Cela aurait pu être une bonne journée. En tout cas, dès les premières heures elle s’était annoncée comme la plus belle depuis la sortie poussive de cet hiver interminable ; enfin le soleil semblait vouloir être au rendez-vous !
Tel était l’état d’esprit de Luc, ce matin-là, lorsqu’il vit le ciel bleu parfaitement dégagé en remontant le volet roulant de la cuisine afin de permettre au chat d’aller faire un tour dans le parc de la résidence.
Un coin de ciel bleu, un soleil timide dardant ses premiers rayons, et c’était une vague d’optimisme qui se levait en lui. Il avait trop souffert du manque de lumière de ces derniers mois. Le froid ne lui faisait rien, ni la neige, mais la grisaille et la pluie le prenaient à la gorge quand elles s’installaient trop longtemps.
Toutefois, cet élan euphorique fut coupé net dès qu’il alluma son téléphone portable, éteint pour la nuit, et prit connaissance du message qu’on lui avait laissé : oncle Georges était mort hier soir. Il ne s’y attendait pas. Plus exactement, sachant la chose inéluctable à plus ou moins brève échéance, il ne s’était pas imaginé que l’événement puisse être si proche.
Proches, le défunt et lui ne l’étaient pas particulièrement non plus. Georges était ce que l’on appelle un « oncle à la mode de Bretagne » – expression qui l’avait toujours ravi –, ce qui signifiait que celui-ci était le fils du cousin germain d’un de ses grands-parents. En l’occurrence de son grand-père paternel. La tristesse de la situation tenait moins au décès de cet homme de 76 ans qu’à la façon dont la maladie de Charcot avait réduit sa vie à néant en l’espace d’une poignée de mois. Savoir qu’il avait fini ainsi, ne parlant pratiquement plus, ne parvenant plus à déglutir et s’étouffant…
Il s’était préparé un premier expresso, qu’il avait bu à petites gorgées devant les images muettes d’une chaîne d’information en continu, préférant lire les titres du bandeau défilant en bas de l’écran, plutôt que d’entendre les commentaires affligeants, au français si peu correct, des présentateurs. Ensuite, il s’était douché et habillé pour partir au travail, avant de boire un second café tout en appelant le chat.
Mali était revenu presque immédiatement se frotter contre ses jambes. C’était un magnifique félin à la robe anthracite. « Alors, porte-malheur, où étais-tu ? » lui dit-il en lui caressant le dos tendrement. C’était un des rites du matin.
Après, il avait baissé le volet roulant en prenant soin de ne pas le descendre jusqu’en bas, afin que la lumière du jour puisse entrer dans la pièce. Il savait d’expérience que Mali passerait de longs moments à jouer avec le rayon lumineux qui semblait soulever la poussière ou au moins la mettre en évidence. Même passé dix ans, ce chat avait encore des petits moments de folie adolescente.
Puis il avait marché jusqu’à l’arrêt de bus, ce qui constituait la plus grande partie de son activité physique quotidienne. Il y avait eu, ensuite, le quart d’heure d’un trajet inconfortable, debout dans la cohue de l’heure de pointe, et la descente juste en face du bureau. Avant de pénétrer dans l’immeuble, il avait repensé à Georges, il y avait des décennies de cela, lui disant d’un air goguenard : « Alors te voici préposé aux écritures. Un nouveau rond-de-cuir ! » lorsqu’il lui avait fait part de sa toute récente embauche. De seize ans son aîné, Georges avait toujours eu un esprit bohème qui ne s’accommodait guère des horaires fixes et des tâches répétitives. Quant à Luc, à quelques mois de la retraite, il se sentait pleinement satisfait de la vie rangée et sans histoire qu’il avait menée.
Ce fut une matinée de travail assez morne, manquant d’autant plus d’entrain qu’une grande partie de ses collègues n’avaient pu gagner leur poste en raison d’une nouvelle grève dans les transports. Il s’avisa qu’il avait eu de la chance d’avoir un bus, car il n’avait pas du tout anticipé que le contraire pût arriver. Pour être assidu et consciencieux, il n’en avait pas moins de telles nonchalances…
À midi, il rentra chez lui pour déjeuner ainsi qu’il l’avait toujours fait, à de rares exceptions près. Il n’aimait pas ces brasseries dans lesquelles ses collègues absorbaient à la va-vite un plat du jour sans plus d’imagination que de saveurs. Il pensait que les Français critiquent beaucoup la malbouffe des chaînes de restauration rapide, sans s’aviser que la qualité de leur propre restauration décline à vue d’œil ; tirer les prix vers le bas n’a jamais permis de tirer la qualité vers le haut ! Pour lui, la palme du crétinisme en restauration revenait sans doute à la tomate mozzarella : le plus souvent superposition de rondelles de tomate qui ne connaîtraient jamais la maturité et de tranches d’un fromage industriel insipide, le tout parsemé de feuilles de basilic qui n’avaient plus côtoyé leur plante depuis des jours. Trois ingrédients sans goût, arrosés d’une huile d’olive tout-venant, et décorés d’une incontournable coulure de vinaigre balsamique. Alors que le même plat, fait à la maison avec une tomate mûre, une mozzarella buffala, des feuilles de basilic cueillies juste au moment de servir et arrosé d’un filet d’une huile d’olive artisanale de grande qualité, pouvait être un pur régal !
Il avait été dégoûté des plats du jour au début des années quatre-vingt, quand la côte de porc semblait être sinon la mode la seule source d’inspiration des restaurateurs. Si encore ils avaient eu l’idée de la préparer différemment d’un jour à l’autre et d’un établissement à l’autre ! Mais c’était toujours le même bout de viande poêlé, baignant dans un jus où se mêlaient un reste d’huile de cuisson et l’eau rendue par une viande qui n’avait que trop connu les hormones de croissances. Phénomène plus spectaculaire encore lorsqu’on s’avisait de jeter une escalope de veau dans une poêle… croissance à l’étable, décroissance à la cuisson.
Alors Luc avait décidé de se mettre à cuisiner davantage ; tâtonnant un peu au départ, il avait fini par prendre de l’assurance. Cuisiner et manger sa cuisine étaient devenus deux grands plaisirs dans sa vie. Ceci, on pouvait le remarquer au premier coup d’œil, car si sa grande taille avait pu faire illusion dans sa jeunesse, cacher son surpoids, à force d’entretenir celui-ci, il avait basculé dans une obésité morbide que rien ne dissimulait plus.
Ni les conseils de son médecin traitant, ni les adjurations de son cardiologue ne le décideraient à entamer un régime qu’il savait perdu d’avance. Il mourrait sans doute plus tôt, mais heureux. Se priver de tout, devenir maigre au point de devoir renouveler toute sa garde-robe et par la même occasion ne plus revoir la si gentille vendeuse du magasin spécialisé dans les grandes tailles ? Non merci !
Alors il mourrait seul et énorme. Si cela arrivait pendant la nuit, Mali resterait enfermé avec lui jusqu’à ce qu’on le découvre et si c’était trop long il n’aurait d’autre choix que de commencer à le dévorer pour survivre. Cette idée lui traversait parfois l’esprit, mais il la chassait aussi vite. Pourquoi se préoccuper de ces choses qui ne le concerneraient plus ? La mort n’était pas l’une de ses préoccupations, il n’y pensait que lorsque celle-ci le rattrapait en venant cueillir l’un de ses proches comme elle l’avait fait le matin même avec Oncle Georges.
Il avait mis de l’eau à bouillir dans une grande casserole, avait sorti et beurré un plat à œuf qui attendait maintenant sur le comptoir séparant la kitchenette de la pièce principale, à côté deux ramequins contenaient un reste de dés de jambon blanc qu’il n’avait pas utilisé dans le pâté de Pâques confectionné l’avant-veille, et une poignée de fromage râpé. Il avait mis le four à préchauffer sur la position Gril et tandis que cuiraient les pâtes, il jouerait avec Mali qui, pour l’instant, était allongé sur le meuble de la télévision et ne perdait pas un seul de ses gestes. Gratin de coquillettes au jambon, depuis combien de temps n’avait-il pas succombé à ce plaisir si simple qui remontait des brumes de l’enfance ?
Son téléphone portable avait sonné et il avait jeté un œil au numéro qui s’affichait. Son habitude était de filtrer les appels. Si c’était un numéro connu, il répondait ; si c’était un numéro inconnu ou commençant par 08 ou 09, il laissait basculer sur le répondeur car c’était à coup sûr du démarchage. En l’occurrence, le numéro commençait par 01 et il pensa que c’était sa sœur qui l’appelait de la région parisienne pour lui parler du décès d’Oncle Georges. Alors, il prit la communication et son petit monde tranquille bascula…
Tel était l’état d’esprit de Luc, ce matin-là, lorsqu’il vit le ciel bleu parfaitement dégagé en remontant le volet roulant de la cuisine afin de permettre au chat d’aller faire un tour dans le parc de la résidence.
Un coin de ciel bleu, un soleil timide dardant ses premiers rayons, et c’était une vague d’optimisme qui se levait en lui. Il avait trop souffert du manque de lumière de ces derniers mois. Le froid ne lui faisait rien, ni la neige, mais la grisaille et la pluie le prenaient à la gorge quand elles s’installaient trop longtemps.
Toutefois, cet élan euphorique fut coupé net dès qu’il alluma son téléphone portable, éteint pour la nuit, et prit connaissance du message qu’on lui avait laissé : oncle Georges était mort hier soir. Il ne s’y attendait pas. Plus exactement, sachant la chose inéluctable à plus ou moins brève échéance, il ne s’était pas imaginé que l’événement puisse être si proche.
Proches, le défunt et lui ne l’étaient pas particulièrement non plus. Georges était ce que l’on appelle un « oncle à la mode de Bretagne » – expression qui l’avait toujours ravi –, ce qui signifiait que celui-ci était le fils du cousin germain d’un de ses grands-parents. En l’occurrence de son grand-père paternel. La tristesse de la situation tenait moins au décès de cet homme de 76 ans qu’à la façon dont la maladie de Charcot avait réduit sa vie à néant en l’espace d’une poignée de mois. Savoir qu’il avait fini ainsi, ne parlant pratiquement plus, ne parvenant plus à déglutir et s’étouffant…
Il s’était préparé un premier expresso, qu’il avait bu à petites gorgées devant les images muettes d’une chaîne d’information en continu, préférant lire les titres du bandeau défilant en bas de l’écran, plutôt que d’entendre les commentaires affligeants, au français si peu correct, des présentateurs. Ensuite, il s’était douché et habillé pour partir au travail, avant de boire un second café tout en appelant le chat.
Mali était revenu presque immédiatement se frotter contre ses jambes. C’était un magnifique félin à la robe anthracite. « Alors, porte-malheur, où étais-tu ? » lui dit-il en lui caressant le dos tendrement. C’était un des rites du matin.
Après, il avait baissé le volet roulant en prenant soin de ne pas le descendre jusqu’en bas, afin que la lumière du jour puisse entrer dans la pièce. Il savait d’expérience que Mali passerait de longs moments à jouer avec le rayon lumineux qui semblait soulever la poussière ou au moins la mettre en évidence. Même passé dix ans, ce chat avait encore des petits moments de folie adolescente.
Puis il avait marché jusqu’à l’arrêt de bus, ce qui constituait la plus grande partie de son activité physique quotidienne. Il y avait eu, ensuite, le quart d’heure d’un trajet inconfortable, debout dans la cohue de l’heure de pointe, et la descente juste en face du bureau. Avant de pénétrer dans l’immeuble, il avait repensé à Georges, il y avait des décennies de cela, lui disant d’un air goguenard : « Alors te voici préposé aux écritures. Un nouveau rond-de-cuir ! » lorsqu’il lui avait fait part de sa toute récente embauche. De seize ans son aîné, Georges avait toujours eu un esprit bohème qui ne s’accommodait guère des horaires fixes et des tâches répétitives. Quant à Luc, à quelques mois de la retraite, il se sentait pleinement satisfait de la vie rangée et sans histoire qu’il avait menée.
Ce fut une matinée de travail assez morne, manquant d’autant plus d’entrain qu’une grande partie de ses collègues n’avaient pu gagner leur poste en raison d’une nouvelle grève dans les transports. Il s’avisa qu’il avait eu de la chance d’avoir un bus, car il n’avait pas du tout anticipé que le contraire pût arriver. Pour être assidu et consciencieux, il n’en avait pas moins de telles nonchalances…
À midi, il rentra chez lui pour déjeuner ainsi qu’il l’avait toujours fait, à de rares exceptions près. Il n’aimait pas ces brasseries dans lesquelles ses collègues absorbaient à la va-vite un plat du jour sans plus d’imagination que de saveurs. Il pensait que les Français critiquent beaucoup la malbouffe des chaînes de restauration rapide, sans s’aviser que la qualité de leur propre restauration décline à vue d’œil ; tirer les prix vers le bas n’a jamais permis de tirer la qualité vers le haut ! Pour lui, la palme du crétinisme en restauration revenait sans doute à la tomate mozzarella : le plus souvent superposition de rondelles de tomate qui ne connaîtraient jamais la maturité et de tranches d’un fromage industriel insipide, le tout parsemé de feuilles de basilic qui n’avaient plus côtoyé leur plante depuis des jours. Trois ingrédients sans goût, arrosés d’une huile d’olive tout-venant, et décorés d’une incontournable coulure de vinaigre balsamique. Alors que le même plat, fait à la maison avec une tomate mûre, une mozzarella buffala, des feuilles de basilic cueillies juste au moment de servir et arrosé d’un filet d’une huile d’olive artisanale de grande qualité, pouvait être un pur régal !
Il avait été dégoûté des plats du jour au début des années quatre-vingt, quand la côte de porc semblait être sinon la mode la seule source d’inspiration des restaurateurs. Si encore ils avaient eu l’idée de la préparer différemment d’un jour à l’autre et d’un établissement à l’autre ! Mais c’était toujours le même bout de viande poêlé, baignant dans un jus où se mêlaient un reste d’huile de cuisson et l’eau rendue par une viande qui n’avait que trop connu les hormones de croissances. Phénomène plus spectaculaire encore lorsqu’on s’avisait de jeter une escalope de veau dans une poêle… croissance à l’étable, décroissance à la cuisson.
Alors Luc avait décidé de se mettre à cuisiner davantage ; tâtonnant un peu au départ, il avait fini par prendre de l’assurance. Cuisiner et manger sa cuisine étaient devenus deux grands plaisirs dans sa vie. Ceci, on pouvait le remarquer au premier coup d’œil, car si sa grande taille avait pu faire illusion dans sa jeunesse, cacher son surpoids, à force d’entretenir celui-ci, il avait basculé dans une obésité morbide que rien ne dissimulait plus.
Ni les conseils de son médecin traitant, ni les adjurations de son cardiologue ne le décideraient à entamer un régime qu’il savait perdu d’avance. Il mourrait sans doute plus tôt, mais heureux. Se priver de tout, devenir maigre au point de devoir renouveler toute sa garde-robe et par la même occasion ne plus revoir la si gentille vendeuse du magasin spécialisé dans les grandes tailles ? Non merci !
Alors il mourrait seul et énorme. Si cela arrivait pendant la nuit, Mali resterait enfermé avec lui jusqu’à ce qu’on le découvre et si c’était trop long il n’aurait d’autre choix que de commencer à le dévorer pour survivre. Cette idée lui traversait parfois l’esprit, mais il la chassait aussi vite. Pourquoi se préoccuper de ces choses qui ne le concerneraient plus ? La mort n’était pas l’une de ses préoccupations, il n’y pensait que lorsque celle-ci le rattrapait en venant cueillir l’un de ses proches comme elle l’avait fait le matin même avec Oncle Georges.
Il avait mis de l’eau à bouillir dans une grande casserole, avait sorti et beurré un plat à œuf qui attendait maintenant sur le comptoir séparant la kitchenette de la pièce principale, à côté deux ramequins contenaient un reste de dés de jambon blanc qu’il n’avait pas utilisé dans le pâté de Pâques confectionné l’avant-veille, et une poignée de fromage râpé. Il avait mis le four à préchauffer sur la position Gril et tandis que cuiraient les pâtes, il jouerait avec Mali qui, pour l’instant, était allongé sur le meuble de la télévision et ne perdait pas un seul de ses gestes. Gratin de coquillettes au jambon, depuis combien de temps n’avait-il pas succombé à ce plaisir si simple qui remontait des brumes de l’enfance ?
Son téléphone portable avait sonné et il avait jeté un œil au numéro qui s’affichait. Son habitude était de filtrer les appels. Si c’était un numéro connu, il répondait ; si c’était un numéro inconnu ou commençant par 08 ou 09, il laissait basculer sur le répondeur car c’était à coup sûr du démarchage. En l’occurrence, le numéro commençait par 01 et il pensa que c’était sa sœur qui l’appelait de la région parisienne pour lui parler du décès d’Oncle Georges. Alors, il prit la communication et son petit monde tranquille bascula…
*
Plus qu’un quart d’heure et le commissariat ouvrirait ses portes. Il était assis sur la margelle du petit espace vert étriqué qui tentait de donner un air paysager à un bâtiment hideusement moderne, construit de matériaux si peu nobles que l’ensemble avait senti la ruine avant même son inauguration. Dans ce monde pressé, il n’est pas rare que la vétusté advienne avant la modernité, dès lors que l’Homme semble considérer que plus rien n’est fait pour durer ; que l’essentiel est de produire des choses ou des biens usuels dont il faut tirer parti très vite et se dessaisir aussitôt. Le mariage lui-même a fini par suivre la même loi du marché ; l’engagement dans la durée, que l’on parle d’un couple, d’une location, d’un travail ou autres semblant devenu « has been » pour reprendre une expression qui ne l’est pas moins elle-même désormais.
Il était arrivé le premier, cela lui permettrait de ne pas perdre trop de temps avec cette démarche désagréable et imprévue. Comme son propre bureau était encore fermé, lui aussi, il n’avait pu prévenir personne de son retard. Peut-être ses collègues mettraient-ils celui-ci sur le compte de la grève ? Cet impondérable le contrariait, comme tout ce qui venait perturber son petit train-train quotidien, mais il fallait bien en passer par là. Pas le choix !
Enfin, la porte s’ouvrait et un jeune agent lui faisait signe d’entrer. Il referma la porte derrière lui, au nez des autres, lui fit écarter les bras et passa sur lui un détecteur de métaux en forme de batte de cricket comme il avait pu en voir dans les aéroports. Il lui demanda ensuite d’éteindre son téléphone portable et lui désigna une poignée de sièges répartis dans une encoignure de l’étroite pièce qui servait de lieu d’accueil, avant de faire entrer les autres personnes, une à une, en répétant la même procédure.
Quand tout le monde fut installé, il rappela Luc et s’enquit de la raison de sa venue.
— Je souhaite déposer une main courante pour agression.
— On vous a volé quelque chose ?
— Non. C’est seulement une agression.
Et il raconta brièvement ce qui s’était produit, tandis que l’agent enregistrait son identité sur l’ordinateur disposé devant lui. À vrai dire, l’histoire ne semblait pas l’intéresser outre mesure. Son boulot était de dispatcher les arrivants, le reste ne le concernait pas. Il renvoya Luc à son siège inconfortable.
Après lui, ce fut un vieux monsieur qui venait se plaindre d’avoir été désabonné d’EDF au profit d’une autre compagnie sans qu’il ait jamais signé le moindre consentement. L’agent lui expliqua qu’il s’agissait d’un litige commercial dépendant du civil et l’orienta vers le tribunal d’instance. L’autre semblait désespéré de devoir aller si loin pour se faire entendre.
Il y eut ensuite une plainte pour le vol d’un téléphone portable. Luc ne cherchait pas à entendre, ne s’intéressait pas particulièrement à ce qui se disait autour de lui, mais l’espace était réduit et la confidentialité du même coup.
Il nota néanmoins que la quasi-totalité des visiteurs se montrait agacée, si ce n’est plus, par l’obligation d’éteindre les téléphones portables. Il se demandait la raison de cette mesure. Était-ce pour une question de tranquillité ou de confidentialité ? S’agissait-il d’éviter la fuite d’image ou de conversations dont des journalistes auraient pu faire leurs choux gras ? Avait-on peur que quelqu’un puisse filmer une hypothétique bavure ? À l’heure de la grande transparence absurde, le commissariat se présentait comme un lieu de résistance, si ce n’est d’obstruction.
Arrivé le premier devant la porte avant l’ouverture, Luc fut le dernier à passer. Sans doute la personne qui devait l’entendre n’était-elle pas encore arrivée et était-elle la seule à gérer ce genre de dossier ? Toujours est-il qu’il était 14 h 30 quand on l’introduisit dans son bureau.
C’était une femme. Presque le parfait sosie de Trudy Platt, le sergent à l’abord revêche néanmoins au grand cœur de la série Chicago Police Department, qui accompagnait ses fins de soirées insomniaques. Elle avait la même haute taille, le visage anguleux encadré de cheveux gris lui tombant sur les épaules et cette voix un peu cassante par principe pour asseoir son autorité et écarter les importuns. Cependant, le regard clair montrait une bienveillance attentive qui atténuait la raideur du personnage.
— Que vous arrive-t-il, Monsieur ? demanda-t-elle en saisissant la pièce d’identité qu’il avait conservé à la main.
Alors, Luc essaya de lui raconter de la façon la plus claire et concise possible la mésaventure qu’il avait eue à subir quelques heures plus tôt, au moment où il s’apprêtait à passer à table.
— Je reconnais ce que cette situation a de grotesque et que la police a des affaires autrement plus importantes à traiter, c’est pourquoi je ne veux pas porter plainte mais simplement déposer une main courante pour le cas où il y aurait des suites, dit-il en préambule.
— Je vous écoute, racontez-moi tout par le détail.
Il avait répondu à l’appel sur son portable en pensant qu’il s’agissait de sa sœur, venant lui donner des nouvelles concernant les obsèques de Georges. Or, il s’agissait d’un livreur lui demandant de venir chercher un colis.
Au premier abord, il crut que le livreur était perdu et ne trouvait pas la résidence car les explications de son correspondant étaient confuses ; il lui parlait du « bas de la colline », cela voulait-il dire qu’il s’était présenté à la mauvaise entrée, celle dont le portail était fermé en permanence ? L’autre finit par lui dire qu’il se trouvait devant le bâtiment.
Luc, qui habitait au rez-de-chaussée, avait quitté son appartement tout en parlant au téléphone, traversé le hall et gagné l’extérieur. Il vit venir à lui un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui lui tendait un petit colis plat qu’il aurait parfaitement pu glisser dans la boîte aux lettres ainsi que cela se pratiquait généralement pour les paquets de faible valeur marchande comme c’était le cas.
Se saisissant du paquet, il ne put s’empêcher de demander, un peu agacé restant cependant courtois : « Pourquoi m’avez-vous appelé au téléphone alors que vous étiez à deux pas de l’interphone ? »
Le livreur prit mal la chose, l’accusa d’être agressif et voulu reprendre le paquet que chacun tenait à une extrémité. Luc ne lâcha pas prise.
— Vous m’agressez ! Je reprends le colis et vous n’aurez qu’à aller le chercher au dépôt, rageait le livreur.
L’espace d’une fraction de seconde, Luc se raidit devant l’attitude de son adversaire, n’admettant pas qu’un blanc-bec puisse traiter ainsi un aîné ; dans le même temps qu’il s’imaginait avec horreur devoir faire un long périple avec deux changements de bus pour gagner la zone industrielle dans laquelle étaient regroupées les entreprises de messagerie.
— C’est parfaitement ridicule, dit-il. Vous me donnez mon colis, je vous signe le reçu et on en reste là.
Comme l’autre s’entêtait, il donna un petit coup de pression en tirant le paquet et s’en empara.
L’Officier de police judiciaire qui écoutait sa déposition prit un marqueur fluorescent qui traînait sur son bureau et le tendit dans sa direction.
— Vous avez eu tort, Monsieur. Il vous faut savoir que lorsque vous achetez un bien, même si vous l’avez déjà payé, vous n’en devenez propriétaire qu’au moment de la signature du bon de livraison. Ce paquet n’était donc pas à vous et vous n’aviez pas à vous en emparer.
— Je ne le savais pas, répondit-il. Et pour dire la vérité, mon intention n’était pas de commettre un délit mais de mettre fin à une situation ridicule. Je n’avais nullement agressé ce jeune homme et en l’occurrence, c’est son attitude à lui qui devenait parfaitement agressive.
La preuve de cette agressivité fut qu’il se retrouva à terre. À califourchon sur lui, le livreur tentait de lui arracher le paquet qu’il n’eut que le temps de glisser sous son dos tout en essayant de se dégager. Il prit soin de ne porter aucun coup et de se contenter de maîtriser son adversaire tout en criant à l’aide dans l’espoir qu’un locataire mettrait au moins le nez à la fenêtre et aurait l’idée d’appeler la police.
Cela sembla durer un temps infini. Aucun des deux ne voulant plus céder à ce stade car les choses étaient allées trop loin. Le livreur disait : « De toute façon, il faut que je scanne le code-barres et vous fasse signer. » Alors Luc arracha le morceau du carton sur lequel se trouvait le bon de livraison et le lui tendit. Il se doutait bien que s’il avait restitué le paquet, l’autre serait parti avec.
— Scannez, faites-moi signer et restons-en là, dit-il un peu essoufflé. La lutte n’était guère compatible avec sa corpulence !
Trudy Platt secouait la tête comme elle l’aurait fait pour réprimander un enfant. Son visage arborait une expression grave et sérieuse, cependant il y avait toujours cette petite lueur d’amusement dans le regard.
— Vous vous rendez compte que tout ceci aurait pu très mal tourner ? demanda-t-elle. Imaginez que ce soit lui qui soit tombé et vous sur lui… Enfin ! que s’est-il passé ensuite ?
Ensuite, le livreur avait compris qu’il n’aurait pas le dessus et était reparti vers sa camionnette en disant qu’il allait appeler la police, son employeur et la société de vente par correspondance afin qu’on le fasse mettre sur une liste noire et qu’il ne soit plus jamais livré.
— Faites ce que vous croyez devoir faire, ça ne m’intéresse pas.
Luc était rentré chez lui, où il avait déposé le paquet sur un guéridon. Il s’était alors avisé qu’il avait perdu sa montre dans l’échauffourée. Il ressortit donc pour aller la chercher.
Dehors, le livreur était toujours là, près de son véhicule, en grande conversation téléphonique.
Luc trouva sa montre. Elle n’avait pas trop souffert, si ce n’est que l’une des deux tiges de fixation du bracelet avait sauté. Il s’accroupit et tenta de la retrouver tandis que le jeune homme revenait vers lui et se plaquait contre la porte vitrée du hall afin de lui en barrer l’accès.
Luc ne retrouva pas la tige, se releva et chercha à rentrer chez lui. L’incident n’avait que trop duré.
— Je suis en ligne avec votre fournisseur, vous allez voir !
— Je verrai. De toute façon, il a mes coordonnées s’il veut me joindre.
Puis il mit ses deux grosses mains sur les épaules du gamin et le poussa gentiment sur le côté afin de rentrer chez lui.
— Je m’en fous, dit l’autre, j’ai un passe pour entrer.
— Eh bien, dans ce cas, je ne vois pas où est le problème…
Luc n’avait jamais eu d’enfant, mais la scène lui rappelait l’entêtement de ses neveux lorsqu’ils savaient qu’ils avaient tort, étaient allés trop loin et ne voulaient pas céder afin de ne pas déchoir à leurs propres yeux. Dieu merci, depuis ils avaient grandi et compris que reconnaître nos torts n’a rien d’une capitulation en rase campagne.
L’OPJ tapait sa déclaration, reformulait certaines phrases, lui demandant s’il était d’accord avec cette façon de présenter les choses. Notamment, elle réfuta le terme d’énergumène qu’il avait employé.
— J’ai bien conscience que cette histoire est totalement grotesque et que nous avions tort tous les deux. Je n’en aurais parlé à quiconque si les choses en étaient restées là, mais elles sont encore montées d’un cran.
Rentré chez lui, il avait ouvert le paquet qui contenait un étui de tablette en cuir fauve qu’il avait commandé afin de l’offrir à son filleul. L’objet était de toute beauté et parfaitement conforme à ce qu’il en attendait. Puis, comme cette histoire l’avait mis en retard, constatant qu’il n’avait plus le temps de déjeuner, il avait mis la vaisselle dans l’évier, éteint le four, jeté les pâtes qui avaient fait la colle dans la casserole, nettoyée la gazinière sur laquelle l’eau avait copieusement débordé.
C’est à ce moment-là qu’il avait entendu quatre grands coups de pied tirés dans sa porte, comme des penaltys surpuissants. Totalement incrédule, il lui avait alors fallu se résoudre à comprendre que l’autre était en train d’essayer de défoncer sa porte. Appeuré, Mali était allé se réfugier dans le jardin en passant par la fenêtre entrouverte.
— Il y a des dégâts, sur votre porte ?
— Non, elle est solide. Sinon, ce ne serait pas une simple main courante, mais une plainte que vous seriez en train de consigner… Toutefois, l’incident me semble avoir pris une tournure beaucoup plus grave et je tenais à en laisser trace au cas où il m’arriverait quelque chose prochainement.
— Bien sûr. Cependant, il faut que vous soyez conscient qu’il peut parfaitement porter plainte contre vous de son côté. Vous serez alors auditionné et cette main courante sera versée au dossier. Maintenant, ce sera parole contre parole, puisqu’il n’y a pas de témoin.
Luc espérait que l’on n’aurait pas à en arriver là. Tout ceci était déjà bien assez désagréable comme ça.
On lui fit signer deux exemplaires de la main courante, dont l’un resterait au commissariat et l’autre en sa possession, puis on le raccompagna jusqu’à la porte du bureau.
— Je ne vous dis pas à bientôt. En tout cas, je n’irai pas vous livrer un colis… dit le Sergent Platt avec un petit rire.
— Vous pourriez… J’en reçois en moyenne deux par semaine depuis des années et c’est la première fois qu’une telle chose arrive !
Il était arrivé le premier, cela lui permettrait de ne pas perdre trop de temps avec cette démarche désagréable et imprévue. Comme son propre bureau était encore fermé, lui aussi, il n’avait pu prévenir personne de son retard. Peut-être ses collègues mettraient-ils celui-ci sur le compte de la grève ? Cet impondérable le contrariait, comme tout ce qui venait perturber son petit train-train quotidien, mais il fallait bien en passer par là. Pas le choix !
Enfin, la porte s’ouvrait et un jeune agent lui faisait signe d’entrer. Il referma la porte derrière lui, au nez des autres, lui fit écarter les bras et passa sur lui un détecteur de métaux en forme de batte de cricket comme il avait pu en voir dans les aéroports. Il lui demanda ensuite d’éteindre son téléphone portable et lui désigna une poignée de sièges répartis dans une encoignure de l’étroite pièce qui servait de lieu d’accueil, avant de faire entrer les autres personnes, une à une, en répétant la même procédure.
Quand tout le monde fut installé, il rappela Luc et s’enquit de la raison de sa venue.
— Je souhaite déposer une main courante pour agression.
— On vous a volé quelque chose ?
— Non. C’est seulement une agression.
Et il raconta brièvement ce qui s’était produit, tandis que l’agent enregistrait son identité sur l’ordinateur disposé devant lui. À vrai dire, l’histoire ne semblait pas l’intéresser outre mesure. Son boulot était de dispatcher les arrivants, le reste ne le concernait pas. Il renvoya Luc à son siège inconfortable.
Après lui, ce fut un vieux monsieur qui venait se plaindre d’avoir été désabonné d’EDF au profit d’une autre compagnie sans qu’il ait jamais signé le moindre consentement. L’agent lui expliqua qu’il s’agissait d’un litige commercial dépendant du civil et l’orienta vers le tribunal d’instance. L’autre semblait désespéré de devoir aller si loin pour se faire entendre.
Il y eut ensuite une plainte pour le vol d’un téléphone portable. Luc ne cherchait pas à entendre, ne s’intéressait pas particulièrement à ce qui se disait autour de lui, mais l’espace était réduit et la confidentialité du même coup.
Il nota néanmoins que la quasi-totalité des visiteurs se montrait agacée, si ce n’est plus, par l’obligation d’éteindre les téléphones portables. Il se demandait la raison de cette mesure. Était-ce pour une question de tranquillité ou de confidentialité ? S’agissait-il d’éviter la fuite d’image ou de conversations dont des journalistes auraient pu faire leurs choux gras ? Avait-on peur que quelqu’un puisse filmer une hypothétique bavure ? À l’heure de la grande transparence absurde, le commissariat se présentait comme un lieu de résistance, si ce n’est d’obstruction.
Arrivé le premier devant la porte avant l’ouverture, Luc fut le dernier à passer. Sans doute la personne qui devait l’entendre n’était-elle pas encore arrivée et était-elle la seule à gérer ce genre de dossier ? Toujours est-il qu’il était 14 h 30 quand on l’introduisit dans son bureau.
C’était une femme. Presque le parfait sosie de Trudy Platt, le sergent à l’abord revêche néanmoins au grand cœur de la série Chicago Police Department, qui accompagnait ses fins de soirées insomniaques. Elle avait la même haute taille, le visage anguleux encadré de cheveux gris lui tombant sur les épaules et cette voix un peu cassante par principe pour asseoir son autorité et écarter les importuns. Cependant, le regard clair montrait une bienveillance attentive qui atténuait la raideur du personnage.
— Que vous arrive-t-il, Monsieur ? demanda-t-elle en saisissant la pièce d’identité qu’il avait conservé à la main.
Alors, Luc essaya de lui raconter de la façon la plus claire et concise possible la mésaventure qu’il avait eue à subir quelques heures plus tôt, au moment où il s’apprêtait à passer à table.
— Je reconnais ce que cette situation a de grotesque et que la police a des affaires autrement plus importantes à traiter, c’est pourquoi je ne veux pas porter plainte mais simplement déposer une main courante pour le cas où il y aurait des suites, dit-il en préambule.
— Je vous écoute, racontez-moi tout par le détail.
Il avait répondu à l’appel sur son portable en pensant qu’il s’agissait de sa sœur, venant lui donner des nouvelles concernant les obsèques de Georges. Or, il s’agissait d’un livreur lui demandant de venir chercher un colis.
Au premier abord, il crut que le livreur était perdu et ne trouvait pas la résidence car les explications de son correspondant étaient confuses ; il lui parlait du « bas de la colline », cela voulait-il dire qu’il s’était présenté à la mauvaise entrée, celle dont le portail était fermé en permanence ? L’autre finit par lui dire qu’il se trouvait devant le bâtiment.
Luc, qui habitait au rez-de-chaussée, avait quitté son appartement tout en parlant au téléphone, traversé le hall et gagné l’extérieur. Il vit venir à lui un jeune homme d’une vingtaine d’années, qui lui tendait un petit colis plat qu’il aurait parfaitement pu glisser dans la boîte aux lettres ainsi que cela se pratiquait généralement pour les paquets de faible valeur marchande comme c’était le cas.
Se saisissant du paquet, il ne put s’empêcher de demander, un peu agacé restant cependant courtois : « Pourquoi m’avez-vous appelé au téléphone alors que vous étiez à deux pas de l’interphone ? »
Le livreur prit mal la chose, l’accusa d’être agressif et voulu reprendre le paquet que chacun tenait à une extrémité. Luc ne lâcha pas prise.
— Vous m’agressez ! Je reprends le colis et vous n’aurez qu’à aller le chercher au dépôt, rageait le livreur.
L’espace d’une fraction de seconde, Luc se raidit devant l’attitude de son adversaire, n’admettant pas qu’un blanc-bec puisse traiter ainsi un aîné ; dans le même temps qu’il s’imaginait avec horreur devoir faire un long périple avec deux changements de bus pour gagner la zone industrielle dans laquelle étaient regroupées les entreprises de messagerie.
— C’est parfaitement ridicule, dit-il. Vous me donnez mon colis, je vous signe le reçu et on en reste là.
Comme l’autre s’entêtait, il donna un petit coup de pression en tirant le paquet et s’en empara.
L’Officier de police judiciaire qui écoutait sa déposition prit un marqueur fluorescent qui traînait sur son bureau et le tendit dans sa direction.
— Vous avez eu tort, Monsieur. Il vous faut savoir que lorsque vous achetez un bien, même si vous l’avez déjà payé, vous n’en devenez propriétaire qu’au moment de la signature du bon de livraison. Ce paquet n’était donc pas à vous et vous n’aviez pas à vous en emparer.
— Je ne le savais pas, répondit-il. Et pour dire la vérité, mon intention n’était pas de commettre un délit mais de mettre fin à une situation ridicule. Je n’avais nullement agressé ce jeune homme et en l’occurrence, c’est son attitude à lui qui devenait parfaitement agressive.
La preuve de cette agressivité fut qu’il se retrouva à terre. À califourchon sur lui, le livreur tentait de lui arracher le paquet qu’il n’eut que le temps de glisser sous son dos tout en essayant de se dégager. Il prit soin de ne porter aucun coup et de se contenter de maîtriser son adversaire tout en criant à l’aide dans l’espoir qu’un locataire mettrait au moins le nez à la fenêtre et aurait l’idée d’appeler la police.
Cela sembla durer un temps infini. Aucun des deux ne voulant plus céder à ce stade car les choses étaient allées trop loin. Le livreur disait : « De toute façon, il faut que je scanne le code-barres et vous fasse signer. » Alors Luc arracha le morceau du carton sur lequel se trouvait le bon de livraison et le lui tendit. Il se doutait bien que s’il avait restitué le paquet, l’autre serait parti avec.
— Scannez, faites-moi signer et restons-en là, dit-il un peu essoufflé. La lutte n’était guère compatible avec sa corpulence !
Trudy Platt secouait la tête comme elle l’aurait fait pour réprimander un enfant. Son visage arborait une expression grave et sérieuse, cependant il y avait toujours cette petite lueur d’amusement dans le regard.
— Vous vous rendez compte que tout ceci aurait pu très mal tourner ? demanda-t-elle. Imaginez que ce soit lui qui soit tombé et vous sur lui… Enfin ! que s’est-il passé ensuite ?
Ensuite, le livreur avait compris qu’il n’aurait pas le dessus et était reparti vers sa camionnette en disant qu’il allait appeler la police, son employeur et la société de vente par correspondance afin qu’on le fasse mettre sur une liste noire et qu’il ne soit plus jamais livré.
— Faites ce que vous croyez devoir faire, ça ne m’intéresse pas.
Luc était rentré chez lui, où il avait déposé le paquet sur un guéridon. Il s’était alors avisé qu’il avait perdu sa montre dans l’échauffourée. Il ressortit donc pour aller la chercher.
Dehors, le livreur était toujours là, près de son véhicule, en grande conversation téléphonique.
Luc trouva sa montre. Elle n’avait pas trop souffert, si ce n’est que l’une des deux tiges de fixation du bracelet avait sauté. Il s’accroupit et tenta de la retrouver tandis que le jeune homme revenait vers lui et se plaquait contre la porte vitrée du hall afin de lui en barrer l’accès.
Luc ne retrouva pas la tige, se releva et chercha à rentrer chez lui. L’incident n’avait que trop duré.
— Je suis en ligne avec votre fournisseur, vous allez voir !
— Je verrai. De toute façon, il a mes coordonnées s’il veut me joindre.
Puis il mit ses deux grosses mains sur les épaules du gamin et le poussa gentiment sur le côté afin de rentrer chez lui.
— Je m’en fous, dit l’autre, j’ai un passe pour entrer.
— Eh bien, dans ce cas, je ne vois pas où est le problème…
Luc n’avait jamais eu d’enfant, mais la scène lui rappelait l’entêtement de ses neveux lorsqu’ils savaient qu’ils avaient tort, étaient allés trop loin et ne voulaient pas céder afin de ne pas déchoir à leurs propres yeux. Dieu merci, depuis ils avaient grandi et compris que reconnaître nos torts n’a rien d’une capitulation en rase campagne.
L’OPJ tapait sa déclaration, reformulait certaines phrases, lui demandant s’il était d’accord avec cette façon de présenter les choses. Notamment, elle réfuta le terme d’énergumène qu’il avait employé.
— J’ai bien conscience que cette histoire est totalement grotesque et que nous avions tort tous les deux. Je n’en aurais parlé à quiconque si les choses en étaient restées là, mais elles sont encore montées d’un cran.
Rentré chez lui, il avait ouvert le paquet qui contenait un étui de tablette en cuir fauve qu’il avait commandé afin de l’offrir à son filleul. L’objet était de toute beauté et parfaitement conforme à ce qu’il en attendait. Puis, comme cette histoire l’avait mis en retard, constatant qu’il n’avait plus le temps de déjeuner, il avait mis la vaisselle dans l’évier, éteint le four, jeté les pâtes qui avaient fait la colle dans la casserole, nettoyée la gazinière sur laquelle l’eau avait copieusement débordé.
C’est à ce moment-là qu’il avait entendu quatre grands coups de pied tirés dans sa porte, comme des penaltys surpuissants. Totalement incrédule, il lui avait alors fallu se résoudre à comprendre que l’autre était en train d’essayer de défoncer sa porte. Appeuré, Mali était allé se réfugier dans le jardin en passant par la fenêtre entrouverte.
— Il y a des dégâts, sur votre porte ?
— Non, elle est solide. Sinon, ce ne serait pas une simple main courante, mais une plainte que vous seriez en train de consigner… Toutefois, l’incident me semble avoir pris une tournure beaucoup plus grave et je tenais à en laisser trace au cas où il m’arriverait quelque chose prochainement.
— Bien sûr. Cependant, il faut que vous soyez conscient qu’il peut parfaitement porter plainte contre vous de son côté. Vous serez alors auditionné et cette main courante sera versée au dossier. Maintenant, ce sera parole contre parole, puisqu’il n’y a pas de témoin.
Luc espérait que l’on n’aurait pas à en arriver là. Tout ceci était déjà bien assez désagréable comme ça.
On lui fit signer deux exemplaires de la main courante, dont l’un resterait au commissariat et l’autre en sa possession, puis on le raccompagna jusqu’à la porte du bureau.
— Je ne vous dis pas à bientôt. En tout cas, je n’irai pas vous livrer un colis… dit le Sergent Platt avec un petit rire.
— Vous pourriez… J’en reçois en moyenne deux par semaine depuis des années et c’est la première fois qu’une telle chose arrive !
*
Une fois dans la rue, alors qu’il gagnait l’arrêt de bus pour partir au travail avec une heure et demie de retard, Luc jeta un coup d’œil sur le document qu’on lui avait remis.
Il fut intrigué par l’objet retenu pour sa déclaration : « Litiges commerciaux ». Cela lui sembla un peu mou, mais il se souvint de l’explication donnée au vieux monsieur à qui l’on avait changé de fournisseur d’électricité sans son consentement : les litiges commerciaux relèvent du civil et du Tribunal d’instance. Cette affaire ne ferait donc l’objet d’aucune enquête et n’entrerait pas davantage dans les statistiques de la violence urbaine, le Ministre serait content et pourrait se féliciter de la tranquillité de ses compatriotes.
Il fut effaré en constatant que sa déclaration portait le numéro 49712, pour l’année en cours, alors que celle-ci n’avait pas encore atteint les cent jours ! Cela faisait pratiquement cinq cents mains courantes quotidiennement sur la ville.
Chaque jour, il se félicitait de ne pas posséder de véhicule, car il voyait la violence augmenter de façon considérable entre les automobilistes lorsqu’il était dans le bus. Il avait l’impression que les gens se supportent de moins en moins, qu’ils vivent les uns à côté des autres, chacun suivant sa propre voie, sa seule pensée, sans se préoccuper de ce et ceux qui l’entourent. Le monde était devenu totalement individualiste, peut-être même autiste.
Le fait que personne ne soit sorti pour voir ce qui se passait, lorsqu’il avait crié à l’aide, n’en était-il pas une preuve suffisante ?
Avant de se rendre au commissariat de police, il avait appelé la plateforme de vente sur Internet afin de les informer de ce qui venait de se passer. En tant que fournisseur, il était évident qu’ils avaient une responsabilité dans le choix de l’entreprise de livraison. La personne qui prit son appel l’assura que le service des réclamations le rappellerait, mais il ne se faisait guère d’illusion sur la chose. Une rapide recherche sur la toile lui avait appris que de tels incidents sont quasi-quotidiens et que la politique de la multinationale est de faire l’autruche. Sans doute n’a-t-elle d’autre choix car les sociétés de livraisons ne sont pas si nombreuses et l’on a vite fait d’en faire le tour pour se retrouver au point de départ.
Il gagna son bureau en essayant de penser à tout autre chose. En rentrant, il envelopperait son cadeau pour Loïc afin de pouvoir le lui remettre dans deux jours, lorsque celui-ci viendrait lui rendre visite et déjeuner avec lui. Il lui avait demandé de lui préparer une blanquette à l’ancienne car nul ne la faisait mieux que lui… Allons, les choses allaient retrouver leur rythme loin des pugilats de cour de récréation.
En rentrant ce soir, il verrait bien si sa porte était toujours intacte ou si l’autre était revenu s’y attaquer. Pourquoi avait-il fait cela ? Sans doute parce que son patron, à qui il avait téléphoné, lui avait donné tort. Il fallait qu’il eût à affronter une nouvelle contrariété pour soudain monter de plusieurs crans dans sa violence.
Luc n’avait pas peur, il était simplement contrarié. Ce n’était pas quelqu’un de violent, même enfant il n’avait jamais été bagarreur. S’était-il seulement battu une fois avec ses petits camarades, même « pour faire semblant » comme ils disaient à l’époque ? Non, en tout cas, pas qu’il s’en souvienne.
Comme le disaient les derniers mots de sa déclaration, formule juridique consacrée, s’il avait raconté cette histoire c’était « à toute fin. »
Il fut intrigué par l’objet retenu pour sa déclaration : « Litiges commerciaux ». Cela lui sembla un peu mou, mais il se souvint de l’explication donnée au vieux monsieur à qui l’on avait changé de fournisseur d’électricité sans son consentement : les litiges commerciaux relèvent du civil et du Tribunal d’instance. Cette affaire ne ferait donc l’objet d’aucune enquête et n’entrerait pas davantage dans les statistiques de la violence urbaine, le Ministre serait content et pourrait se féliciter de la tranquillité de ses compatriotes.
Il fut effaré en constatant que sa déclaration portait le numéro 49712, pour l’année en cours, alors que celle-ci n’avait pas encore atteint les cent jours ! Cela faisait pratiquement cinq cents mains courantes quotidiennement sur la ville.
Chaque jour, il se félicitait de ne pas posséder de véhicule, car il voyait la violence augmenter de façon considérable entre les automobilistes lorsqu’il était dans le bus. Il avait l’impression que les gens se supportent de moins en moins, qu’ils vivent les uns à côté des autres, chacun suivant sa propre voie, sa seule pensée, sans se préoccuper de ce et ceux qui l’entourent. Le monde était devenu totalement individualiste, peut-être même autiste.
Le fait que personne ne soit sorti pour voir ce qui se passait, lorsqu’il avait crié à l’aide, n’en était-il pas une preuve suffisante ?
Avant de se rendre au commissariat de police, il avait appelé la plateforme de vente sur Internet afin de les informer de ce qui venait de se passer. En tant que fournisseur, il était évident qu’ils avaient une responsabilité dans le choix de l’entreprise de livraison. La personne qui prit son appel l’assura que le service des réclamations le rappellerait, mais il ne se faisait guère d’illusion sur la chose. Une rapide recherche sur la toile lui avait appris que de tels incidents sont quasi-quotidiens et que la politique de la multinationale est de faire l’autruche. Sans doute n’a-t-elle d’autre choix car les sociétés de livraisons ne sont pas si nombreuses et l’on a vite fait d’en faire le tour pour se retrouver au point de départ.
Il gagna son bureau en essayant de penser à tout autre chose. En rentrant, il envelopperait son cadeau pour Loïc afin de pouvoir le lui remettre dans deux jours, lorsque celui-ci viendrait lui rendre visite et déjeuner avec lui. Il lui avait demandé de lui préparer une blanquette à l’ancienne car nul ne la faisait mieux que lui… Allons, les choses allaient retrouver leur rythme loin des pugilats de cour de récréation.
En rentrant ce soir, il verrait bien si sa porte était toujours intacte ou si l’autre était revenu s’y attaquer. Pourquoi avait-il fait cela ? Sans doute parce que son patron, à qui il avait téléphoné, lui avait donné tort. Il fallait qu’il eût à affronter une nouvelle contrariété pour soudain monter de plusieurs crans dans sa violence.
Luc n’avait pas peur, il était simplement contrarié. Ce n’était pas quelqu’un de violent, même enfant il n’avait jamais été bagarreur. S’était-il seulement battu une fois avec ses petits camarades, même « pour faire semblant » comme ils disaient à l’époque ? Non, en tout cas, pas qu’il s’en souvienne.
Comme le disaient les derniers mots de sa déclaration, formule juridique consacrée, s’il avait raconté cette histoire c’était « à toute fin. »
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