votre père, si vous les avez. Nous allons envoyer des collègues de Montpellier prévenir chacun d’eux.
Ce qu’il ne disait pas, mais que Brice comprit néanmoins, c’est que ce serait une façon de voir leur réaction et de leur demander leur alibi. Montpellier n’étant pas si loin de Toulouse, un aller-retour entre la soirée et la nuit n’était pas impossible. Le jeune homme sourit intérieurement à cette pensée qui avait quelque chose de rassurant pour lui ; tout d’un coup il n’était plus le seul suspect d’un crime dont on n’était pas certain qu’il ait bien eu lieu.
— Qui d’autre possède les clefs de la maison, s’enquit soudain Phlâm.
— Les deux associées de ma mère. Elles vont et viennent ici en fonction de leurs jours et heures de service. Tout le stock de seringues, aiguilles, gants, masques, coton, alcool etc. se trouve dans le cabinet.
— Nous n’avons vu personne encore, ce matin…
— C’est parce que Charlotte est passée hier à dix-neuf heures. Elle commençait tôt ce matin avec des toilettes chez des grabataires et des prélèvements sanguins à porter au laboratoire avant dix heures afin d’avoir les résultats en début d’après-midi. Un jour normal, c’est elle qui aurait trouvé maman, moi j’aurais été profondément endormi au premier, ne put-il s’empêcher d’ajouter comme un regret.
— Nous allons devoir faire venir ici les deux collègues de votre mère afin qu’elles fassent l’inventaire du stock de médicaments, notamment au niveau de la morphine et des opiacés. Il faudrait aussi que vous trouviez quelqu’un pour s’occuper de votre chien.
— Vous m’arrêtez ?
— Non, mais nous allons vous demander de nous suivre au commissariat afin que nous tapions votre déposition et vous la fassions signer. D’autre part, je vous conseille de prendre quelques affaires dans un sac de voyage et de trouver un point de chute pour les prochaines soixante-douze heures. Nous allons geler les lieux et apposer les scellés au cas où l’autopsie conclurait à une mort non naturelle.
Toutes ces précisions étaient données sur un ton monocorde, comme on récite une leçon fastidieuse. C’était la procédure, elle avait nécessairement quelque chose de violent pour les familles, mais c’était aussi une façon de les protéger si elle n’avait rien à se reprocher.
— Nous allons tout faire pour accélérer l’autopsie, mais nous sommes samedi matin et je ne peux pas garantir que nous auront les résultats avant lundi. Nous ne sommes malheureusement pas dans une série télévisée, ça va toujours moins vite et avec moins de moyens dans la vraie vie…
Brutus casé chez la voisine, qui avait l’habitude de le garder de temps à autre, Brice fut installé à l’arrière du véhicule banalisé pour lui éviter la honte d’être embarqué dans le fourgon tricolore comme un suspect. Pour l’instant il n’était que témoin, mais ça pouvait sans doute basculer très vite. Malgré lui, il ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine crainte.
*
Brice ralluma son téléphone portable en sortant du commissariat central. Il n’était pas loin de quatorze heures et il commençait à avoir une faim de loup. On lui avait bien offert un café et une barre chocolatée pris l’un et l’autre aux distributeurs de la salle de repos, ça lui avait plutôt ouvert l’appétit que calmé ses crampes d’estomac.
Pendant ce long temps de déconnexion, de nombreux messages étaient arrivés, SMS, mails, messages vocaux ou « conversations » WhatsApp. Il fit défiler tout cela pour voir qui étaient les expéditeurs afin de procéder à un tri par ordre d’urgence. Il effaça le message de son père sans même en prendre connaissance avant d’écouter celui de sa sœur. Celle-ci lui proposait de venir la rejoindre à Montpellier le temps que la maison restait inaccessible. C’était gentil autant qu’improbable. Il ne se voyait pas confiné dans un minuscule studio et obligé de partager le lit avec elle. D’autant moins que Nicolas, petit-copain du moment, ne céderait pas sa place sans rechigner. De plus, il avait bien compris qu’il valait mieux pour lui ne pas trop s’éloigner le temps de l’enquête.
Il appela Michaël, l’un des potes avec qui il avait passé la soirée et une grande partie de la nuit. Il le mit brièvement au fait de la situation, expliquant qu’à ce stade il n’avait donné aucun nom concernant les personnes qui se trouvaient avec lui la veille. De toute façon, les flics n’avaient pas semblé faire une fixation sur la consommation de stupéfiants lors de la soirée. Ils étaient visiblement plus intéressés par l’inventaire du cabinet de sa mère, afin de voir s’il n’avait pas tapé dans l’armoire à pharmacie pour son usage personnel ou un éventuel trafic. Il n’avait donc rien à craindre de ce côté-là. Comme il l’avait espéré, Mika se fit un plaisir de l’accueillir. C’étaient des copains d’enfance et cela comptait pour eux.
Avant de se rendre chez Mika, Brice passa chez sa voisine pour embrasser Brutus et lui expliquer la situation. Le chien lui lécha longuement le visage en poussant de petits gémissements sporadiques dans lesquels se mêlaient la joie des retrouvailles et le désespoir de la séparation qui s’annonçait. Quand le museau gémissait, la queue battait comme pour rassurer son maître en niant toute tristesse.
Ce fut le week-end le plus interminable de sa vie. Il se demandait s’il y aurait une fin à cette angoisse de l’attente. Nul n’avait eu besoin de lui faire un dessin ; il était suspecté d’avoir tué sa mère. Probablement en lui faisant une injection dans le bras. Poison ou bulle d’air dans une artère ?
Mika, qui s’efforçait de chahuter comme si de rien n’était, le rebaptisa Killer. Ce surnom devrait lui rester au sein de la bande qu’ils formaient avec quelques potes, garçons et filles confondus. Ce serait une blague d’initiés que ne pourraient jamais comprendre les nouveaux venus.
Brice pleurait sa mère silencieusement, presque timidement. Il n’avait jamais été très démonstratif. Cela remontait au départ de son père, qui l’avait laissé muet et aphasique durant des semaines, jusqu’à ce qu’il considère de luir-même avoir fait le tour du chagrin possible. Il avait ensuite vécu les gardes alternées comme un étranger. Son corps était là, entre sa sœur et leur père ; son esprit était ailleurs. Pas avec sa mère, qu’il accusait intérieurement d’abandon. Il lui en avait longtemps voulu de se plier au rituel de la passation de témoin entre elle et cet homme qu’il ne voulait plus connaître. Il s’était montré aussi odieux que les enfants peuvent l’être quand il s’agit de faire mal à ceux qu’ils aiment pourtant par-dessus tout. Jeanne ne lui en avait jamais voulu, une mère comprend tout.
Charlotte et Émilie lui avaient envoyé un mail commun afin de proposer leurs services, si sa sœur et lui le désiraient, pour régler toutes les démarches administratives et la préparation des obsèques. Il attendait un retour de Nathalie sur le sujet. Sans doute préfèrerait-elle s’en remettre à leur père, pour lui laisser une manière de se racheter ? Brice s’en moquait, la poussée d’adrénaline des premières heures une fois retombée, il restait sans réaction. Une seule chose importait dorénavant, que l’on trouve l’origine du décès et que cela le mette hors de cause.
La nouvelle arriva le lundi en milieux de matinée, sous la forme d’un appel téléphonique.
— Ici le Capitaine Phlâm. Je tenais à vous informer de la clôture de l’enquête préliminaire. L’autopsie réalisée sur votre mère a conclu à une rupture d’anévrisme. Elle est morte sur le coup et n’a pas souffert. Vous pouvez d’ores et déjà regagner votre domicile et réclamer le corps auprès du service médico-légal du CHU de Rangueil.
Brice le remercia et allait raccrocher lorsqu’il se ravisa.
— Capitaine ! Juste une question… La trace de piqûre sur le bras, on sait ce que c’est ?
— Oui, les analyses ont démontré qu’elle venait d’être vaccinée contre la grippe. Sans doute s’est-elle fait l’injection elle-même dans la journée qui a précédé le décès. Les deux choses n’ayant aucun rapport par ailleurs.
Il y avait eu de vagues mots de condoléances de la part du policier, qui sonnaient comme de molles excuses pour l’avoir suspecté d’un meurtre qui n’avait pas eu lieu. C’était la loi, il n’y pouvait rien : avant 60 ans une mort subite est suspecte par principe, après cela entre dans les statistiques. Si l’anévrisme avait tenu quelques années de plus, Brice aurait profité de sa mère sans que quiconque s’avise de le suspecter de l’avoir tuée le jour venu.
Toulouse, 11 au 14 septembre 2020.
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